Brasser la cage (2) – «l’austérité joyeuse»

Les cinq chantiers proposés par l’IRIS dans son récent livre s’insèrent dans une vision d’une société où l’économie est «l’ensemble des activités socialement utiles et [dont] l’articulation doit être pensée sur le plan collectif» (p.18). Les auteures ne fournissent pas de référence pour cette vue de l’économie, mais ce qui est clair est qu’elle est plutôt incompatible avec la vision de l’économie néoclassique. Ces chantiers fournissent en fait quelques fondements d’une nouvelle société et non, comme elles veulent, la nôtre adaptée pour en prendre compte, adaptation qui se montre illusoire d’après des décennies d’efforts.

Le livre sur les chantiers est une sorte de clarification des objectifs du livre Dépossession (voir la série d’articles du blogue de mars 2015) qui ne réussit pas à fournir le portrait de l’avenir que les auteurs pensent souhaitable. Dépossession annonce un deuxième volume sur les enjeux sociaux, qui pourrait être ce livre sur les chantiers, même s’il n’y est nullement mention.

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Un territoire agricole à mettre sous gestion publique, option déjà possible pour le territoire de la forêt publique

Réapproprier son territoire

La définition du territoire dans le quatrième chapitre fournit déjà des perspectives plutôt nouvelles; il est «un espace social, vécu et occupé par des groupes qui s’y donnent un mode de vie et une représentation d’eux-mêmes» (83). Il s’agit d’un complément à la définition du premier chapitre de l’économie et permet d’aborder la question de l’aménagement et de l’occupation du territoire suivant une perspective de changement profond.

Comme c’est le cas pour les autres chapitres, celui-ci cible pour sa réflexion des enjeux déjà reconnus et pour lesquels il existe déjà des modèles à suivre, même s’ils se trouvent à un niveau marginal actuellement. Les implications d’un effondrement rehaussent l’intérêt de leurs modèles dans un contexte plus exigeant quant à la recherche de véritables pistes pour passer à travers. Le tout cherche à sortir de la domination de l’économie marchande qui exige une «soumission» au rendement et à la croissance, dans ce chapitre plus explicitement que dans les trois premiers.

Les auteurs ne semblent souligner nulle part que l’objectif de «se donner la capacité d’agir sur les conditions de la vie collective» (87) plutôt que de se soumettre aux objectifs de croissance comporte presque inéluctablement l’abandon du modèle dominant et – nulle part mentionnée – une diminution de revenus qui est refusée explicitement dans le chantier sur la réduction du temps de travail, et esquivée ici. Comme souligné dans la précédent article, il s’agit pourtant d’un fondement d’une nouvelle société qui cherche à s’insérer dans la durée alors que nous risquons des effondrements à l’échelle planétaire.

Dès le départ, les auteures cible la propriété privée comme source des problèmes, revenant à un autre fondement de ce modèle dominant, avec celui du travail salarié. Elles reconnaissent d’emblée une autre façon d’identifier le territoire que le niveau de revenus que l’on estime pouvoir en tirer et un autre mode de propriété que la propriété privée, en échange de bénéfices sociaux accrus. Ils proposent deux mesures, des «organismes foncièrement utiles» (OFU) et, pour regrouper les OFU, des communes, le tout fondé sur le modèle des fiducies foncières communautaires et qui mettrait l’accent sur les décisions prises collectivement concernant l’usage de ces territoires, soustraits à un impératif de rendement.

Leurs propositions pourraient s’appliquer aussi bien dans le cas d’un effondrement que dans l’effort illusoire de changer l’économie productiviste; problématique qui échappe à l’analyse, la question du financement entourant le rachat de grands pans du territoire par la société/l’État. Voilà une occasion pour une intervention d’une CDPQ ayant transformée ses objectifs face à la menace (aussi illusoire que la proposition de l’IRIS…), alors qu’elle est déjà intéressée par ce secteur d’intervention, comme en témoigne son projet avec la FTQ de Pangea[i]. Les propositions du chapitre visent à «localiser et décentraliser la gestion du territoire et à développer le terrioire en fonction du mode de vie (l’usage) plutôt que de la valoirisation marchande (l’échange)» (87).

Dans le cadre d’une importante partie du territoire régie par les OFU, des communes seraient nécessaires comme «nouvelle répartition du pouvoir et des ressources qui rendra possible l’exercice de ce pouvoir… Il faut rompre avec un modèle d’État extrêmement centralisé pour permettre la gestion collective» (96). Voilà un portrait qui rendrait le territoire rural agricole similaire à ce qui caractérise déjà 90 % du territoire forestier (quitte à reconnaître d’importants problèmes à cet égard).

Les auteurs terminent en insistant que cette sorte de gestion territoriale collective exigera un engagement en temps de la part des personnes qui l’occupent, et retournent à la proposition du premier chapitre à générer plus de temps «libre» pour les activités sociales et personnelles. On doit «tout simplement» souligner, à cet égard, que ce temps risque d’être bénévole, solidaire, plutôt que rémunéré, dans une société ayant passée à travers un effondrement de sa structure économique.

Transition

Le dernier chantier du livre fournit, presque sans le vouloir, les fondements pour une transformation du positionnement de l’IRIS, qui doit reconnaître que l’austérité «expansive» qu’il critique ne pourra être remplacée que par une sorte d’«austérité joyeuse», et non par une continuité dans l’abondance obscène qui caractérise actuellement les sociétés riches (dont le Québec). Comme ils disent dès le premier paragraphe «le poids des activités économiques dépasse depuis longtemps les seuils critiques de protection de la nature» (103).

Il s’agit d’une des rares reconnaissances dans le livre de l’état de dépassement qui caractèrise la société actuelle et qui est en train de mener à son effondrement, mais elle cible l’effondrement des écosystèmes planétaires plutôt que celui du modèle sociétal fondé sur l’économie néoclassique (voire néolibérale). Ce dernier est la projection de Halte à la croissance à laquelle je réfère assez souvent.

Le lien est fait avec le portrait d’un ensemble de gouvernements incapables de gérer les défis des changements climatiques, semblerait-il en raison des contraintes économiques liées au modèle de développement économique industriel qu’une telle gestion imposerait, même si cela n’est pas indiqué explicitement.

Les auteurs passent tout de suite à la pièce maîtresse de leur constat, en présentant le budget carbone – celui des émissions que le Québec pourra se permettre tout en respectant les travaux du GIÉC et en évitant une hausse catastrophique de la température à l’échelle planétaire. À la COP21 en décembre 2015, les groupes ont incité la ministre fédérale de l’Environnement à endosser l’idée d’une cible d’une hausse maximale de 1,5°C de température à l’échelle planétaire, même si l’Accord de Paris cible finalement 2°C. Même ce dernier objectif ne nous donne que deux chances sur trois de succès, pas très fort comme avenir prévisible)… Ici, les auteurs fournisent les chiffres:

Si l’on tient compte de son poids démographique relatif, le budget carbone du Québec est de 1,4 Gt de CO2 pour une limite sécuritaire de 2°C. Si l’on vise un seuil limite plus prudent, soit 1,5°C, alors le budget passe à seulement 0,4 Gt de CO2. Cela représente sept années d’émissions au niveau actuel. Cela veut dire que, pour respecter ces limites, il faut réduire nos émissions de GES d’au moins 53 % d’ici 2030 et de 88 % d’ici 2050 si l’on vise le seuil de 2C. Pour celui de 1,5°C, il faudrait atteindre la neutralité carbone (-100 %) dès 2030. (107)

Voilà un élément incontournable de la problématique: les cibles sont inatteignables et les gouvernements ne cherchent même pas à les atteindre de toute façon[ii]. Les auteurs sont tout à fait conscients de la possibilité d’un effondrement dans de telles circonstances, comme ils disent au tout début, en maintenant une causalité à l’envers de celle du Club de Rome:

Si un changement de direction majeur ne survient pas rapidement, le monde pourrait se diriger vers une augmentation importante et permanente des événements météorologiques extrêmes, ce qui pourrait, à terme, paralyser les activités économiques, créer des millionis de réfugiés climatiques et mettre en péril notre avenir économique est social. (103)

Ils poursuivent leur présentation de propositions, dans le contexte de ce budget carbone, avec deux propositions concernant les transports, principale source d’émissions de GES au Québec, l’idée d’introduire un tarif enironnemental sur les importations (dans le respect des ententes commerciales) et un accent sur les circuits économiques courts. Les premières propositions ciblent une diminution constante du transport routier, partant de la conclusion de leur analyse déjà citée dans le premier article à l’effet que le transport routier n’est tout simplement pas viable économiquement pour le Québec.

Ils proposent un investissement gouvernemental dans le transport en commun de six milliards de dollars sur cinq ans, répartis sur tout le territoire québécois. En complément aux efforts de gérer les transports urbains, ils proposent la création d’un monopole pour les transports collectifs interurbains et sa prise en charge par l’État. Encore une fois, dans le cadre d’une planification pour préparer un effondrement, de tels investissements pourraient être recherchés du coté de la CDPQ, en insistant que les orientations de la Caisse soient changées, orientations montrées récemment et encore une fois à l’encontre de l’intérêt public en matière de transports dans ses propositions concernant le REM à Montréal.

Les implications du tarif proposé sur les importations sont intéressantes: elles comportent une réduction probablement dramatique de la consommation au Québec de produits fabriqués ou cultivés ailleurs au monde. Commes ils disent, «les contraintes environnementales que nous connaissons aujourd’hui nous forcent à définir un modèle de développement économique qui favoriserait une économie locale plus diversifiée, tout en permettant aux communautés de satisfaire leurs besoins en diminuant leur vulnérabilité face aux soubresants de l’économie mondiale.» (118). C’est le portrait que nous essayons d’esquisser en d’autres termes en mettant un accent sur l’empreinte écologique et la surconsommation au Québec.

Quant à l’idée de cibler des circuits économiques courts, les auteurs prônent une relève par les entreprises locales pour remplacer ce qui est actuellement importé, cela en cherchant à «éviter que cela ne se traduise en une hausse du prix du panier de consommation». Ici ils rejoignent les autres auteures du livre dans ce qui semble être un effort d’imaginer des bouleversements économiques et commerciaux et une réduction de notre empreinte écologique – qui doit nécessairement être dramatique – sans que cela ne comporte des coûts pour les individus de la société.

Finalement, leurs propositions, qu’ils reconnaissent ou non l’effondrement qui arrive, y aboutissent, l’impossible budget carbone étant le fond du problème. Au strict minimum, leur vision d’entreprises locales qui produisent avec une empreinte beaucoup moindre oublie le fait que cela nécessite quand même l’intégration du coût des externalités dans le prix à la consommation, ce qui n’existe tout simplement pas aujourd’hui et fait que les prix actuels pour les produits dans le commerce sont beaucoup trop bas…

Leur principal exemple pour les circuits courts est le programme de «l’agriculture soutenue par la communauté», les «paniers bio». Je présume, sans l’avoir vérifié, que les prix pour ces paniers sont plus élevés que ceux dans les supermarchés, mais peut-être l’élimination des intermédiaires aboutit à un prix moindre. Reste que la combinaison de cette initiative, à beaucoup plus grande échelle, avec la proposition de réapproprier le territoire agricole et le soustraire à la concurrence du commerce, national et international, représente le fondement de l’agriculture paysanne que j’ai esquissée ailleurs comme fort probablement un portrait de notre avenir régional.

Le chapitre termine en revenant sur la nécessité de «transformer» notre économie, ajoutant que «devant la crise environnementale, et considérant la piètre performance du modèle économique actuel, il apparaît primordial de sortir de notre vieille logique de développement et de se tourner vers un réel projet de société qui sera à la fois vert et émancipateur» (124). L’économie verte implicite ici en moins, la vision du livre de l’IRIS fournit de nombreux éléments d’un portrait de la future société québécoise cherchant à affronter l’effondrement.

Pour conclure

Comme l’ensemble de ces chercheurs soulignent dans la brève conclusion:

[I]l est possible selon nous de permettre à tout le monde de vivre mieux. Pas seulement mieux selon la bête logique de la croissance du PIB, mais mieux au sens de mener une vie plus agréable, plus digne, moins soumise à des logiques de domination ou d’oppression (126).

