Le sens du besoin d’un changement de paradigme – absent

L’absence d’une vision des changements de modèle (ou de paradigme) qui s’impose se manifeste de façon presque quotidienne. Quelques interventions récentes permettent de faire ce point, même si ce n’est pas nouveau… J’y laisse quelques extraits pour fournir de leur contenu.

La récession permanente hante toujours

Gail Tverberg s’est récemment penchée sur les maux de tête que l’économie donne actuellement aux grands stratèges (dont le Fonds monétaire international – FMI), avec un bon résumé de la situation en cause:

We have been hearing a great deal about IMF concerns recently, after the release of its October 2016 World Economic Outlook and its Annual Meeting October 7-9. The concerns mentioned include the following:

  • T[here] is too much growth in debt, with China particularly mentioned as a problem.
  • World economic growth seems to have slowed on a long-term basis.
  • Central bank intervention [is] required to produce artificially low interest rates, to produce even this low growth.
  • Global international trade is no longer growing rapidly.
  • Economic stagnation could lead to protectionist calls.
Stylized Minsky Cycle (source Wikipedia via Tverberg)

Stylized Minsky Cycle (source Wikipedia via Tverberg)

Elle suggère qu’une analyse de la situation exige une prise en compte de plusieurs des thèmes qu’elle développe dans son blogue:

It takes energy to make goods and services. It takes an increasing amount of energy consumption to create a growing amount of goods and services – in other words, growing GDP. This energy must be inexpensive, if it is to operate in the historical way: the economy produces good productivity growth; this productivity growth translates to wage growth; and debt levels can stay within reasonable bounds as growth occurs.

    • We can’t keep producing cheap energy because what “runs out” is cheap-to-extract energy. We extract this cheap-to-extract energy first, forcing us to move on to expensive-to-extract energy.
    • Eventually, we run into the problem of energy prices falling below the cost of production because of affordability issues. The wages of non-elite workers don’t keep up with the rising cost of extraction.
    • Governments can try to cover up the problem with more debt at ever-lower interest rates, but eventually this doesn’t work either.
    • Instead of producing higher commodity prices, the system tends to produce asset bubbles.
    • Eventually, the system must collapse due to growing inefficiencies of the system. The result is likely to look much like a “Minsky Moment,” with a collapse in asset prices.

The collapse in assets prices will lead to debt defaults, bank failures, and a lack of new loans. With fewer new loans, there will be a further decrease in demand. As a result, energy and other commodity prices can be expected to fall to new lows.

Et sa conclusion :

Once we understand the reason for our low-price problem – diminishing returns and the economy’s tie to the use of energy – it is clear that there is no way out of the problem over the longer term.

In the not-too-distant future, our low commodity price problem is likely to become a low asset price problem. Once this happens, we will have a huge debt default problem. It will also become harder to obtain new loans, because defaults on existing loans will have an adverse impact on the ability of banks to make new loans. Interest rates required by bond markets are likely to spike as well.

The lack of new loans will tend to depress demand further, because without new loans it is difficult to buy high-priced goods such as cars, homes, and factories. As a result, in the long run, we can expect lower commodity prices, not higher commodity prices. Oil prices may ultimately fall below $20 per barrel.

Ceci se résume par la prévision d’une «récession permanente»…

Revolution…Now

Il est intéressant de comparer cette réflexion avec celle du Département d’énergie américain (DOE), qui a publié un rapport en septembre intitulé Revolution…NowThe Guardian semble mener le bal dans sa couverture de ce rapport en revenant sur des avances intéressantes dans le déploiement des énergies renouvelables. Ce qui est important, l’article souligne, se trouve dans son titre, «DOE charts show why climate doom and gloom isn’t needed»:

It’s important to acknowledge the progress that’s being made, and retain a sense of hope and optimism that we can still avoid the worst climate consequences. This new DOE report highlights the fact that clean energy technology is quickly moving in the right direction, toward lower costs and higher deployment. 

