Et maintenant la Banque mondiale

Toutes les grandes institutions internationales vont y passer, la cible prioritaire actuelle étant une entente souhaitée à la COP21 à Paris en décembre 2015; préalable à la réflexion, toutes insistent et insisteront sur le maintien de la croissance économique que toutes sentent pourtant menacée. Depuis deux ans, sous le titre Baissons la chaleur, la Banque mondiale est intervenue avec trois rapports sur les incidences des changements climatiques sur l’agriculture et la production de nourriture pour l’humanité. DSC00378Le président du Groupe de la Banque mondiale, Jim Yong Kim, en semble même un peu ébranlé, selon un article récent dans Le Devoir venant de l’Agence France-Presse (AFP). Selon l’AFP, Kim «appelle les pays à s’extraire des stratégies de croissance économique «intenables» tout en assurant qu’ils n’auront pas à renoncer à leur expansion et à leur développement, comme le redoutent certains grands pays émergents».

Je ne trouve nulle part dans les trois rapports une référence à une stratégie de croissance «intenable», mais on apprend qu’une «croissance peu durable» serait en cause en explication de nos problèmes. Dans le troisième rapport de la Banque, paru tout récemment, Kim soutient dans l’Avant-Propos, suivant l’ensemble des dirigeants, qu’il nous faut une économie et une croissance (plus) vertes qui doivent prendre leur place dans l’immédiat:

De plus en plus de voix soutiennent qu’il est possible d’assurer une croissance plus verte qui ne soit pas nécessairement plus lente. Nous savons aujourd’hui que des actions immédiates sont nécessaires pour faire face au changement climatique, mais elles ne doivent pas s’accomplir au détriment de la croissance économique. Nous avons besoin d’adopter des mesures intelligentes qui encouragent une transition vers des transports publics sobres en carbone; et la maîtrise de l’énergie dans les usines, les bâtiments et les équipements peut avoir des effets positifs aussi bien sur la croissance que sur l’environnement. (viii)

La première page du rapport fournit le lien de l’AFP:

Des mesures urgentes sont nécessaires pour aider les pays à s’adapter aux effets actuels du climat et aux conséquences inévitables d’un monde qui se réchauffe rapidement. Les avantages d’une action ferme et rapide en réponse au changement climatique, une action fondée sur des interventions peu polluantes et sobres en carbone, qui évite de s’enfermer dans des stratégies de croissance peu durables, dépassent largement les coûts envisagés. Bon nombre des pires effets prévisibles du changement climatique pourraient encore être évités en limitant le réchauffement à moins de 2°C. Mais c’est maintenant qu’il faut agir. (1)

En effet, ce qui est «intenable» est le type de croissance polluant et émetteur de beaucoup de carbone qui s’avère aux yeux de tout le monde (ou presque) «peu durable». Encore une fois, c’est «l’économie verte» qui se présente comme alternative.

Ce court texte introduit également un autre élément de la problématique, soit que même la cible d’un maximum de 2°C est mise en question par de plus en plus de scientifiques, devant l’emballement que l’on peut déjà percevoir. Ce constat est quand même surprenant, face au sous-titre du premier rapport d’il y a seulement deux ans: «Pourquoi il faut absolument éviter une élévation de 4°C de la température de la planète», en regardant celui du troisième: «Face à la nouvelle norme climatique » (le sous-titre du deuxième rapport: «Phénomènes climatiques extrêmes, impacts régionaux et plaidoyer en faveur de l’adaptation» semble suggérer l’échec…). La «nouvelle  norme» est de rester à moins de 2°C.

Le problème n’est pas les changements climatiques seuls

Ce n’est pas mon objectif de décrire ici toutes les menaces pour l’agriculture – et l’humanité – décrites en long et en large par les trois rapports (et nous pouvons nous attendre sûrement à une intervention de la FAO dans les prochains mois pour enfoncer le clou). Ce qui est frappant est l’insistance des rapports sur le «mission» de la Banque mondiale «d’éliminer la pauvreté extrême et de construire une prospérité partagée» (rapport 2, vii), discours traditionnel depuis longtemps mais inséré aujourd’hui dans l’urgence. De nombreux passages dans les rapports nous présentent pourtant l’échec de cette mission au fil des décennies, alors que maintenant il n’y a plus de marge de manoeuvre dans le temps (citations du troisième rapport).