Cette vision, ce portrait de l’avenir fourni par les jeunes de l’IRIS, fournissent un complément intéressant à mes propres efforts de mettre en évidence la transformation des projections de Halte en prévisions, cela pour un avenir très rapproché. Il faut juste attendre qu’elles réalisent qu’elles proposent une véritable révolution, une révolution qui va nous tomber dessus et qui mérite que nous nous y préparions.

L’anthropologue Marshall Sahlins nous suggérait des éléments d’une telle piste d’«austérité joyeuse» il y a presque un demi-siècle:

Il y a deux voies possibles qui procurent l’abondance. On peut «aisément satisfaire» des besoins en produisant beaucoup, ou bien en désirant peu. La conception qui est familière, celle de Galbraith, est donnée sur des hypothèses plus particulièrement adaptées à l’économie de marché: les besoins de l’homme sont immenses, voir infinis, alors que ses moyens sont limités quoique perfectibles; on peut réduire l’écart entre fins et moyens par la productivité industrielle, au moins jusqu’à ce que les «besoins urgents» soient pleinement satisfaits. Mais il y a aussi une voie «Zen» qui mène à l’abondance, à partir de principes quelque peu différents des nôtres: les besoins matériels de l’homme sont finis et peu nombreux, et les moyens techniques invariables, bien que, pour l’essentiel, appropriés à ces besoins. En adoptant une stratégie de type Zen, un peuple peut jouir d’une abondance matérielle sans égale – avec un bas niveau de vie. (Âge de pierre, âge d’abondance: L’économie des sociétés primitives, (Gallimard, 1976), p.38)

 

[i] Voir par exemple http://quebecsolidaire.net/nouvelle/accaparement-des-terres-agricoles-quebec-solidaire-sinquiete-de-la-consolidation-des-terres-agricoles-et-soppose-a-la-transaction-entre-pangea-la-cdpq-et-le-fonds-ftq ou https://www.upa.qc.ca/en/press-releases/2017/04/pangea-la-cdpq-et-le-fonds-ftq-le-gouvernement-du-quebec-doit-bloquer-cette-transaction/ pour la manifestation de préoccupations pour l’orientation actuelle, qui mériterait d’être conciliée avec la proposition de l’IRIS.

[ii] Pour un portrait plutôt complet de l’échec canadien à tous les niveaux de gouvernement face à l’exigence de monter des programmes pour contrer la menace des changements climatiques, voir – en dépit du titre – le récent livre de Normand Mousseau, Gagner la guerre du climat : Douze mythes à déboulonner (Boréal, 2017) ainsi que l’article du blogue de l’auteur, à http://www.harveymead.org/2017/03/10/gagner-la-guerre-du-climat-vraiment-un-treizieme-mythe-a-deboulonner/ .

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Austérité des riches, austérité des pauvres

Résumé: De nombreuses analyses montrent que la croissance ne livre plus les résultats d’autrefois, et qu’il est temps de lui dire adieu. Jean Gadrey, économiste français bien orienté, souligne cette situation mais insiste que les critiques du dogme de la croissance, sans proposition d’une alternative, ne mènent nulle part. Sa proposition, prenant l’argent «là où il existe», sert à répondre aux défis budgétaires de la France, mais est finalement aussi illusoire que d’autres efforts; elle est faite sans recours à la croissance, mais dans une approche que l’on peut décrire comme celle des «gated communities». Des auteurs québécois sont intervenus récemment pour protester contre les programmes d’austérité et nous confrontent à un recul par rapport aux constats de Gadrey et à d’anciens acquis face au mythe de la croissance. Un document clé de l’IRIS publié en 2009, «Repenser la gauche économique selon ses propres critères» semble être complètement oublié, et mérite d’être revisité. Nous sommes devant une situation où les contraintes budgétaires sont réelles, où les interventions néo-libérales pour les résoudre évitent de cibler les vrais enjeux mais où l’ensemble des acteurs, dans leurs efforts de gérer les défis budgétaires actuels, oublient que ceux-ci ne sont que la pointe de l’iceberg. L’effort d’éviter l’austérité dans les sociétés riches passe à coté de l’austérité permanente vécue dans les sociétés pauvres et le fait que l’humanité dans son ensemble dépasse déjà la capacité de support de la planète.

Une relecture des rapports de la Banque mondiale sur les enjeux pour l’agriculture associés aux changements climatiques, une relecture de l’ensemble des rapports récents ciblant la COP21, permet de mieux en saisir les implications pour nous dans les pays riches. Je suis amené à aborder cette réflexion en regardant de plus près les efforts menés par les pays riches pour assainir leurs budgets en invoquant la nécessité de programmes d’austérité (relative…). Il faut bien reconnaître que la plupart de ces efforts s’insèrent dans un processus où la financiarisation des processus décisionnels et la recherche d’une «reprise» de la croissance économique s’associent à un modèle économique aux allures néo-libérales mettant un accent sur «les vraies affaires». Je suis bien d’accord avec les efforts de contester ce modèle, menés entre autres par les économistes hétérodoxes (et ceux atterrés), mais je veux mettre un accent sur ce qui me paraît plus fondamental mais négligé constamment par ces mêmes économistes.

 

 

Atelier de réparation de vélos à Nairobi

Le chemin d’une autre prospérité

Il faut regarder les enjeux d’un tout autre oeil pour mieux saisir les implications des effondrements projetés par le Club de Rome et probablement déjà en cours. (suite…)

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« Faut pas croire tout ce qu’on dit » : en environnement, ou en économie?

Étienne Leblanc, journaliste spécialisé en environnement à Radio-Canada,  présente une longue introduction objective sur la volonté à Paris de restreindre la hausse de température à 2°C, voire 1,5°. Et après, face à un rapport récent du GIÉC de 400 pages, Philippe Crabbé, professeur émérite en économie de l’environnement à l’Université d’Ottawa et ancien membre du GIÉC, insiste qu’il n’y a aucune chance que ce qui est nécessaire pour 1,5°C soit mis en place, et les différences entre les deux objectifs sont énormes.

Le véritable défi n’est pas environnemental

Le 20 octobre dernier à Radio-Canada, à l’émission «Faut pas croire tout ce qu’on dit» de Michel Lacombe, c’était un nième échange sur le défi des changements climatiques, inscrit comme souvent dans le cadre de l’environnement comme thématique, cela ayant obtenu une certaine attention à la fin de la campagne qui vient de se terminer. Le titre: «Changements climatiques: la politique, incapable d’atteindre les objectifs de l’Accord de Paris?».

On ne le dit pas souvent, mais la réponse aux changements climatiques nécessite une mise en question de notre civilisation même – ce n’est d’aucune façon une intervention typique des efforts de mitigation du mouvement environnemental pendant des décennies. C’était un échange, de par sa catégorisation, qui ne pouvait donc pas mener loin.

Par ailleurs, Normand Mousseau, professeur en physique à l’Université de Montréal et un des panelistes, a publié en 2015 un livre sur les obstacles à l’effort de gagner la guerre, mais restant apparemment optimiste avec des suggestions et des propositions tout au long du livre comportant, non pas un changement de paradigme de notre économie, mais un changement de stratégie de la part des gouvernements en restant dans le paradigme. Il n’est pas intervenu souvent dans la discussion (mais c’était difficile de distinguer à l’occasion entre les hommes au panel).

Mousseau, co-président de la Commission sur les enjeux énergétiques du Québec (CEÉQ), avait formulé une illustration du défi du gouvernement de l’époque, soit de réduire de 25% les émissions québécoises de GES.

Gérer les émissions comporte un changement de société

Gérer les émissions comporte un changement de société, les objectifs ici étant bien inférieurs à ce qui sera nécessaire.

Le panel de Lacombe a noté qu’il n’y a pas beaucoup de tels efforts pour concrétiser les défis actuels. Aussi bien dire que c’était impossible, dans le temps, et aujourd’hui.

Défis insurmontables

Aujourd’hui, ce défi quantifié avec échéancier ayant à toutes fins pratiques été relegué aux oubliettes, de nouveaux défis se présentent avec plusieurs années passées sans rien faire: – 37,5% pour 2030 pour le Québec (mais le GIÉC propose une réduction de 45%), – 80% ou -90% pour 2050. L’atteinte de tels objectifs est aussi illusoire que celle proposée par le gouvernement Marois, et c’était une sorte de sous-thème de l’échange à l’émission, sans qu’il n’ait jamais été abordé de front et explicitement par les participants.

Steven Guilbeault, longtemps avec Greenpeace et Équiterre mais qui allait quitter ce dernier dans les jours suivants, y était également avec une sorte d’optimisme qui lui est propre, soulignant face à certaines réflexions des autres que le public n’est tout simplement pas ouvert à un discours qui souligne l’importance des défis. Ce qui est déconcertant, et cela semble être quasiment implicite dans de nombreuses interventions des leaders du mouvement environnemental, c’est que cela suggère que le discours environnemental face aux crises, incapable de dire la vérité, frôle la malhonnêteté. Cela est normal, même si questionnable, pour une entreprise dans ses efforts de marketing: si elle ne rejoint pas ses clients potentiels, c’est l’échec de son produit. Ce n’est pas normal dans les efforts de la société civile, et un échange sur l’idée de lobbying a occupé une partie assez importante de l’échange.

Les lobbies

C’est Philippe Crabbé qui introduit l’idée, dès les premières minutes, que les scientifiques aujourd’hui sont obligés de devenir des lobbyistes face aux décideurs, cela en raison de l’activisme de plusieurs (dont Suzuki et Hansen). L’échange permettait de faire certaines distinctions, surtout à l’effet que les lobbies commerciaux et économiques existent pour défendre leurs interêts propres, ce qui est normal encore une fois dans les activités du secteur privé. Les scientifiques, dans ce cas-ci, les experts en matière de changements climatiques, provenant de plusieurs domaines scientifiques, n’interviennent pas pour défendre leurs intérêts; elles interviennent pour fournir à la population tout comme aux décideurs les meilleures connaissances qu’elles détiennent, cela toujours dans un contexte où la science ne prétend jamais à la certitude. Qu’ils se transforment en lobby on non, ils n’ont finalement rien à vendre que des problèmes pour les décideurs…

La suggestion de Crabbé de comparer les scientifiques aux lobbyistes semblait provenir d’un jugement de sa part que les décideurs n’ont pas jusqu’ici écouté, dans un contexte où les connaissances touchant les changements climatiques suggèrent la nécessité d’actions dramatiques et un changement d’approche. Mousseau a bien souligné que des interventions des scientifiques n’est rien de nouveau, remontant au moins jusqu’aux années 1950 dans les débats sur le développement de capacités nucléaires par les puissances développées. Bien que, comme aujourd’hui, de telles interventions aient pu comporter une part de jugement moral, les connaissances touchant les impacts d’un recours militaire aux armements nucléaires représentaient des informations importantes pour la prise de décision – histoire d’hiver nucléaire, par exemple, et d’autres scénarios catastrophiques.

Bref, l’échange sur cette question, qui est revenue à deux ou trois reprises et incluait Johanne Whitmore, chercheuse principale à la Chaire de gestion du secteur de l’énergie de HEC Montréal et autre paneliste, provenait du point de départ, où le défi des changements climatiques était classé comme un enjeu environnemental.

Un effort de guerre, ou d’après guerre

Ce classement n’a tout simplement plus de sens, et même d’autres enjeux environnementaux n’ont presque plus de sens lorsque définis ainsi. Nous regardons la pollution des océans par le plastique comme un (gros) problème environnemental. Il est pourtant évident qu’il s’agit – comme les changements climatiques – comme un enjeu de société et une manifestation de caractères structurels dans la société. Il n’est plus possible de voir les efforts de «mitigation» des impacts environnementaux comme ayant du sens face à la taille des défis/problèmes et en reconnaissant les cuisants échecs lorsque la mitigation a été essayé, comme dans le cas du recyclage. Il s’agit plutôt, d’une perspective réaliste, de situations exigeant un changement de paradigme.

Les panelistes ont abordé l’importance des défis en recourant comme un exemple à l’effort des Alliés après la Deuxième Guerre mondiale de procéder à la reconstruction de l’Europe. Il faudrait, disaient-ils, que les changements climatiques soient LA préoccupation, LA priorité, pendant une décennie pour les aborder comme il faut, ce qui semblait obtenir l’adhésion des participants. Sauf qu’il y avait unanimité aussi – avec raison – que les décideurs ne feraient jamais cela, et voilà le problème, de l’échange à l’émission, du débat de société qui court depuis des décennies.