Le ton du document lui-même suggère plutôt le même état d’esprit que celui du FMI, une préoccupation pour ce qui ne va pas bien, et une détermination de rester optimiste tout en reconnaissant que les progrès réalisés sont insuffisants. Point de départ pour la présentation, une décision de ne pas présenter le cadre pour une évaluation appropriée des «progrès» qui vient de l’Accord de Paris. Cet Accord a été signé par presque 200 pays, dont les plus dépourvus ne vont pas accepter de voir les pays riches continuer à évoluer avec leur dépendance énorme sur l’énergie globale.

J’ai déjà souligné l’importance du travail de Gignac et Matthews sur le budget carbone et la nécessité de cibler une convergence parmi l’ensemble des pays dans le cadre d’une limite en termes absolus des émissions qui donnerait une chance d’éviter les conséquences d’un réchauffement climatique hors de contrôle. Une figure fournit le portrait des défis, avec une baisse dramatique des émissions (et de la consommation d’énergie, doit-0n ajouter, pour une grande partie de la solution) dans les pays riches:

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Figure 1. Regional allocation of cumulative CO2 emissions following a linear emissions decrease to zero (left) and the RCP 2.6 global emission scenario (right). Per capita convergence occurs at the year 2035, and total cumulative emissions after 2013 are equal to 1000 Gt CO2 for both scenarios.

À la lecture du rapport du DOE, en tenant compte du budget carbone et de son allocation, il n’y a aucune raison de maintenir une attitude positive et de rejeter la préoccupation face à la situation (contrairement au titre de l’article du Guardian). Et le rapport lui-même ne représente tout simplement pas une «révolution», comme ses auteurs voudraient croire. Les intéressants progrès en matière de réduction d’émissions et de déploiement d’énergies renouvelables que le rapport présente n’arrive tout simplement pas proche de ce qui est requis, soit une réduction des émissions per capita de plus de 75% pour les États-Unis, cela pour 2035.

The DOE envisions wind generating 20% of the nation’s electricity by 2030 and 35% by 2050, with costs falling a further 35% by 2050. The DOE envisions that solar power could supply 27% of US electricity generation by 2050. 

Bref, en 2050, environ 60% de l’électricité serait renouvelable, et 40% venant du charbon ou du gaz (un peu du nucléaire et de l’hydro) – et cela n’aborde pas la question des transports et du pétrole, même s’il est question de la véhicule électrique dans le rapport. Toute la réflexion se fait donc sans un effort de préciser la situation décrite, en termes de conséquences pour l’avenir, et présente ce faisant l’échec chiffré de l’économie verte.

La convergence

La sorte d’analyse du DOE se fait dans un cadre national et les «progrès» se dirigent vers une situation où les pays riches comme les États-Unis risquent fort de devenir des «îles fortifiées» en essayant de maintenir leurs activités en fonction d’une production d’énergie nationale, dans la mesure du possible renouvelable, qui ne rencontre pas les exigences de l’Accord de Paris. On doit donc reconnaître une orientation qui fait abstraction de l’Accord tout comme de problématiques internationales liées aux inégalités, entre autres.

En outre, et même si on laisse tomber les préoccupations morales (et de politique internationale), l’analyse laisse de coté quand même les ressources et l’énergie nécessaires pour un déploiement à grande échelle de ces énergies renouvelables. Celles-ci sont énormes et comportent une dépendance souvent oubliée dans cet esprit de forteresse envers un approvisionnement venant de l’extérieur; entre autres, il s’agit d’importantes quantités d’énergie fossile nécessaire pour le déploiement, du moins dans les prochaines décennies.