La variabilité des ressources hydriques devrait amplifier les difficultés à concilier les besoins concurrents pour la production hydroélectrique et agricole, alors que la demande augmente de façon générale en raison des prévisions de croissance démographique et économique en Asie centrale. … De façon générale, il est prévu que la croissance démographique et économique s’accompagne d’une hausse de la demande d’énergie (16) …

Intervenir pour contrôler les émissions de GES devra se faire en même temps que nous faisons face à une croissance démographique, finalement jugée de façon négative lorsque nous tenons compte des défis des ressources hydriques et des besoins en énergie. Et en dépit de l’insistance sur la nécessité d’agir d’urgence et dans l’immédiat, les rapports ne peuvent que se résigner à des adaptations devant l’incapacité de relever les défis en maintenant la croissance économique.

Il faut tout mettre en œuvre pour diminuer aujourd’hui les émissions de gaz à effet de serre dans nos villes, nos modes d’utilisation des sols et nos systèmes énergétiques, et adopter des solutions propres et sobres en carbone. Des actions immédiates sont nécessaires pour faire face au changement climatique, mais elles ne doivent pas s’accomplir au détriment de la croissance économique. Des mesures doivent également être prises d’urgence pour aider les pays à renforcer leur résilience et à s’adapter aux effets du changement climatique qui se ressentent déjà aujourd’hui, et aux conséquences inévitables d’un monde qui se réchauffe rapidement sur les décennies à venir. (17)

C’est rare que ces interventions reconnaissent que l’effort de contrôler les émissions et ainsi éviter l’emballement du climat ne s’attaquent qu’à une seule des crises qui sévissent, crises qui sont interalliées mais qui ont leurs fondements distincts. La Banque mondiale semble le faire dans ces rapports. Comme l’indique le deuxième rapport:

Même en l’absence de tout changement climatique, la croissance démographique risque à elle seule à l’avenir d’exercer des pressions sur les ressources hydriques dans beaucoup de régions. Cependant, compte tenu de l’évolution prévue du climat, ces pressions pourraient augmenter sensiblement. (3)

Contraction/Convergence

Les rapports mettent l’accent, clairement et souvent, sur les plus démunis dans les différentes régions du globe, et on pourrait croire que l’insistance sur la croissance économique souhaitable se limiterait aux pays plus pauvres, là où les impacts les plus extrêmes sont prévisibles. Cela ne semble pas être l’orientation des rapports.

Reste que l’intérêt du récent rapport se trouve surtout dans le fait que des situations critiques pour lesquelles les solutions sont plus ou moins concevables se trouvent régulièrement présentées. L’irréalisme que j’attribue à l’ensemble des interventions récentes en vue de la COP21, tout comme à celles préparées pour la sommet de Rio+20 en 2012, se trouve ainsi presque reconnu. Ce n’est pas seulement celui face aux changements climatiques, par ailleurs, mais plus généralement, un effort jugé irréaliste devant les contraintes imposées par un ensemble de limites que nous dépassons.

L ‘accent mis par ces rapports sur des régions du globe où les pays pauvres posent d’énormes défis fait ressortir néanmoins l’importance de l’orientation de contraction/convergence, celle par laquelle (i) les pays riches reconnaîtront leur dépassement de la capacité de support et une obligation de réduire leur empreinte de façon radicale et (ii) les pays pauvres trouveront ainsi une marge de manoeuvre pour atteindre un niveau de développement acceptable pour leurs populations démunies. Cette orientation était fondamentale pour la Commission Brundtland, et a été reprise par l’IRIS dans son travail sur le budget carbone. Finalement, ce qui ressort des rapports, même si ce n’est pas nouveau, est que les causes des changements climatiques se trouvent dans les pays riches alors que les pires impacts se retrouvent partout dans les pays pauvres.