Nous savons, grâce aux scientifiques, que nous sommes devant une catastrophe qui s’annonce, pas pour demain dans toute son envergure, mais pour d’ici quelques décennies, disaient-ils. Nous agissons, bien consciemment, en fonction de notre évolution, de notre comportement comme êtres humains vivant en société, pour gérer le proche avenir, remettant à plus tard la gestion de décisions nécessaires dont les résultats ne se feront pas sentir dans l’immédiat. Et nous agissons ainsi parce que nous sommes incapables d’imaginer ce qui est requis, une mise en question de notre paradigme de développement.

On sentait ceci lors de brefs échanges au panel sur l’idée qu’il faut quand même continuer à essayer d’améliorer notre niveau de vie, cela sans référence aux milliards de pauvres qui n’y pensent même pas, cela sans référence à l’empreinte écologique de l’humanité qui nous montre sans beaucoup de nuances nécessaires que nous vivons au-delà des capacités de la planète à soutenir la vie des riches telle qu’elle est menée actuellement.

Urgence ou pas?

Fascinant dans l’échange était la réflexion sur la démission de Nicolas Hulot. Guilbeault suggérait que Hulot aurait dû attendre un peu, nous fournissant le calendrier pour l’adoption de lois et de règlements qu’il suggérait que Hulot ne comprenait pas. Clairement implicite dans les commentaires: l’urgence sentie par Hulot n’est pas là, qu’il faut prendre le temps de travailler dans le système actuel, cela en respectant ce que la population est prête à recevoir comme information venant de la société civile et des décideurs. Une telle proposition passe proche d’être incompréhensible, devant l’urgence tout récemment soulignée par le GIÉC, devant la  projection de Halte à la croissance qui nous donne, maintenant 49 ans de données à l’appui, jusqu’en 2025 environ, devant les urgences soulevés dans une multitude de secteurs par une multitude d’acteurs.

Lacombe intervient en suggérant qu’on n’a plus ce temps-là.  Guilbeault réplique que l’on peut arriver, selon les scientifiques, avec objections d’un paneliste que je n’identifie pas – et de moi-même: quels scientifiques??? – et fournit un autre calendrier des «avancés» des pays jusqu’ici, proposant qu’on doit faire mieux, et faire plus vite. La même voix intervient, insistant que le gouvernement n’a rien mis en place depuis Paris.

 

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Brasser la cage (1)

C’est ainsi que l’IRIS décrit son effort de fournir un «éventail d’alternatives concrètes et audicieuses pour changer le Québec, à l’opposé des politiques d’austérité» dans son récent ouvrage collectif Cinq chantiers pour changer le Québec : Temps, démocracie, bien-être, territoire, transition (Écosociété, 2016) [i]. Il est fascinant de lire ce fascicule en fonction des analyses et des propositions cherchant à fournir un portrait d’un Québec possible plus ou moins sorti du modèle économique néoclassique, tâche que je me donne assez régulièrement. L’IRIS, comme un ensemble d’intervenants progressistes au Québec, cible le néolibéralisme pour ses critiques, alors que c’est le système fondé sur l’économie néoclassique qui est à l’origine de nos problèmes. Halte à la croissance a été publié bien avant la venue du néolibéralisme, toute en soulignant les défis qui sont toujours en cause.

Les propositions de l’IRIS constitue une sorte d’«austérité joyeuse» pour une société où l’économie serait reconnue comme «l’ensemble des activités socialement utiles et [dont] l’articulation doit être pensée sur le plan collectif» (p.18). Une adaptation des propositions à une vision d’une société post-capitaliste et non seulement post-néolibérale se fait presque sans heurts tellement elles ciblent des interventions proches du vécu au Québec. Les propositions se déroulent en cinq chapitres.

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Réduction du temps de travail, pour des voyages ou pour une implication sociétale? rémunéré, ou non?

En modifiant les perspectives de Cinq chantiers pour changer le Québec, on voit toute une série de propositions qui permettent de mieux décrire certaines options pour un avenir qui risque de se confronter à un effondrement de son modèle économique.

La réduction du temps de travail

Dans le premier chapitre «Temps», les auteures proposent une réduction du temps de travail comme moyen d’améliorer la qualité de vie des individus tout comme de la collectivité. Il est presque surprenant de les voir insister, ce faisant, que cette réduction devrait être sans perte de revenus. Les auteurs s’insèrent ainsi dans un effort de corriger certains méfaits du néolibéralisme, dont la rétention des gains de productivité par le 1%, alors que ces gains pourraient être redistribués parmi justement les personnes qui y ont contribué. Il reste que la conception ainsi faite de la réduction du travail l’insère dans le système productif qui est au cœur de l’effondrement prévisible et critiqué de fond en comble par le livre.

Il semblerait pertinent d’envisager une telle mesure, décrite pour inclure la longueur de la semaine de travail, la longueur de l’année de travail ainsi que pour identifier du temps libre inscrit dans le plus long terme. Une perte de revenus correspondant à la réduction du temps de travail irait de pair avec une perte du «pouvoir d’achat», c’est-à-dire une réduction de la consommation, absolument essentielle dans la conception de la société que nous pourrions identifier comme ayant passé à travers l’effondrement et tout à fait prévisible dans une telle éventualité. Le Québec dépasse actuellement par au moins trois fois, par son empreinte écologique, la capacité de support de la planète, et il nous importe d’essayer de voir ce qui pourrait permettre de corriger cette situation.

Une démocratie au travail

Les changements implicites dans les structures d’entreprises associées à cette transformation de la société ne sont pas abordés par les chercheures du premier chapitre, mais ils le sont par ceux du deuxième. En fait, la première et principale proposition du deuxième chapitre est de mettre un accent sur les coopératives de travail. Sans qu’ils ne l’abordent dans le détail, l’esquisse fournie par cette proposition note qu’elle remonte aux origines du socialisme, et fournit sans le dire un portrait d’une société où le travail serait beaucoup plus collectif mais beaucoup moins rémunéré. Comme ils soulignent, l’objectif du profit n’existe pas dans les coopératives comme priorité; celles-ci mettent un accent sur une contribution à la collectivité et une satisfaction dans le travail, cela normalement sans la rémunération requise par les entreprises privées qui cherchent par une meilleure productivité à se maintenir dans la concurrence.

Le «contre-modèle» que représentent les coopératives ouvre donc des perspectives dans le livre pour l’idée de «démocratiser l’économie». À cet égard, les auteurs présentent un portrait de l’économie sociale où ils notent que l’ÉSS reste toujours marginale dans la société et n’est qu’un point de départ pour ce qui est nécessaire. En contre-partie, un tableau dans le texte montre jusqu’à quel point les entreprises de l’économie sociale durent plus longtemps que celles inscrites dans la concurrence du modèle dominant; on peut y voir un élément du portrait d’une société où la rémunération ne dominerait pas dans les perspectives des entreprises. On doit probablement oublier l’idée de l’IRIS de voir le gouvernement investir des milliards dans un effort de stimuler la création de ces entreprises, mais y voir plutôt une initiative qui viendra de la base face aux énormes contraintes que nous risquons de connaître.

Les contrats gouvernementaux, qui offrent pour les auteurs un potentiel pour une augmentation de la part de l’ÉSS dans la société, risquent également d’être beaucoup moins importants en termes de budgets disponibles, ouvrant la porte à des besoins sociétaux auxquels une ÉSS fonctionnant toujours avec moins de rémunération pourrait répondre; il est également à noter que, selon le chapitre 5 du livre, une très grande partie de ces contrats est associée aux transports et représentent visiblement un élément important dans la non viabilité de notre système de transports actuel (111).

Le chapitre aborde aussi l’objectif de démocratiser les services publics, avec des propositions pour les secteurs de l’éducation et de la santé. Les auteurs touchent ainsi et directement à une situation où les finances publiques ne seront pas, dans un avenir défini par l’effondrement, à la hauteur des besoins tels que conçus selon les barèmes actuels. Comme pour le cas des entreprises, leurs propositions s’insèrent ici aussi dans une telle perspective. Les travailleuses dans les CPE ne sont pas particulièrement bien rémunérées actuellement, et contribuent ainsi à une économie sociale où le travail n’est pas associé en priorité à la rémunération. L’idée de voir les garderies privées subventionnées actuelles transformées en CPE irait de pair avec une disparition de telles subventions faute de budgets gouvernementaux.

Pour la démocratisation des écoles, le chapitre met un accent sur la prise de contrôle par les instances communautaires locales et une gestion par des conseils d’établissement, structures déjà existantes et fonctionnant en bonne partie sans rémunération à la hauteur du privé. Cela ferait partie d’une «prise en charge par les usagers et les employé.e.s de la gestion quotidienne des services publics» (48) et introduit ainsi la série de mesures proposées dans le secteur de la santé, mesures qui débutent avec un retour à une conception du début de la Révolution tranquille, celle des médecins salariés et sans le pouvoir de contrôle qu’elles exercent actuellement. En contre-partie, les auteurs ciblent directement les CLSC. Ceux-ci sont en voie de disparition, mais constituent un modèle bien connu dans le système québécois mais sabordé dans son rôle au fil des années. La priorisation des CLSC et des interventions qui coûtent moins cher que les interventions plus spécialisées, tout comme la critique des revenus des médecins, s’insèrent facilement dans une perspective où le gouvernement n’aura pas le budget pour maintenir le système de santé dans l’état actuel.

La critique par l’IRIS de l’approche de la nouvelle gestion publique calqué sur le modèle privé s’attaque aussi et ainsi au pouvoir des gestionnaires dans le système actuel. Ils proposent «un modèle radicalement différent, qui mettrait l’accent sur l’interdisciplinarité des équipes de soins, où les médecins n’auraient plus les attributs d’une caste privilégiée et où l’ensemble du personnel aurait l’autonomie et les moyens nécessaires à la pleine réalisation des soins requis par la population» (54). Suit l’idée de prioriser la prévention et «une première ligne ayant une vision sociale et communautaire de la santé»; le portrait semble rejoindre ce faisant une approche qui tiendrait compte de l’effondrement prévisible des finances publiques.

Un bien-être redéfini

Le livre de l’IRIS n’aborde pas le défi de la surconsommation actuelle des sociétés riches comme la nôtre. Il reste que le troisième chapitre s’attaque «aux aspects systémiques qui conduisent à l’aide sociale» pour cibler l’idée d’une sécurité de revenu, à «la possibilité collective d’assurer à toutes et à tous la capacité de couvrir leurs besoins de base» (59). Le bien-être recherché est collectif et ne comporte pas nécessairement une capacité pour une surconsommation.

Avec une sous-section ciblant «néolibéralisme, austérité et pauvreté», le chapitre aborde des enjeux qui exigeront des décisions collectives pour passer à travers l’effondrement pour arriver à une société qui serait à l’opposé à maints égards à celle d’aujourd’hui et qui ciblerait la sécurité de revenu. Clé semble être l’abandon de l’idée de forcer une intégration dans le marché du travail; sans le dire, il s’agit d’une mise en question d’un fondement du modèle néoclassique, le travail salarié. Comme ils disent, tout le monde gagnerait à ce que «le travail salarié accapare une place moins importante de la vie» (18), même si, contrairement à leur vision, le temps libéré n’était pas rémunéré.

D’une part, les auteures insistent : «l’activité humaine constituée en « marché du travail » ne produit pas que de la richesse et de la qualité de vie. C’est aussi un système gagnant-perdant qui favoriste la concentration de la richesse. Il génère des inégalités de la pauvreté et de l’exclusion… [I]l y a d’autres richesses et ressources que l’argent, et d’autres contributions à la vie collective que celles qui sont reconnues dans le marché du travail» (64-65). Elles visent non seulement un marché du travail qui est inégalitaire, mais un marché qui de toute façon ne réussira pas à fournir de l’emploi à toutes les personnes de la société à venir. Elles semblent viser prioritairement un nouveau pacte social et fiscal (65) qui en premier lieu exigerait une meilleure distribution de la richesse et insistent qu’il faut finalement «refonder la société sur des valeurs de coopération» (67), incompatible faut-il suggérer avec une société fondée sur l’économie néoclassique.