Le tout se fait dans le cadre pris comme normal et inévitable, que la croissance économique va se maintenir et comportera des extrapolations presque folles pour l’ensemble des facteurs en cause, dont pour de nombreux pays d’une croissance démographique importante. J’ai déjà abordé la question, avec l’analyse du rapport de Greenpeace International sur le potentiel sur le plan mondial d’une transition vers une énergie complètement renouvelable d’ici 2050, dans l’esprit du document du DOE, avec un graphique plutôt déroutant tiré des données du rapport:

Les pays du groupe de «gloutons» qui compteront environ 2 milliards de personnes en 2050 auront réduit de façon importante quand même leur consommation d’énergie per capita par rapport à 2012; les pays de l’Europe de l’Est et de l’Eurasie, comme les pays du Moyen Orient, connaîtront une moins grande réduction, et reste dans le groupe de gloutons en 2050. Dans le deuxième groupe de pays toujours pauvres après presque 40 ans de croissance économique mondiale se trouvent l’Inde et l’Afrique qui, avec les pays de l’Amérique latine et de l’Asie autre, ont une population projetée en 2050 de 6 milliards de personnes. La Chine réussit à se tailler une place entre les deux. La lutte aux changements climatiques à la faveur des énergies renouvelables «réussit» mais laisse près des deux tiers de l’humanité dans la dèche. (divisions de l’auteur)

Les pays du groupe de «gloutons» qui compteront environ 2 milliards de personnes en 2050 auront réduit de façon importante quand même leur consommation d’énergie per capita par rapport à 2012; les pays de l’Europe de l’Est et de l’Eurasie, comme les pays du Moyen Orient, connaîtront une moins grande réduction, et reste dans le groupe de gloutons en 2050. Dans le deuxième groupe de pays toujours pauvres après presque 40 ans de croissance économique mondiale se trouvent l’Inde et l’Afrique qui, avec les pays de l’Amérique latine et de l’Asie autre, ont une population projetée en 2050 de 6 milliards de personnes. La Chine réussit à se tailler une place entre les deux. La lutte aux changements climatiques à la faveur des énergies renouvelables «réussit» mais laisse près des deux tiers de l’humanité dans la dèche. (divisions de l’auteur)

Dans l’Introduction du document, une curieuse note ouvre la réflexion sur ce qui ne sera pas une priorité dans le document, en dépit de plusieurs références à la volonté de cibler une «convergence» dans l’accès à l’énergie:

Between 2005 and the end of 2014 over 496,000 MW of new solar and wind power plants have been installed – equal to the total capacity of all coal and gas power plants in Europe! In addition 286,000 MW of hydro- , biomass- , concentrated solar- and geothermal power plants have been installed, totaling 783,000 MW of new renewable power generation connected to the grid in the past decade – enough to supply the current electricity demand of India and Africa combined. (p.8, mes italiques)

On note, tout de suite après ce paragraphe, que pendant la décennie en cause, la capacité des centrales au charbon installées était l’équivalente à celle des énergies renouvelables. Beaucoup plus frappant, c’est à peine que le document reconnaît le fait que l’Inde et l’Afrique ensemble représentent probablement un milliard d’êtres humains qui n’ont même pas de l’électricité en 2015; à la page 32, il note – pour la seule fois dans le document, je crois – qu’il y a 1,3 milliards d’humains sans électricité, et 2,6 milliards avec un chauffage et une cuisson rudimentaires.

Les auteurs du récent rapport du DOE semble conscients des limites des progrès qu’ils décrivent, le ton de leur texte restant partout modeste, présumément en reconnaissance du fait que ces progrès représenteraient l’échec de l’effort de mettre en œuvre l’Accord de Paris, avec une convergence et une réduction dramatique et à court terme des émissions d’ici 2035.

Croissance, extraction et dépendance

En commentant la convention du NPD et le manifeste Grand bond vers l’avant en avril dernier, je suis retourné à ce type de réflexion. Pour l’ensemble du défi énergétique d’ici 2050, le manifeste se fie à Jacobson et Delucchi, «Providing all global energy with wind, water, and solar power, Part I: Technologies, energy resources, quantities and areas of infrastructure, and materials et Part II: Reliability, system and transmission costs, and policies (2011). Ces auteurs proposent que toute l’énergie du monde pourrait être fournie par le vent, le solaire et l’hydroélectricité (wind, water and sunlight – WWS) d’ici 2050; le travail représente une alternative aux propositions de Greenpeace International, qui ne cite pas ces travaux.