Une suite dans le prochain article, inspiré par les rapports de la Banque mondiale: «Austérité des pays riches, austérité des pays pauvres»

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3 Commentaires

  1. Phililppe Gauthier

    Votre texte est intéressant, mais il est si touffu et si nuancé que j’ai du mal à comprendre où vous voulez en venir, au juste. Voulez-vous souligner les faibles chances de succès des négociations de 2015? Le caractère insuffisant des propositions? Ou, au contraire, le côté inatteignable des objectifs? Ou insister sur l’impossible conciliation croissance-environnement?

    Vous semblez avoir une intuition à propos de tous ces documents internationaux – une tendance, un fil conducteur ou je ne sais quoi – mais je ne la saisis pas. Peut-être votre idée n’est-elle pas elle-même complètement fixée sur le sujet?

    • Voilà que j’ai réussi pour une fois à publier un texte plutôt court, mais il est touffu ! En effet, je dois bien reconnaître cette caractéristique de mes écrits…

      Réponse aux questions du premier paragraphe : tout cela ! Depuis plusieurs mois maintenant nombre de mes articles portent sur les interventions préparatoires à la COP21. Ils cherchent à montrer, en regardant un rapport volumineux après l’autre, que toutes les institutions internationales, tous les joueurs, (i) insistent sur le maintien de la croissance économique comme préalable à tout effort de contrôler les changements climatiques et (ii) n’arrivent pas dans ce cadre à concevoir des propositions capables de respecter le budget carbone calculé par le GIEC, budget qui nous permettrait de limiter la hausse de la température à 2°C. J’en conclus, mais non pas par intuition, à l’échec tout à fait prévisible de la COP21 en dépit des meilleurs efforts des dirigeants politiques et économiques.

      Dans le cas des rapports de la Banque mondiale mettant un accent sur les menaces pour l’agriculture, sujet de cet article, je note des indications – il me semble pour une première fois – que les auteurs reconnaissent non seulement ces menaces mais aussi la présence d’un ensemble de défis qui dépassent celui qui reçoit l’attention, l’emballement possible des changements climatiques. Entre autres, en plus de risques pour l’alimentation humaine, les rapports suggèrent que la croissance démographique est hors de contrôle et que l’approvisionnement en eau potable est sérieusement à risque. Les préparatifs pour la COP21 n’en tiennent presque pas compte, comme si le seul défi est le contrôle des changements climatiques.

      Nous verrons si le DDPP reconnaît l’échec de ses efforts en 2015 ou s’il trouve le moyen de contourner ce constat. Je suis convaincu de l’échec et j’essaie de porter mon attention sur les dérapages qui vont se présenter dans les préparatifs pour la conférence de Paris. L’entente entre la Chine et les États-Unis sur des réductions des émissions par les deux pays en constitue une première salve, les réductions n’ayant aucune commune mesure avec ce qui serait requis pour respecter le budget carbone. Il me semble que la mise en lumière de ces dérapages permettrait d’obtenir la reconnaissance par la population, par les groupes, que nous devons réorienter nos efforts.

      Voilà le sujet que je ne prétends pas maîtriser : comment nous réorienter en préparation pour les effondrements qui, je crois, arrivent. Je ne vois strictement personne qui s’y prépare… Je reviens sur ce thème en prenant un autre biais dans mon prochain article, une analyse (probablement touffue aussi) des interventions – même de la gauche – face aux programmes d’austérité.

  2. Phililppe Gauthier

    Oui, résumé comme ça, c’est clair et je vous suis à 100%.

    Pour ce qui est de la préparation à l’effondrement, il me semble que la logique du système est non seulement d’éviter d’y penser, mais aussi de nuire aux efforts de ceux qui voudraient y songer et faire quelque chose. Notre système économique ne veut surtout pas que les gens soient plus autonomes.

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