Encore une fois, les auteures présument du fonctionnement actuel d’une société inégalitaire pour esquisser quelques calculs sur sa «capacité productive» (69). Ils proposent trois actions spécifiques (71-71) : (i) étendre le rôle du crédit d’impôt pour solidarité (CIS); corriger les inégalités dans le calcul du niveau de vie minimal des différents types de ménages; augmenter le salaire minimum pour que toute personne qui travaille à temps plein sorte de la pauvreté. Les coûts de telles actions pourraient vraisemblablement être couverts par une meilleure distribution de la richesse, en en prenant aux riches.

Dans le cadre d’un effondrement, le défi serait différent, soit de se mettre ensemble pour valoriser une société plus égalitaire mais où le revenu serait sensiblement plus bas, où l’emploi serait bien plus rare et où la pauvreté et la richesse seraient probablement à redéfinir. Alors qu’elles voudraient «assurer une transition qui ne pénaliserait pas les petites entreprises et les petits organismes, une aide gouvernementale temporaire pourrait leur être offerte». Il y a lieu de croire que leur portrait de la société à venir, souhaitable, dépendra justement de l’action citoyenne qu’ils priorisent plutôt d’une économie productiviste générant des surplus repris par les gouvernements, économie qui est finalement au cœur des problèmes auxquels elles s’adressent et qui est à risque de s’effondrer en raison de ses dépassements.

L’IRIS fournit dans ce livre une intéressante contribution à la réflexion qu’il faut poursuivre sur la façon de nous préparer pour l’effondrement qui semble probable. Cet effondrement frappera aussi bien l’économie néolibérale qui préoccupe l’IRIS que l’économie néoclassique dont la première n’est qu’une variante. C’est intéressant de voir les deux derniers chapitres du livre fournir plus directement le portrait d’une société qui aura laissé dernière elle les méfaits de l’économie néoclassique. J’y reviendrai sous peu.

 

[i] Un groupe d’auteurs français fournissent d’autres perspectives dans Un projet de croissance : Manuel pour une Dotation inconditionnelle d’autonomie (Écosociété, 2014). Tout comme deux initiatives britanniques font de même dans The Great Transition (new economics foundation, 2010 – en ligne) et Manuel de transition : De la dépendance au pétrole à la résilience locale (Écosociété, 2010).

 

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Processus budgétaire 2010

En préparation du budget de 2010, le gouvernement du Québec a créé un Comité consultatif qui a publié trois fascicules portant sur les différents enjeux en cause.

Le premier fascicule s’intitulait «Des services publics étendus, une marge de manoeuvre étroite, de nouveaux défis à relever». Le deuxième fascicule s’intitulait «Des pistes de solution: Mieux dépenser et mieux financer nos services publics». Le troisième fascicule s’intitulait «Une voix durable, pour rester maîtres de nos choix». Ensemble, les trois fascicules soulignaient d’importants défis pour la société québécoise dans une situation qui n’a pas changée depuis, et où la croissance démographique «faible» représentait un facteur négatif dans les perspectives de croissance économique. C’était un précurseur de l’approche à l’austérité du gouvernement Couillard à partir de 2014.

Un groupe ad hoc de participants de nombreux éléments de la société civile, organisé par Vincent Van Schendel, s’est réuni à plusieurs reprises pour se pencher sur ces enjeux, cela avec une perspective très critique venant de ce qui allait devenir le réseau pour un Changement de logique économique, le CLÉ. Un groupe d’économistes hétérodoxes d’Économie autrement ont produit un texte très critique des fascicules et fournissant justement des perspectives toutes autres. Je me suis permis de produire un texte séparé, d’un non économiste, petite indication de quelques différences importantes avec les économistes hétérodoxes. L’incapacité du réseau CLÉ à poursuivre a fait qu’il n’y a pas eu de suites de ces échanges, ni de précisions quant à la nouvelle logique économique envisagée.

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Trump encore – ainsi que ÉROI et sables bitumineux (avec leurs pipelines)

Dans mon dernier article, presque en passant, je citais Lietaer à l’effet qu’aux États-Unis, «qui prétend être parmi les plus riches du monde, quelque 100 millions de personnes – une personne sur trois dans le pays – vivent soit dans la pauvreté soit dans une zone de détresse se tenant juste au-dessus du seuil officiel de pauvreté. Aujourd’hui, 80% des Américains affirment qu’ils vivent d’un chèque de paie à un autre.» Je voulais mettre l’accent dans l’article sur les monnaies alternatives décrites par Lietaer et qu’il voit comme des compléments au système monétaire actuel en trouble et incapable de répondre à l’ensemble des défis; ce sont en effet des outils pour les sociétés en trouble face aux effondrements qui arrivent. Mais j’ajoutais que, devant une telle situation, on ne devrait pas être surpris par la victoire de Trump et de ses promesses (mensongères)…

J’ai déjà eu l’occasion de souligner le travail de Tim Morgan, qui vitTim Morgan, Life After Growth : How the Global Economy Really Works - and Why 200 Years of Growth Are Over, 2013, ch.10, section 3 – ‘What Growth? What Jobs?’ dans le monde de la City of London. Morgan a publié Perfect Storm au début de 2013, et est revenu à la charge plus tard dans l’année avec Life After Growth: How the Global Economy Really Works – and Why 200 Years of Growth Are Over. Morgan ne se dérange pas dans ce livre avec des références aux projections de Halte: il est dedans. Ciblant les données des milieux économiques, il insiste sur le thème du titre, la fin de la croissance et la nécessité de concevoir les suites: ce ne sont pas des prévisions, dit-il, mais des constats. Le livre reprend les arguments du premier document, mais termine avec une dernière partie qui cherche à voir le monde qui s’en vient, avec la fin de la croissance économique. C’est une vision et même un programme que pourrait reprendre la société civile, sauf que celle-ci préfère continuer à soutenir des gestes cherchant à moduler le modèle économique que Morgan montre si clairement en chute libre.

Une récession déjà permanente aux États-UnisTim Morgan, Life After Growth : How the Global Economy Really Works - and Why 200 Years of Growth Are Over, 2013, ch.10, section 3 – ‘What Growth? What Jobs?’

Avant de s’y rendre, Morgan décrit (chapitre 10, section 3, ‘What Growth? What Jobs?’) la situation aux États-Unis une fois les statistiques officielles «corrigées» (les données viennent du Bureau of Labor Statistics et des estimés de Morgan). Morgan fournit une figure pour la croissance officielle en comparaison avec celle plus près de la réelle et une autre figure pour le chômage officiel en comparaison avec celui plus près du réel.

Les chiffres sont pour 2012, mais la courbes ne changeraient pas, en termes relatifs, pour cette année d’élections américaines (Shadowstats en fournit une mise à jour). Comme Morgan constate, les États-Unis sont dans une récession depuis la fin des années 1990, et Trump semble avoir été plus sensible à cette situation que Clinton, voire que les médias…

Morgan poursuit avec des données de l’IMF et souligne que les engagements pour les pensions, tout comme pour les programmes sociaux comme Medicare et Social Security, représentent une illusion concernant lesquels les décideurs ne s’illusionnent pas.

Based on the official number for 2011 economic output ($15.1 trillion), the estimate of federal debt and quasi-debt equates to 379% of GDP. If the non-cash imputations component of GDP ($2.3 trillion) is stripped out, the federal debt and quasi-debt ratio rises to 449% of a smaller GDP denominator. Both numbers exclude private, corporate, bank and state debt, which for 2011 totalled either 291% of GDP or 344%, depending upon whether the imputed component of GDP is left in or excluded. […] That these payments will be subject either to massive devaluation or to outright repudiation seems inevitable, in that the American, British and many other Western governments simply cannot afford to honour the promises made by their predecessors. The deterioration in energy returns alone guarantees that economies are poised to deteriorate. Where Western countries are concerned, there is the additional problem that they have crippled their own competitiveness through the policy disaster of globalisation.

Le problème de l’énergie à la base de cette situation

C’est dans les premières parties du livre que Morgan analyse le rôle de l’énergie dans l’économie et dans le déclin qu’il constate de cette économie. L’ÉROI de notre approvisionnement (dont celui des sables bitumineux et des gaz et pétrole de schiste) est en baisse importante, enjeu critique que je souligne depuis le début de ce blogue. On peut bien s’inquiéter des conséquences pour l’Accord de Paris de l’arrivée de Trump, mais cette inquiétude ne devrait pas dominer. L’élection de Trump semble nous donner, presque tout simplement, une bonne indication des raisons de l’échec de la COP21, soit l’incapacité des pays du monde à intégrer dans leurs volontés de croissance les contraintes majeures inhérentes dans les réductions du recours à l’énergie fossile pour leur «développement économique».

Ceci est central pour Morgan dès le début, suivant ainsi – et citant – les adhérents de l’économie biophysique comme Charlie Hall.

My most striking conclusion is that, contrary to accepted wisdom, the economy is not primarily a matter of money at all. Rather, our economic system is fundamentally a function of surplus energy. […] In parallel with these developments in the ‘real’ economy of energy, labour and resources, we developed a monetary system whose essential purpose was to ‘tokenise’ the real economy into a convenient form. The real nature of money is that it forms a claim on the products of the real economy. […] Fundamentally, debt is a claim on future money but, since money is itself a claim on the real economy, and hence on energy, debt really amounts to a claim on the energy economy of the future.  (Ch 1 section 2)

Dans son chapitre 12,  »The End of an Era », Morgan aboutit aux projections de Halte, sans même y penser, mais précisément pour les raisons invoquées par le modèle de ce travail:

Given the sheer scale of the changes that are going to happen, these future historians are likely to conclude that, by the early years of the new millennium, the availability of surplus energy had fallen to the point [in terms of its ÉROI] where real economic growth had all but ceased and decline was soon to set in.

C’est assez intéressant de voir comment il fournit la perspective contraire à celle de Lietaer, cette dernière ne cherchant aucune compréhension des facteurs dans l’économie réelle – Morgan distingue entre une économie réelle et une économie financière – qui font que nous sommes dans une situation où nous allons passer de la prospérité à la rareté. C’est le titre de la première section du chapitre 12, alors que Lietaer termine dans un monde d’abondance et de prospérité!  Le lyrisme de Lietaer n’aborde pas la question des externalités, c’est-à-dire les crises qui sévissent dans le monde; il n’aborde même pas le fondement dans le monde réel de l’économie monétaire qu’il critique. Comme Morgan insiste: «the financial economy of money and debt is subservient to the real economy of labour, goods and services»…

Morgan écrivait en 2012-2013, juste avant la baisse dramatique du prix du pétrole (et d’autres choses…). Encore une fois, devant l’importance du portrait du déclin qu’il fournit, on peut se demander s’il ne présage pas dans ce livre, comme la baisse des prix semble suggérer, la situation de l’effondrement déjà projetée par Halte. Morgan non plus n’aborde la question des externalités, et même si le thème fondamental du livre est que nous sommes devant des crises en termes d’approvisionnement en énergie, il n’aborde pas la question des changements climatiques. Le portrait en est un d’un pays qui ne sera pas capable (pas plus que les autres) de respecter l’engagement de fournir les 100$ milliards par année pour permettre aux pays pauvres de s’y adapter. Encore plus, nous voyons un pays qui fonce déjà dans un effondrement économique qui risque de fournir la réponse au défi des changements climatiques, mais pas – comme Turner le note – dans un sens positif… Comme dans Halte, ce sont les problèmes de l’économie dans son approvisionnement en énergie que nous devons craindre, puisque ceux-ci vont déclencher l’effondrement qui va régler ou presque le défi des changements climatiques.

Un programme pour les prochaines années

Morgan (comme moi) se demande au tout début comment il est possible que les évidences qu’il esquisse dans le livre échappent aux décideurs (auquel j’ajoute, aux intervenants de la société civile). Le livre en fournit ses réponses.

When we understand how the real economy works, we are bound to wonder quite why the world’s political leaders, economic advisors, bankers and businessmen allowed us to get into a position where monetary claims on the future had become so unsustainably excessive. This book divides the explanations for this into three broad, overlapping categories. First, it describes the emergence of an economic and social culture which glorifies reckless, debt-fuelled consumption over more prudent behaviour. This was compounded by a disastrously mishandled commitment to globalisation. Third, there has been a progressive degradation of those statistical measures which might otherwise have given us clear warnings about what has been happening.