Le document met en perspective mondiale le travail du DOE, et mérite citation. Le résumé de la Partie I:

Climate change, pollution, and energy insecurity are among the greatest problems of our time. Addressing them requires major changes in our energy infrastructure. Here, we analyze the feasibility of providing worldwide energy for all purposes (electric power, transportation, heating/cooling, etc.) from wind, water, and sunlight (WWS). In Part I, we discuss WWS energy system characteristics, current and future energy demand, availability of WWS resources, numbers of WWS devices, and area and material requirements. In Part II, we address variability, economics, and policy of WWS energy. We estimate that 3,800,000 5 MW wind turbines, 49,000 300 MW concentrated solar plants, 40,000 300 MW solar PV power plants, 1.7 billion 3 kW rooftop PVsystems, 5350 100 MW geothermal power plants, 270 new 1300 MW hydroelectric power plants, 720,000 0.75 MW wave devices, and 490,000 1 MW tidal turbines can power a 2030 WWS world that uses electricity and electrolytic hydrogen for all purposes. Such a WWS infrastructure reduces world power demand by 30% and requires only 0.41% and 0.59% more of the world’s land for footprint and spacing, respectively. We suggest producing all new energy with WWS by 2030 and replacing the pre-existing energy by 2050. Barriers to the plan are primarily social and political, not technological or economic. The energy cost in a WWS world should be similar to that today.

Le résumé de la Partie II :

Here, we discuss methods of addressing the variability of WWS energy to ensure that power supply reliably matches demand (including interconnecting geographically dispersed resources, using hydroelectricity, using demand-response management, storing electric power on site, over-sizing peak generation capacity and producing hydrogen with the excess, storing electric power in vehicle batteries, and forecasting weather to project energy supplies), the economics of WWS generation and transmission, the economics of WWS use in transportation, and policy measures needed to enhance the viability of a WWS system. We find that the cost of energy in a 100% WWS will be similar to the cost today. We conclude that barriers to a 100% conversion to WWS power worldwide are primarily social and political, not technological or even economic.

Les auteurs n’abordent pas la question de convergence dans leur document, mais j’ai fait un autre graphique à partir des travaux du Deep Decarbonization Pathways Project pour en avoir le portrait:

Dans ce graphique (divisions de l'auteur), 10 des 11 pays de l’OCDE se trouvent dans le groupe à gauche; il faudrait y ajouter une vingtaine d’autres pays pour compléter le portrait. Au centre on trouve ce que l’on appelle aujourd’hui les BRICS, qui restent justement en 2050 des pays «en voie de développement». Seul le Mexique parmi les pays de l’OCDE analysés par le DDPP se trouve ailleurs, dans le groupe de pays pauvres à droite; s’y trouvent aussi l’Inde et l’Afrique du Sud, membres du BRICS. Pour le reste, pour compléter le portrait, il faudrait ajouter quelque 150 pays pauvres dans le groupe de droite; le DDPP ne les a pas analysé parce qu’ils ne sont pas d’importants émetteurs de GES. En 2050, comme aujourd’hui, nous verrons environ un milliard de l’humanité dans les pays riches, et peut-être 8 milliards dans les pays pauvres, avec les quelques exceptions comme la Chine qui n’aura pas réussi son objectif de sortir du piège du revenu moyen.

Dans ce graphique (conception et divisions de l’auteur), 10 des 11 pays de l’OCDE se trouvent dans le groupe à gauche; il faudrait y ajouter une vingtaine d’autres pays pour compléter le portrait. Au centre on trouve ce que l’on appelle aujourd’hui les BRICS, qui restent justement en 2050 des pays «en voie de développement». Seul le Mexique parmi les pays de l’OCDE analysés par le DDPP se trouve ailleurs, dans le groupe de pays pauvres à droite; s’y trouvent aussi l’Inde et l’Afrique du Sud, membres du BRICS. Pour le reste, pour compléter le portrait, il faudrait ajouter quelque 150 pays pauvres dans le groupe de droite; le DDPP ne les a pas analysé parce qu’ils ne sont pas d’importants émetteurs de GES. En 2050, comme aujourd’hui, nous verrons environ un milliard de l’humanité dans les pays riches, et peut-être 8 milliards dans les pays pauvres, avec les quelques exceptions comme la Chine qui n’aura pas réussi son objectif de sortir du piège du revenu moyen.

Tous les pays auront connu une amélioration sensible de leur PIB per capita en termes absolus – pour ce que cela peut indiquer termes des défis liés à l’extraction en cause, chiffrés un peu par Jacobson et Delucchi.

Une entente de libre échange climat-compatible

En gardant à l’esprit l’analyse de Tverberg et le besoin d’un nouveau modèle, il était déconcertant de voir des sommités intervenir récemment de façon tout à fait irréaliste en demandant que le Premier ministre Trudeau et les autorités européennes obtiennent un changement radical dans l’entente de libre échange Canada-Europe (AECG) à quelques jours de la signature, cela après sept ans de négociations…

Nicholas Hulot est intervenu en Europe, et l’article qui le couvre souligne:

Selon Denis Voisin, de la Fondation Nicolas Hulot pour la nature et l’homme, l’accord va même «doper l’exploitation des sables bitumineux qui sont déjà en tête des exportations canadiennes. L’accord garanti que l’Europe demeurera un débouché pour ces pétroles et il favorisera les investissements européens pour leur exploitation.»

Mathilde Dupré, de l’Institut Veblen, estime par ailleurs que les modifications apportées à l’instrument de règlement des différends par le secrétaire d’État français au Commerce extérieur, Matthias Fekl, ne permettront pas de protéger véritablement les États contre le nombre croissant de multinationales qui réclament des milliards en compensations pour les dommages subis lorsque les États adoptent des lois pour protéger l’environnement.

David Suzuki et Karel Mayrand se joignaient à cet appel avec un article pour le Canada dans Le Devoirsigné également par Hulot. Leur intervention, comme celle de Hulot en Europe, ne visent même pas l’orientation de base, un modèle économique ciblant le libre échange; ils recherchent plutôt un changement dans l’article limitant les pouvoirs des États de légiférer en matière de climat sans risque d’être poursuivis par les entreprises. Une telle mesure fait partie du modèle qui favorise cette composante du développement économique (aux yeux des économistes qui les négocient, et ainsi aux yeux des politiciens) depuis des décennies, faisant partie entre autres de l’ALÉNA depuis 1992.

Non seulement l’appel est tout à fait irréaliste, mais la volonté de rester «réalistes» aux yeux de ceux qu’ils interpellent dans le grand ensemble économique les mène à contre courant d’un ensemble d’interventions très critique de ces ententes de libre échange, que les États-Unis vont vraisemblablement rejeter à l’issu de l’élection présidentielle qui tire à sa fin. Les  intervenants sont tellement loin de chercher un nouveau paradigme, tâche à laquelle nous attellons Tverberg, moi-même et quelques autres, que l’on doit se demander quelle compréhension ils ont du modèle actuel. Suzuki au moins, assez souvent, le condamne, et les citations des intervenants européens donnent une indication de ce qui nous attend avec le rejet de leur demande, maintenant que les «vraies affaires» sont sur la table.

 

 

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Énergies renouvelables 100% et risque d’une «forteresse Canamérica»

Le manuscrit du livre est maintenant déposé chez l’éditeur, et je reprends mes efforts de décortiquer les interventions qui cherchent à préparer, à gérer ou à éviter les crises de notre «développement». Je débute avec un long article qui part avec une esquisse des critères pour la transition souhaitée. Il continue, en mettant un accent sur l’énergie comme fondement de nos activités suivant l’économie biophysique, avec un rappel des travaux de Greenpeace International sur le potentiel pour un avenir 100% renouvelable en énergie et qui négligent le maintien presque intégral des inégalités actuelles comme résultat. Le Deep Decarbonization Pathways Project (DDPP) arrive à des résultats similaires. De récentes interventions de Richard Heinberg permettent de mieux cibler l’ensemble des enjeux dans ce travail pour un avenir renouvelable, concluant que nous allons devoir vivre avec beaucoup moins d’énergie à l’avenir, avec une décroissance qui s’imposera en conséquence. Avec une série de graphiques, l’article conclut en mettant en évidence le soupçon de Jeremy Grantham[1] qu’une insistance sur le maintien de l’économie industrielle nous laissera, dans l’échec, avec une «forteresse Canamérica» où le Canada et les États-Unis essaieront de se mettre à l’abri de l’effondrement.