Il y revient à la fin:

These challenges cannot simply be wished away, but must be confronted if society is to make the best of the impending era of scarcity. What this in turn means is that every economic, political and social assumption based on growth is about to be invalidated, and psychological adjustment to life after growth will be extremely difficult. […] For Western citizens, then, the era of growth has lasted for at best 200 years, barely 0.4% of the minimum of 50,000 years that mankind has existed. Considered as a 24-hour day of which now is midnight, we may have started farming at about 7.15 this evening, but we have only been living with industry and assumed growth since 11.54pm. For people in many other countries, the state of assumed growth has lasted for an even shorter period of time, in some cases for a lot less than 50 years. (chapitre 14, première section)

On voit dans ce portrait, dans cette critique, ce qui peut être derrière les grandes orientations du gouvernement Trudeau, où le programme des infrastructures cherche à s’attaquer à une décroissance qui semble inéluctable et où le maintien de l’exploitation des réserves d’énergies fossiles, dont les sables bitumineux, est incontournable pour maintenir un semblant de croissance. Les infrastructures risquent d’être en bonne partie dans le réseau routier qui ne générera pas une relance, ciblant au contraire une partie de l’activité économique – les transports, dont le commerce sur de longues distances – qui est destinée à décroître peu importe les efforts qui y sont consacrés, et l’exploitation des énergies fossiles – qui serait rendue possible par les pipelines que le gouvernement voudrais bien voir se réaliser – également vouée à un déclin en raison de leur ÉROI anémique; ce déclin ne sera pas en fonction de l’Accord de Paris, mais bien plutôt fonction du trop bas taux de rendement de ces énergies non conventionnelles. Voir les États-Unis rentrer dans ce scénario ne fait que faire résonner l’appel de Trump pour une renégociation de l’ALÉNA (même s’il vise surtout le Mexique) dans son propre effort désespéré à rendre aux États-Unis une nouvelle ère de croissance et de prospérité.

La vision de Morgan, allant dans un sens contraire, se résume également dans le chapitre 14:

The best way to address the conservation issue is to picture an energy-efficient society of the future, and to address the positives as well as the negatives in this situation. There are at least four facets of this future society that we can envisage. First, personal vehicle use is going to be supplanted by public transport, and any private vehicles that remain are going to be far more energy-efficient than those of today. Second, human habitation is going to need to be far more concentrated. Third, energy efficiency will dictate that supply-lines will need to be much shorter than they are today, with greater emphasis on local supply and local self-sufficiency. Fourth, measuring the quality of our lives by the quantity of our possessions is going to have to be confined to history in a world whose material capabilities have been compressed by the ending of an era of energy abundance.

Voilà le programme qu’il est important de faire comprendre par la population. Celle-ci suit bien les inquiétudes des politiciens et les médias face à la croissance anémique, et semble bien consciente que les choses ne tournent pas rondement. Au fond, le gouvernement Trudeau, suivant un vieux modèle qui contraste avec l’âge du Premier ministre, a gagné ses élections (contre les néo-démocrates qui savaient un peu mieux) en faisant miroiter les mêmes promesses que Trump, les conneries en moins… C’est à craindre que nous n’aurons pas les luxes de telles illusions lors des prochaines élections. Et Morgan ne réalise pas jusqu’à quel point ceci ne s’applique pas à 80% de la population humaine, qui connaît déjà les conditions qu’il décrit…

Et même le présent

Morgan rentre même, dans ce contexte, dans le débat entre ceux qui prônent l’austérité et celles qui prônent des incitatifs visant à stimuler le système. Comme j’ai déjà indiqué ailleurs, il est difficile de se positionner dans ce débat, même si celle qui s’oppose à l’austérité se montre moins dogmatique sur le plan économique et plus soucieux d’une situation qui semble de présenter de toute façon. Reste que les tenants des deux positions sont foncièrement inscrits dans l’effort de maintenir le système économique actuel en vie.

The current economic debate – between those politicians and economists who advocate ‘sound money’ and ‘austerity’, and those who favour ‘stimulus’ and ‘intervention’ – reflects this complacency and lack of preparedness. Though heated, this argument is rapidly assuming all the relevance of last-minute discussions about how to rearrange the deck-chairs on Titanic.

Les exemples de monnaies coopératives présentés par Lietaer représentent des réponses dans la plupart des cas à des situations où «on commence à voir un système qui pourrait fonctionner là où une société n’a plus les moyens (financiers…) de fournir les services traditionnellement attendus d’elle». Ce qui semble clair en suivant l’analyse de Morgan est que ce sont aussi les populations des pays de l’OCDE (pour suivre Morgan) dans leur ensemble qui s’apprêtent à en avoir besoin, qui ressentent bien cette situation et qui, aux États-Unis, a voté pour Trump en espérant que ce dernier pourra livrer le salut, même s’ils en ont probablement de gros doutes…

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À la recherche de solutions – 1: la théorie économique

Dans mon dernier article, je réfléchissais sur le rôle que les inégalités sociales et économiques ont pu avoir dans l’élection présidentielle américaine. Trump semble avoir joué sur une corde très sensible à cet égard, reflet d’une déstabilisation importante de la société américaine. Ceci est loin de l’effondrement projeté par Halte, mais permet de compléter le portrait de ce qui se trame en ciblant les conséquences de l’effondrement projeté.

Le débat sur la loi 25 sur l’aide sociale a suscité récemment un article dans Le Devoir par Martin Petitclerc et Cory Verbauwhede fournissant une perspective historique sur l’idée de la «citoyenneté sociale». Dans «L’aide sociale et la peur de la faim», cette idée est attribuée à Thomas Humphrey Marshall et son article «Citizenship and Social Class» (1950), et l’idée de base est que le principe de la citoyenneté devrait primer celui du marché dans une société démocratique.

Pour Marshall, la citoyenneté sociale devait procurer à tous les membres d’une communauté politique démocratique les conditions minimales d’existence leur permettant de jouir de leurs libertés civiles (liberté de travailler, de penser, de circuler, etc.) et d’exercer pleinement leurs droits politiques (participation à la vie civique, vote aux élections, etc.). Cette conception de la citoyenneté sociale a été l’une des idées politiques les plus importantes du XXe siècle. Elle est toujours au coeur de la plupart des demandes citoyennes visant à réduire les inégalités sociales engendrées par le système économique.

On peut y voir une version du rejet apparent de l’establishment par le vote de la semaine dernière: l’élite américaine aurait primé l’économie – voir «It’s the economy, stupid» du candidat Bill Clinton en 1992… – par rapport à un ensemble de valeurs qui définissent les sociétés. Ce thème revient régulièrement dans mon blogue, où je mets un accent sur l’absence de prise en compte des externalités de l’activité économique par, justement, l’establishment en place maintenant depuis des décennies.

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Les auteurs de l’article commentent la «citoyenneté sociale»:

Au XIXe siècle, le développement du capitalisme et du marché du travail a été accompagné d’une politique extrêmement punitive visant à restreindre considérablement, voire même à interdire l’aide publique ou privée aux pauvres «sans contrainte à l’emploi». Pour les capitalistes et les réformateurs convaincus de l’équilibre naturel du marché, seule la crainte de mourir de faim était un incitatif assez puissant pour convaincre les pauvres, continuellement soupçonnés de paresse, de se trouver un emploi, quel qu’il soit.[i]

Après un siècle d’une cruelle et inefficace chasse aux «mauvais pauvres», Marshall en est arrivé à la conclusion que cette politique cynique de la faim empêchait les sociétés démocratiques de réaliser pleinement les promesses de l’égalité citoyenne. […]

L’aide de dernier recours à l’égard des personnes les plus pauvres ne devrait pas relever d’une charité humiliante, mais d’un droit.

La référence à Marshall fournit un fondement théorique pour les critiques de l’approche à l’austérité du gouvernement actuel, soulignant l’importance d’une théorie économique dans l’approche à la résolution de problèmes sociaux majeurs. Pour les critiques venant des économistes hétérodoxes, on peut voir l’article de l’IRIS (en fait, il y en a plusieurs sur la question) «L’après PL70: Gare à la hauteur de la barre à l’aide sociale». La référence à Marshall va directement au but, soulignant les choix que nous avons face à eux et ouvre la porte à une analyse des fondements économiques de nos gouvernements.

La théorie économique et l’équilibre

Il nous faut d’abord voir disparaître (quel rêve) l’économie néoclassique. J’ai déjà fait une série d’articles sur l’économie écologique, dans un effort de familiariser le lecteur à une approche à la compréhension des théories économiques qui offre le potentiel de nous aider dans la recherche de solutions pour les grands défis de notre époque. Dans un premier article, j’esquisse le portrait de la situation (une absence complète d’un recours à cette théorie économique), en faisant référence à mes «observations» comme Commissaire au développement durable, où je cherchais à présenter quelques fondements de l’économie écologique, et à un manifeste pour un enseignement de l’économie plus pluraliste.

Dans un deuxième article, je fournis d’autres pistes pour une compréhension de l’économie écologique et j’introduis la notion d’«externalités» comme élément fondamental dans une critique de l’économie néoclassique qui domine les processus décisionnels depuis longtemps. Je souligne que même le (une certaine branche de) FMI reconnaît la pertinence de l’approche de cette autre vision de l’économie.

Un troisième article rentre un peu plus dans les détails, et fournit un aperçu d’un livre produit par un ensemble d’économistes écologiques renommés, Vivement 2050!. Le contraste y est fait entre l’économie néoclassique (un désastre) et l’économie verte (une illusion), d’un coté, et l’économie écologique de l’autre, cette dernière insistant sur le rejet de la recherche de la croissance qui est fondamentale aux deux autres. Finalement, les auteurs suggèrent que nous sommes soit devant la réalisation de leur rêve, soit devant un effondrement de notre civilisation.

Suite à la lecture récente de plusieurs ouvrages touchant les théories économiques et la recherche de solutions, je présenterai dans mes prochains articles une série de réflexions sur les lacunes, d’abord dans la théorie économique néoclassique, dominante, ensuite dans ces ouvrages eux-mêmes, tout en faisant ressortir leur contribution à la recherche de solutions.

Plusieurs interventions de Gaël Giraud, économiste français, le montrent très sensible aux enjeux du développement économique associés à l’énergie, surtout l’énergie fossile. En 2014, pour expliquer une partie de sa pensée, très critique des économistes néoclassiques, il réfère au livre de Steve Keen (2000, 2011) et annonce qu’il est en train d’en assurer la traduction. Debunking Economics: The Naked Emperor Dethroned deviendra L’imposture économique.

Keen est connu pour avoir été parmi les quelques économistes (12, selon Dirk Bezemer) ayant prévu la Grande Récession, cela en fonction de sa critique de fond de la théorie économique néoclassique, en opposition aux projections de la Grande Modération faites par les économistes néoclassiques. Ces derniers – la vaste majorité des économistes actuels – adhèrent à un modèle qui met l’équilibre du marché au centre de leur analyse, ce qui, à leurs yeux, rend des catastrophes comme la Grande Récession impossibles. Comme Keen souligne au tout début de la deuxième édition de son livre, il a de l’espoir cette fois-ci pour que «quelque chose de nouveau et indigestiblement différent de la sagesse qui prévaut pourrait résulter de la crise … si l’économie peut être persuadée à abandonner son obsession avec l’équilibre» (5). Petitclerc et Verbauwhede suggèrent que cela n’est pas encore arrivé…

Équilibre et instabilité

Selon Bezemer, quatre éléments étaient communs au travail des économistes comme Keen ayant prévu la crise, soit: des préoccupations pour les actifs financiers et non seulement pour les actifs de l’économie réelle; les flux de crédits qui financent les deux formes d’actifs; la croissance de la dette associée à la croissance de la richesse financière; les relations comptables entre les secteurs financier et réel de l’économie (Keen, 12). Finalement, il s’agit de fils conducteurs pour le livre, structuré selon d’autres paramètres.

Keen projette un livre spécifiement sur ces questions (avec le titre provisoire de Finance and Economic Breakdown) mais a été ramené à la révision du livre Debunking Economics pour répondre à la masse de critiques dont son livre de 2001 était la cible. Dans le chapitre 13, «Why I Did See ‘It’ Coming», il présente les fondements de sa réflexion sur les causes de la Grande Récession (et de la Dépression). Ces fondements ciblent le rôle de la dette dans une économie capitaliste, plus précisément, l’éclatement d’une bulle spéculative financée par la dette; les questions touchant le chômage y sont centrales. Parmi les données qu’il utilise sont celles qui montrent que le taux de chômage était de 4,7% pour 1920-1929 et de 8.8% pour 1999-2009. « La Dépression reste la plus importante crise économique que le capitalisme ait jamais expérimenté, mais à l’égard de toute métrique touchant la dette, les forces qui ont causé la Grande Récession étaient plus imposantes» (350).[ii]

Ce chapitre 13 suit un chapitre 12 où Keen expose et critique l’interprétation de Ben Bernanke, ancien président de la Réserve fédérale américaine, de la Dépression, concernant laquelle ce dernier est considéré un expert. Clé dans l’analyse est une critique de l’intervention de Bernanke face à la Grande Récession, partant d’un discours en 2004 sur ce que Bernanke appelait la Grande Modération, prévoyant une longue période sans effondrement – trois ans avant la Grande Récession. Keen y fait intervenir (298) le travail de Hyman Minsky et son Hypothèse d’instabilité financière, pour y revenir en détail dans le chapitre 13.

Tout au long de son analyse, Keen fait référence à «l’obsession» des économistes néoclassiques pour l’équilibre des marchés. Finalement, il s’agit du fondement de l’incapacité de ces économistes de prévoir la Grande Récession, en fait, de prévoir autre chose que des marchés évoluant en permanence avec une certaine stabilité autour d’un équilibre. Il fascine dans sa déconstruction du modèle économique dominant qui est centré sur la croissance de l’activité des marchés dans la conviction que (i) l’équilibre s’y trouve en permanence et (ii) cet équilibre et cette croissance peuvent se poursuivre en faisant abstraction de leur dépendance absolue à un approvisionnement en ressources et à un territoire fonctionnel.

Son jugement global: «La vision néoclassique en ce qui a trait à une économie de marché en est une d’équilibre permanent. […] Pourtant, il existent des préconditions pour que cet état d’équilibre s’applique, et une importante recherche a établi qu’aucune de ces conditions ne tienne» (19). Le livre détaille cette recherche, utilisant une approche qu’il appelle «verbale» par comparaison à l’approche mathématique qu’il considère essentielle et qu’il détaille dans ses publications techniques.

Un effondrement, des effondrements, la croissance

Aujourd’hui, en suivant la piste du modèle de Halte à la croissance, il y a des raisons de croire que l’effondrement projeté par son modèle, éminemment en lien avec les processus ordinaires de l’activité économique et sociale et de leur cadre écologique, soit possiblement en cours. Je rappelle les composantes de ce modèle: l’utilisation des ressources naturelles non renouvelables (en quantités finalement exponentielles et menant à une situation de pénurie relative); la production industrielle (dépendant des ressources, dont l’énergie fossile, celles-ci de toute évidence en décroissance continue); une démographie en croissance importante depuis des décennies (et incitant à une plus importante production industrielle et par conséquent une plus grande consommation de ressources); une alimentation de cette population venant d’une production agricole de caractère industriel dans les pays riches (qui dépend d’intrants en ressources en plus de territoires de moins en moins disponibles, résultat de la croissance démographique); une pollution des milieux de vie (dont l’importance est fonction en bonne partie des quatre autres paramètres et qui comporte des limites pour éviter des dysfonctionnements catastrophiques).

Le livre de Keen ne contribue pas à ce jugement sur la pertinence des travaux de Halte, son thème étant l’importance de reconnaître des effondrements de temps en temps comme inhérents dans le capitalisme, cela en opposition à l’idée qu’il y ait un équilibre permanent dans les marchés. Le livre passe en revue toute une série de fondements de l’économie néoclassique qui domine toute analyse économique contemporaine, et l’ensemble fournit amplement de raison de croire qu’il a raison; il rejoigne en fait une multiplicité de critiques de l’économie néoclassique qui finissent par permettre de croire que le débat technique est fondé.

Le rôle de la croissance – ma grande préoccupation – se voit dans le livre en suivant avec une certaine attention, même s’il n’y a que deux références dans l’Index à ce concept, celles-ci à la théorie néoclassique de la croissance. On voit par contre que la croissance est jugée, même par Keen, aussi essentielle pour le maintien du capitalisme que l’équilibre l’est pour les économistes néoclassiques dans leur univers.

En outre, dans les 459 pages du livre de Keen, je ne trouve qu’une seule référence à ce qu’il aurait pu, qu’il aurait dû identifier comme l’économie écologique; les derniers chapitres du livrent portent précisément sur les théories économiques alternatives à celle néoclassique, mais l’économie écologique y est absente. Keen se restreint à cet égard à une note de bas de page: «L’économie ne reconnaît pas l’enjeu de la soutenabilité écologique, même si ceci doit clairement être considérée par une économie réformée» (121).

Dans une autre note de bas de page, Keen admet: «La question quant à la possibilité que cette croissance puisse être maintenue indéfiniment est une toute autre question que je n’aborde pas dans ce livre. Sur cette question, je considère Halte à la croissance comme la référence définitive» (224). Fin de l’histoire pour toute autre réflexion que celle d’un économiste. Aussi libéré qu’il soit du modèle dominant, Keen se montre finalement presque aussi déconnecté de la réalité que les économistes néoclassiques qu’il critique – pour leur déconnection de la réalité. Tout le travail de l’équipe de Halte aboutit au constat que le scénario de base – celui du «business as usual» – aboutit à un effondrement du système capitaliste dont il est question dans mes articles depuis des années maintenant. Keen cherche plutôt une nouvelle théorie économique du capitalisme.

Comment aborder cet argument technique

Keen souligne, dans sa critique fondamentale de l’économie néoclassique, que «l’instabilité est fondementale à n’importe quel système dynamique et croissant. […] L’obsession néoclassique pour l’équilibre constitue donc un obstacle à la compréhension des forces qui permettent à l’économie de croître, alors que la croissance a toujours été un aspect fondemental du capitalisme» (224). L’objectif de son travail, majeur, est d’essayer de sortir les économistes néoclassiques de leur rôle de conseillers et de décideurs face aux crises qui sévissent. Ce n’est pas avec leur hypothèse de marchés efficients qu’ils vont réussir à nous permettre un «retour à la prospérité» (3).

D’une certaine façon, je me réfère à Keen comme lui à Halte. Le livre de Keen (j’en ai fait la lecture – et la relecture – en anglais) est technique, et je ne prétends pas avoir la compétence pour porter un jugement sur les arguments fournis ni sur les répliques faites par les économistes néoclassiques. Il souligne par ailleurs qu’il ne présente même pas dans le livre les arguments mathématiques qui fondent sa critique formelle, puisque ceux-ci exigent de porter le débat au niveau de personnes ayant des doctorats en mathématiques aussi bien qu’en économie (voire aussi en physique). Comme il le dit autrement, la plupart des étudiants (et il ajouterait ailleurs les profs…) en économie sont ni suffisamment littéraires ni suffisamment numéraires (20-21).

Le livre est écrit en ciblant les économistes néoclassiques. La première édition, comme il dit, ciblait les gens qui s’intéressent au bien commun. Il sent qu’il a échoué, mais revient à la charge en insistant que son livre fait la critique en se fondant sur la théorie économique elle-même (24-25). En ce sens, il prétend que sa critique sort des interventions politiques dont le fondement est autre; le sien n’est pas de gauche ou de droite, elle a un fondement logique (28).

Les interventions des économistes néoclassiques soulèvent tellement de mises en question que nous n’avons finalement pas besoin de ces doctorats pour se satisfaire que Keen a raison, probablement sur toute la ligne. Keen ne semble pas voir la nécessité d’intégrer l’analyse de Halte dans son travail; de mon coté, je ne vois pas trop comment intégrer l’analyse de Keen dans l’effort de trouver une façon de nous préparer pour l’effondrement, même si plusieurs critiques de Halte souligne ce qu’ils considèrent une faiblesse de son modèle, soit l’absence de prise en compte des enjeux financiers.

Finalement, cette lacune ne semble pas importante pour son argument de base, que le fonctionnement de l’économie réelle, totalement dépendant de ressources naturelles, va se buter à une situation d’effondrement. Qu’il y ait d’autres dysfonctionnements du capitalisme et de son secteur financier qui aboutissent à des effondrements (peut-être sur une base cyclique, peut-être de façon définitive) ne fait qu’aggraver la situation dans laquelle nous nous trouvons après tant d’années de prospérité constituant finalement une illusion, un rêve, une escapade temporaire dans la condition humaine.

Keen insiste sur l’importance de trouver une autre théorie économique du capitalisme. Devant la nécessité pour toutes ces alternatives à maintenir la recherche de la croissance, il n’est pas clair que son effort de faire disparaître les lubies de l’économie néoclassique soit de beaucoup d’utilité – sauf pour nous satisfaire que nos économistes en position d’influence vivent sur la lune tout comme les politiciens eux-mêmes.[iii] L’article de Petitclerc et Verbauwhede n’allait pas assez loin.

 

 

[i] Dans sa réplique à l’article du 17 novembre, le ministre Blais assure justement que les coupures menacées sont rarement appliquées (parce que les récipiendaires de l’aide sociale ont peur de la faim, devrait-on ajouter…).

[ii] Il est tentant d’y voir un élément important dans l’élection récente de Donald Trump, élément rendu moins évident avec les transformations au fil des décennies de la façon de calculer le taux de chômage, qui était officiellement 5% au moment où Keen écrivait, près de celui des années 1930. Comme fait Tim Morgan dans Perfect Storm, Keen se réfère à Shadowstats pour faire ressortir la gravité du problème, soit un taux réel de chômage de 8,8%…

[iii] Keen maintient un blogue où il met l’accent sur la compréhension de la dette. Dans son dernier article, en date du 5 octobre 2016, il aborde «Olivier Blanchard, Equilibrium, Complexity, And The Future Of Macroeconomics»

 

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Croissance verte, croissance inclusive – le jeu continue, à Davos

Mon recours à des analyses critiques de documents venant des grandes organisations internationales peut certainement paraître redondant pour plusieurs, et la lecture que j’en fais ne me met pas en extase. Reste que la présence de nombreux adhérents à l’économie verte et, plus généralement, à l’espoir que nous allons pouvoir prendre le contrôle de nos crises environnementales, sociales et économiques avec une transition en douceur m’amène à revenir sur les questions de temps en temps, pour souligner les failles dans l’approche. Par ailleurs, le sens de justice est un critère important du récent Manifeste pour un grand bond en avant, et c’est l’objectif clé de l’effort du Forum économique mondiale (WEF) de Davos dans le document commenté ici, ciblant la «croissance inclusive», complément de la croissance verte de Rio+20… À noter la récente intervention de Mark Carney mettant un accent sur de véritables coûts de la transition vers l’économie verte, et une échéance serrée pour celle-ci, rare bémol parmi ses promoteurs.

C’est comme si le rapport de 2009 de Stiglitz, Sen et Fitoussi, analysant toutes les failles dans le recours au PIB comme indicateur, n’a jamais été produit. Le récent document du World Economic Forum de Davos (WEF), The Inclusive Growth and Development Report 2015, s’ouvre en laissant de coté les corrections qui s’imposent (finalement, rien de neuf dans cela) et propose d’aller plus loin, en proposan la croissance inclusive :

Inclusive growth has been defined as output growth that is sustained over decades, is broad-based across economic sectors, creates productive employment opportunities for a great majority of the country’s working age population, and reduces poverty. Inclusive growth is about both the pace and pattern of economic growth.

Photo Harvey Mead  Dans le bidonville Kibera de Nairobi, où vivent environ un million de personnes, la vue des châteaux des riches est omniprésente, comme un peu partout dans le Sud.

However one defines it, there is no bigger policy challenge preoccupying political leaders around the world than expanding social participation in the process and benefits of economic growth and integration. A central lesson of the recent financial crisis is the need for a rebalancing of the emphasis placed by policymakers on drivers of what could be considered the “top-line” measure of national economic performance, GDP per capita growth, on the one hand, and factors that influence its “bottom-line” performance in achieving broad-based progress in living standards, on the other. In advanced and developing countries alike, it is increasingly recognized that GDP per capita growth is a necessary but not sufficient condition for the satisfaction of societal expectations.

Even if the precise nature and relative importance of the causes of rising inequality remain in debate, a geographically and ideologically diverse consensus has emerged that a new, or at least significantly improved, model of economic growth and development is required…. This new political consensus about inclusive growth is rooted in a significant widening of inequality, affecting economies at various levels of development. (p.1)

Le constat est unanime à l’effet que la croissance non-inclusive perdure maintenant depuis des décennies et l’intervention de l’élite de Davos sur la croissance inclusive ne pourra être confirmée qu’au bout de quelques autres décennies, selon la définition donnée. Face à son propre constat de risques dramatiques et de tendances lourdes nous menant à une catastrophe appréhendée, Davos fonce dans le déni (suite…)

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Tout peut changer, de Naomi Klein : Tout change, mais rien ne suggère que tout peut changer comme on veut.

En 1966, après la naissance de nos deux enfants à 15 mois d’interval, mon épouse et moi avons décidé d’arrêter la famille à 4. Plusieurs raisons jouaient un rôle dans la décision, mais pour moi, c’était la conviction que deux enfants étaient une limite dans un contexte de crises environnementales empirées par la croissance démographique. Il était fascinant, 50 ans plus tard, de lire dans ce contexte This Changes Everything, de Naomi Klein: après plus de 400 pages de cette intéressante présentation du défi des changements climatiques, Klein débute le Chapitre 13, le dernier, sur le droit de se régénérer, avec la narration de ses difficultés, à la fin de la trentaine, dans l’effort de concevoir un enfant. Elle décrit dans ces pages sa réaction à l’époque aux échanges avec des environnementalistes dont les propos portaient sur nos responsabilités envers nos enfants et nos petits-enfants. Elle trouvait dans sa réaction personnelle de ne pas être mère une source de réflexion sur les maux qui affligent la planète et y voyait le reflet d’une sorte de syndrome d’infertilité de la planète elle-même. Nulle part, par contre, ne paraît une indication que parmi les principaux défis de l’humanité actuellement est le défi de sa grossière fertilité, où, par exemple, l’Inde ajoute à sa population (surtout à sa partie pauvre) environ 55,000 personnes net par jour

Photo Marie-Josée Bergeron à la gare de Varanasi en Inde, le 18 février 2014 Je n’arrive pas à éditer le texte ci-dessus, qui devait se lire comme suit: L’inde connaît une croissance démographique d’environ 20 millions de personnes par année, alors que la Chine est en voie de stabiliser sa population, mais cela à environ un milliard et demi de personnes (contre environ 500 millions il y a un demi siècle). Les défis pour les deux pays restent énormes, alors qu’ils n’ont pas les ressources nécessaires sur leurs territoires respectifs pour assurer un bien-être minimal à leurs populations. Pour une analyse en profondeur de ces enjeux, voir The Security Demographic: Population and Civil Conflict after the Cold War, par Richard P. Cincotta, Robert Engelman and Daniele Anastasion (Population Action International, 2003). Le document n’est plus disponible en ligne, et je l’ai donc rendu disponible sur mon site, à http://www.harveymead.org/wp-content/uploads/2013/06/Security-Demographic-2003.pdf.

J’attendais ce dernier chapitre, et la Conclusion, pour mieux saisir le positionnement ultime de Klein face au sujet du livre, les changements climatiques qui menacent à court terme l’avenir de l’humanité. Un sens du temps parcouru me frappait: Klein ne réalise pas que les «générations futures» de la Commission Brundtland ne sont plus nos enfants et petits-enfants, mais des gens de l’âge de Klein – elle est l’enfant de Brundtland, et son livre montre jusqu’à quel point Brundtland voyait juste. Ses engagements pour son enfant (elle a finalement réussi) doivent être, finalement, pour elle-même.

Comment se positionner

La situation me rappelle celle de David Suzuki, dont je suis les analyses des problématiques environnementales sur The Nature of Things depuis probablement plus de 30 ans (tout comme celles de Klein, sociales et socio-économiques, depuis près de 20 ans et la publication de No Logo). C’était la fille de Suzuki qui a livré le plaidoyer pour les jeunes au Sommet de Rio en 1992 et qui est revenue, avec son père, pour condamner l’échec de l’humanité dans les vingt ans qui suivaient, lors d’interventions à Rio+20 en 2012.

J’attendais la chance de lire le nouveau livre de Klein depuis plusieurs mois, et les 300 premières pages me rejoignent presque au paragraphe près. (suite…)

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Sortir le Québec du pétrole

Je ne connais pas les dessous de ce livre[1], mais sa production a été une opération éclair dirigée par Ianik Marcil, conseillé par Dominic Champagne et Sylvie Van Brabant. Comme pour la plupart des auteurs, mon court chapitre n’exigeait pas une grande réflexion, portant comme il fait sur des préoccupations de longue date. Reste que le fait de convaincre une quarantaine de personnes de mettre leur pensée par écrit dans un très court laps de temps était tout un exploit. À la lecture, je trouve intéressante l’expérience de pouvoir établir le contact avec autant d’auteurs, et de passer des unes aux autres, rapidement, parce que les textes sont courts, et d’actualité.

L’effort d’imaginer la société à venir

Je ne connais pas Ianik Marcil, en dépit du fait que j’essaie de prends le pouls de nos économistes depuis des années maintenant. Je le connais à peine mieux en lisant sa page web, tellement il est partout et commentant différents sujets d’importance; il est «spécialisé en transformations technologiques et sociales, en développement économique, justice sociale et économie de la culture». Finalement, son introduction au livre, «Drogue dure», m’explique un peu pourquoi il se présente comme «économiste indépendant», plutôt que, par exemple, comme économiste hétérodoxe, terme qui réunit la plupart de nos économistes de gauche.

Source : Graham M. Turner, «Looking Back on the Limits of Growth», 2008  Le graphique montre la comparaison entre les données réelles sur 30 ans et les projections de l’équipe du MIT en 1972. L’ellipse en noir souligne l’inflexion de la courbe pour la population humaine vers 2030, cela après l’inflexion d’autres courbes, dont celle pour la production industrielle. Turner est revenu en 2012 avec les données sur 40 ans, sans fournir un graphique similaire, même si les tendances se maintiennent. «On the Cusp of Global Collapse?», Gaïa, 2012, p.123.

Marcil met de l’avant, dès les premiers paragraphes, les préoccupations des grandes institutions économiques comme le Fonds monétaire international (FMI) et le Forum économique de Davos face aux changements climatiques. C’est l’effondrement même de notre système économique qui est en jeu, souligne-t-il, citant la président du FMI à l’effet qu’à moins de trouver une croissance verte, les «générations futures seront rôties, toastées, frites et grillées».

Il prend les travaux de l’équipe de MIT pour le Club de Rome dans Halte à la croissance comme élément explicatif (en partie) de la situation. Les crises imbriquées décrites par ces travaux fournissent le portrait d’un monde où les écosystèmes, les sociétés et les économies s’alimentent mutuellement face à la croissance démographique et à celle de la pollution pour nous mettre devant le mur. Premier élément discordant dans le portrait présenté par Marcil : les chercheurs du MIT projetaient cet effondrement d’ici 30 ou 40 ans, dit-il, alors que la date fatidique pour eux était clairement autour de 2025-2030, à peine d’ici une décennie (cliquer sur le graphique).

Il est déjà impressionnant pour moi de voir un économiste québécois faire résonner dans son petit texte le principal thème de mon blogue. Il n’arrête pas là, mais poursuit en citant les interventions récentes de Jeff Rubin, dont les analyses lient l’effondrement projeté à notre dépendance au pétrole. Une citation intéressante de La fin de l’abondance de John Michael Greer, dans le sens du titre de ce livre (publié par Écosociété en 2013), complète le tour d’horizon  … sauf pour un deuxième élément discordant. Marcil termine en faisant référence à la «transition écologique de l’économie» décrite par Louis Favreau et Mario Hébert. Pour lui, une transition en douceur semble apparemment toujours possible en dépit du portrait d’ensemble que Halte et Greer décrivent plutôt comme la fin de l’ère industrielle : «Pour arriver à imaginer et à mettre en œuvre cette transition … , il nous faut des connaissances, des analyses et des sources d’inspiration. Voilà l’objectif du présent livre … Les solutions existent» (16-17), insiste-t-il.

Le premier texte à suivre cette introduction est celui d’Éric Pineault et Laure Waridel signé pour Le Devoir l’an dernier. «Les trois mythes pétroliers» est intéressant, mais représente finalement un certain échec relatif du récent livre dans sa poursuite de son objectif, l’imaginaire de la croissance verte … échec comme le mien, dois-je admettre, dans l’effort de réunir un collectif d’auteurs pour cibler précisément cette société à venir, qu’il faut imaginer et ensuite préparer. Finalement, je cherche presque sans succès dans le livre de Marcil des textes qui fournissent les éléments qui décrivent «la transition écologique de l’économie» (et non seulement une transition énergétique). On y voit de nombreux textes qui décrivent bien un ensemble d’informations et de failles dans différents aspects du dossier pétrolier, mais on sent chez plusieurs des auteurs une sorte d’optimisme face à l’effondrement du système actuel que je n’arrive pas à partager.

Il semble en ceci y avoir beaucoup de ressemblances avec l’effort de cibler le même objectif par l’IRIS dans Dépossession, que j’ai commenté en quatre articles en mars et avril derniers avant de partir pour la Chine. J’y souligne que les auteurs ont bien décrit le passé et le contexte des crises qu’il nous faut résoudre, mais ont évité presque complètement l’effort d’imaginer notre avenir, effort nécessaire pour permettre l’effort de le préparer.

Syndicats et organismes écologiques

Je résume certains aspects du problème dans un texte de décembre dernier. Disons tout d’abord que nous manifestons un certain conflit d’intérêts dans notre mouvement contre le pétrole. Nous nous sommes plutôt bien adaptés au pétrole, depuis cinquante ans et plus, quand les dégâts de son exploitation et de son transport se trouvaient ailleurs. L’incapacité du pétrole conventionnel de répondre à notre demande croissante pour cette énergie extraordinaire a amené les pétrolières à l’exploitation du pétrole non conventionnel, à un prix bien supérieur, ce qui a permis l’exploitation des gisements nord-américains, dans le schiste et dans les sables bitumineux.

Je m’étais déjà proposé de suggérer, en 2005-2006, que les groupes acceptent l’arrivée de projets d’exploitation de pétrole dans le golfe, histoire de nous sensibiliser à ce qui se passait déjà un peu partout ailleurs et qui ne nous dérangeait pas assez pour demander que le monde sorte du pétrole (et du charbon, mais cela est une autre histoire). Voilà que, en dépit de notre opposition, nous nous trouvons confrontés à ses impacts et nous commençons à en voir leur importance – et leurs implications.

C’est Gabriel Nadeau-Dubois qui nous fournit le meilleur texte de la collection en ce sens. En ses quelques pages, il réussit à souligner de grandes problématiques presque pas mentionnées ailleurs dans le livre, et qui ne concordent pas d’emblée et évidemment avec l’économie verte soujacente à plusieurs des autres textes. Dominic Champagne nous met devant le défi de «nous réinventer» (206), mais Nadeau-Dubois passe proche d’en voir le piège en insistant sur le fait que «réinventer notre manière de travailler, de produire et de consommer … exige de repenser en profondeur notre système économique, ce qui implique d’assumer une rupture avec l’ordre actuel» (230). Même si lui aussi trouve évidente une orientation vers les «technologies et énergies vertes» (234), c’est dans un tout autre contexte.

La proposition (comme dans Dialogues pour un Canada vert) d’avoir recours aux énergies renouvelables pour maintenir nos sociétés énergivores est fondamentalement irrecevable, tellement elle en escamote les implications. D’une part, elle se fait en maintenant le modèle de développement actuel plutôt qu’un modèle alternatif que Nadeau-Dubois trouve nécessaire face à l’effondrement projeté par Halte. Notre défi n’est pas de trouver davantage d’énergie verte pour combler les lacunes laissées par une sortie du pétrole, mais de voir comment nous organiser pour réduire dramatiquement notre consommation excessive d’énergie. D’autre part, et poursuivant dans ce sens, les anciens débats sur le développement dans la Baie James, à la Manic et ailleurs, tout comme les récents débats sur l’éolien, devraient nous rappeler que même ces énergies «vertes» comportent des impacts, lors de la construction des installations tout comme en permanence devant la perte de territoire que celles-ci nécessitent.

Nadeau-Dubois met l’accent sur le fait que «le fossé séparant ces deux mondes [celui du mouvement syndical et celui des militants écologistes] est plus grand que les protagonistes impliqués ne le reconnaissent» (227) et que «les deux postures sont à la fois justifiées et insuffisantes» (228, ses italiques). Pour Nadeau-Dubois, les deux mouvements sont en crise, suite aux gains des néolibéraux face aux syndicats et à l’échec de l’effort de compromis pour les écologistes impliqué dans leur adhésion aux principes du développement durable. Il offre deux pistes de solution pour la transition: d’une part, le désinvestissement des syndicats dans le monde pétrolier; d’autre part, un accent sur les circuits économiques courts dans les régions. Un certain lyrisme accompagne ces deux propositions, où il met lui-même un accent sur des secteurs «verts et durables» à la place des secteurs où domine le fossile; il suggère possible pour la deuxième piste «l’épanouissement économique et social des communautés rurales de manière durable» (234). La contribution à l’objectif du livre, presque la seule, est importante. Reste pour l’ensemble de voir plus clairement les implications, ce qu’il ne fait pas.

Enjeux écologiques, enjeux économiques : indissociables

Fortune 500 1-12

Dans son court texte pour la collection, «À la guerre comme à la guerre», Ianik Marcil met un accent sur l’énorme importance économique de l’industrie pétrolière. Celle-ci représente 17 des entreprises à la Fortune 50, et cela pour 44% du chiffre d’affaires(132). J’ai déjà eu l’occasion de faire cette référence, mais en me limitant à la Fortune 12 pour 2012 (voir le graphique): s’y trouvaient Wal-Mart, symbole de notre surconsommation à bas prix, 9 pétrolières ou compagnies d’énergie et 2 compagnies d’automobile. Marcil ne le mentionne pas, mais je crois que les compagnies de construction d’automobiles devraient nous intéresser presque autant que les pétrolières. Ici au Québec, ni les unes ni les autres n’emploient beaucoup de monde; c’est probablement la construction tout court qui les remplace par son importance.

Les groupes écologistes savent que c’est presque impossible de contrer des propositions venant d’Hydro-Québec, tellement la construction (où la FTQ-Construction mentionnée par Nadeau-Dubois joue un rôle important) est omniprésente et représente des emplois en nombres importants et en région – et récemment il a été presque la même histoire avec la construction d’éoliennes, à plus petite échelle. En effet, il y a eu d’importantes oppositions aux récentes propositions d’énergies vertes, tout comme aux anciennes propositions. Cela est presque oublié dans les réflexions et les interventions contre le pétrole, mais tout au long de ces histoires, les groupes écologistes se trouvaient en confrontation avec les syndicats. Suggérer que ce serait un secteur de collaboration possible comporte le maintien du même modèle, suivant la même logique, mais avec l’étiquette verte en prime et en présumant que les critiques des énergies vertes à date pourraient être évitées.

Notre situation se manifeste autrement aussi. On décrit Nadeau-Dubois comme étudiant à la maîtrise en sociologie à l’UQAM, et voilà des liens que l’on peut soupçonner avec d’autres travaux, dont ceux d’Éric Pineault (sociologue et économiste à l’UQAM) et François L’Italien, qui ont montré les importants investissements de notre Caisse de dépôt et placement dans les sables bitumineux, celles qui assurent plus que tous les autres des retours intéressants sur le bilan de l’institution.

Nadeau-Dubois nous apprend que les deux institutions d’épargne collective de nos syndicats, le Fonds de solidarité de la FTQ et le Fondaction de la CSN, «investissent massivement dans les deux plus grandes entreprises de transport de pétrole bitumineux au pays … sans compter les investissements significatifs du Fonds dans la quasi-totalité des entreprises canadiennes exploitant les sables bitumineux» (233). Sans en réaliser pleinement les implications, nous disons souvent que notre économie roule sur l’énergie fossile, littéralement, dans le cas des autos, indirectement quand il vient à assurer notre «bien-être».

On comprend que les fonds des syndicats et la CDPQ investissent dans le pétrole parce que ce secteur est parmi les plus rentables en termes de retour sur l’investissement. La piste alternative, ciblant un transfert des investissements vers des «technologies et énergies vertes … mais aussi la culture, l’éducation et l’ensemble des services publics» (234), donne une idée de la «rupture avec l’ordre actuel» dont il parle: le retour sur l’investissement risque fort d’y être bien moindre, avec tout ce que cela  comporte. De la même façon, l’accent sur les circuits courts pourrait bien être associé à une nouvelle vitalité dans les régions, mais il n’est pas évident que cela permettrait d’éviter «l’appauvrissement» (229) que les syndicats cherchent à éviter. L’appauvrissement serait bien relatif, tout comme l’austérité.

Le portrait n’est pas clair, et on peut espérer que l’approche d’Éric Pineault ciblant une «économie ordinaire et vernaculaire» se montrera éventuellement pleine de pistes. Essentielle dans l’approche, dans la transition: une réalisation que les emplois hautement rémunérés dans la construction comme dans d’autres secteurs énergivores et intensives en ressources du modèle économique actuel ne pourront pas faire partie du Québec de l’avenir. Note discordant: Pineault et L’Italien proposent dans leur texte pour l’IRÉC (voir le lien plus haut) que le désinvestissement «pourrait signifier de mettre la CDPQ au service de la reconversion écologique de la base industrielle et énergétique du Québec. Cette reconversion aurait avantage à se faire plus tôt que tard puisqu’elle propulserait le Québec dans le peloton de tête des sociétés occidentales à fort potentiel d’innovation» – soit, nous maintenir dans l’ordre actuel…

L’automobile

Dans le livre dont j’ai essayé de coordonner la production et qui aller porter sur un portrait du Québec ayant opéré la rupture avec le système actuel – j’ai dû abandonner le projet devant mon incapacité de convaincre les auteurs de plusieurs chapitres clé à écrire leurs textes – j’ai écrit le chapitre sur la situation énergétique après la rupture. J’y rejoignais, presque à ma surprise, l’optimisme de plusieurs qui soulignent comment le Québec est bien placé face à l’effondrement du système économique qui s’annonce. Nous avons 50% de notre énergie à l’épreuve des soubresauts de l’économie mondiale et – contrairement à la volonté des promoteurs de l’économie verte de suggérer le maintien du système et un recours accru aux énergies renouvelables – j’y propose de nous restreindre à cette énergie pour fonder notre nouvelle société. Nous serions, même avec une telle réduction de notre consommation, parmi les plus importants consommateurs d’énergie du monde – c’est-à-dire, parmi les pays riches qui doivent s’organiser pour une opération contraction-convergence permettant aux pays pauvres d’atteindre un niveau de vie meilleur, le tout dans le respect des contraintes planétaires. Ce n’est pas seulement le Québec qu’il faut sortir du pétrole.

C’est là où s’opère la restructuration radicale de l’économie, mais dont il n’est presque pas question dans Sortir le Québec du pétrole. Nous ne devrions pas tout simplement électrifier notre réseau de transports, privés et collectifs, mais le transformer complètement en reconnaissance du rôle grossièrement excessif que l’automobile joue dans nos économies de consommation et la nécessité non seulement de sortir du pétrole, mais de sortir de la surconsommation. Dialogues en parle dans son récent document, et Renaud Gignac fournit pour ce livre quelques pistes dans son texte «La dépendance au pétrole plombe l’économie québécoise». Il cite entre autres un travail récent de Luc Gagnon qui souligne les coûts sociaux et économiques de l’automobile depuis des décennies. Par contre, et même en mettant de l’avant l’économie écologique, Gignac semble lui aussi succomber à la tentation d’un maintien du modèle actuel par une économie verte, comme le titre de son texte suggère.

Le pendant de ces sorties est une transformation de notre relation à l’emploi. Des emplois pour les femmes qui ont investi le marché de l’emploi depuis quelques décennies ont exigé que la taille de l’économie double pour leur trouver de la place; des emplois pour les milliards des paysans du monde actuel exigeraient quelque chose d’encore plus dramatique, même si nous savons que cela n’arriverait de toute façon pas dans le système actuel. En fait, cela n’arrivera pas non plus dans des sociétés restructurées et réinventées, parce qu’il est inimaginable de concevoir (comme le fait pourtant l’OCDE, la Banque mondiale et d’autres institutions de l’économie internationale dans leurs plaidoyers pour l’économie verte…) une économie mondiale plusieurs fois la taille de celle d’aujourd’hui, alors que celle-ci est déjà en dépassement de la capacité de support de la planète.

Alain Deneault a choisi de faire porter «Rendre révolue la colonie», son court texte pour le livre, sur autre chose, mais il le termine avec ce qui aurait pu mener à un autre texte : «[Dans] notre vaste zone administrative dans laquelle les colons ne disent rien parce qu’ils vivent comme les administrés des colonisateurs … tout ce qui compte est d’avoir un emploi … à moins de faire des assujettis du régime des citoyens d’un monde à s’offrir en partage» (192). Le texte d’Yves-Marie Abraham qui suit aborde directement ce qui est en cause : «Ce qu’il nous faut pour vivre». Ce qu’il nous faut sera beaucoup moins que ce que nous avons aujourd’hui, et le partage risque fort d’y être fondamental, en contraste avec la concurrence actuelle.

Le débat pour nous sortir du pétrole a beaucoup trop porté sur la bataille traditionnelle cherchant pour une énième fois à stopper des projets de notre mal-développement. Il reste toujours un besoin urgent pour faire le portait réaliste d’un Québec ayant passé à travers l’effondrement. Marcil débute le livre en soulignant que cet effondrement s’en vient, mais le livre n’arrive à nous fournir que quelques pistes pour passer à travers. Commençons par cibler une réduction de 50% de notre consommation d’énergie. Ensuite, cherchons à trouver comment identifier ce qu’il nous faut pour vivre sur cette planète malmenée (et pas seulement le long du fleuve potentiellement malmené) avec l’idée que cela aussi se situera dans l’ordre de 50% de moins, en travail rémunéré tout comme en objets de consommation…

L’élan global

Et voilà le problème de ce récent Manifeste, dont le texte termine le livre. Il s’y trouve une naïveté et un refus de voir la société «réinventée» comme elle devra l’être. J’ai signé le Manifeste, mais en soulignant que c’était parce que le texte reste juste assez flou pour ne pas me mettre dans la contradiction. «Nous avons la chance de vivre sur un territoire qui regorge de sources d’énergie renouvelable» [lire : que nous pourrons développer en remplacement de l’énergie fossile abandonnée], souligne-t-il, passant par la suite, pour la seule fois dans le livre, à noter que notre énergie renouvelable actuelle a été installée «en inondant la taïga, en déplaçant des nations autochtones, en détournant des rivières et en noyant épinettes, lichens et caribous» (311). Il poursuit pourtant avec l’optimisme de l’économie verte : «Les solutions existent. Nous avons les moyens technologiques et humains qui permettent de lancer un vaste chantier de développement véritablement durable, viable, juste et équitable. Nous avons le devoir les leaders de ce nouvel élan global qui marquera le 21e siècle» (312).

En passant à travers le livre, le lecteur (et les auteurs) oublient l’effondrement annoncé dès les premières pages, qui terminent avec cette même phrase: «les solutions existent». Il faut croire que l’erreur dans sa lecture des projections de Halte à la croissance, qui ciblent 2025 comme date fatidique plutôt que 2045-2050, amène Marcil à son propre optimisme, mais les travaux de Turner sur les données correspondant à ces projections (cliquer sur le premier graphique) suggèrent que nous sommes probablement déjà dans les premières perturbations de l’effondrement : l’absence de la reprise attendue après la Grande Récession; la baisse constante du niveau de croissance, même dans les pays émergents; la baisse du prix du pétrole, possiblement un recul face aux prix élevés que les économies ne pouvaient assimiler, baisse qui annonce une certaine sortie du pétrole plutôt inattendue; les inégalités rampantes partout sur la planète, susceptibles de perturber des sociétés entières et connues de toutes et tous…

Comme je suggère dans mon propre texte pour le livre, Brundtland a suggéré une croissance pour les moins nantis seulement, et les propositions pour une approche contraction/convergence reprend aujourd’hui le même thème. Nadeau-Dubois revient sur ce dernier élément en insistant sur le fait qu’il n’y a pas un, mais deux grands défis de notre siècle : les changements climatiques et les inégalités sociales (235, mes italiques).

 

[1] Sortir le Québec du pétrole, sous la direction de Ianik Marcil, avec la collaboration de Dominic Champagne, Pierre-Étienne Lessard et Sylvie Van Brabant, Éditions Somme Toute (2015)

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