Dans son scénario avancé de la révolution énergétique permettant une transition vers un avenir fondé sur les énergies renouvelables, A Sustainable World Energy Outlook 2015 – 100% Renewable Energy for All de Greenpeace International, en collaboration avec les associations industrielles de l’énergie éolienne et solaire, projetait en 2015 une demande finale en énergie pour 2050 qui serait de 15% moins qu’aujourd’hui, en contraste avec la projection de son scénario de référence pour une augmentation de 65%. La réduction proviendrait de facteurs inhérentes dans les approches énergétiques et non d’une reconnaissance de contraintes; selon le scénario, pas tout à fait concevable encore, les émissions de GES d’ici 2050 respecteraient en outre le budget carbone du GIÉC.

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 Éoliennes et paysannerie

Critères pour une transition 

Globalement, il est essentiel de cibler plus que la survie face aux changements climatiques, et cela exige un cadre pour le travail. En 2009, l’économiste écologique Peter Victor a produit Managing Without Growth, dans lequel il détaille la façon dont il est possible de concevoir, avec un modèle qu’il a créé, un Canada qui maîtrise la croissance, source finalement de l’ensemble des crises, en même temps qu’il permet la réduction des émissions de GES. Victor identifie certaines conditions d’un progrès possible, d’abord en insistant sur des évidences, évidences néanmoins toutes contraires aux objectifs du modèle économique actuel:

  • la stabilisation de la population pour éviter que la «demande» ne s’accroisse;
  • une limitation du «throughput» associé directement à la consommation des ressources – l’extractivisme d’Abraham – qui est à l’origine de la dette écologique;
  • des mesures pour éliminer la pauvreté via une meilleure redistribution de ce qu’on appelle «la richesse»;
  • une semaine de travail réduite pour répondre aux stress imposés par le modèle actuel qui, en visant la productivité, nécessite de nouveaux investissements pour recréer les emplois éliminés par les gains de productivité.

Victor identifie également des contraintes peu reconnues, pour éviter une croissance non souhaitable et pour mieux cibler les objectifs que le modèle actuel ne réussit pas à atteindre :

  • une réduction de l’investissement et une limitation du recours à des innovations technologiques à ce qui est requis pour le maintien des équipements, à part les innovations qui peuvent respecter les quatre évidences;
  • une allocation des gains de productivité au loisir plutôt que vers la recherche de nouveaux investissements et de nouvelles initiatives, qui sont en contradiction avec les quatre évidences;

Le résultat serait une société bien plus «sobre» que celle d’aujourd’hui, avec une diminution radicale de la consommation alors que la relance de cette consommation est la clé de la «reprise» requise par le modèle actuel et souhaitée par presque tous les intervenants gouvernementaux et économiques. Le travail de Victor s’est fait dans un esprit de «transition» mais, même avec la deuxième évidence, ne tient pas complètement compte des contraintes imposées par notre dépassement de la capacité de support indiquée par l’empreinte écologique. Le travail n’intègre pas non plus une prise en compte de la situation mondiale.

Victor travaille sur un modèle qui cherche à régler les défis canadiens. Michel Freitag et Éric Pineault, dans Le monde enchaîné : perspectives sur l’AMI et la capitalisme globalisé (Nota Bene, 1999) fournissent des compléments aux critères en insistant sur une reconnaissance de l’impasse de la globalisation et de l’effort de viser une compétitivité qui rejette les quatre «évidences», cela à l’échelle mondiale. En fait, l’effort de chercher des pistes de sortie des crises qui sévissent peut bien identifier des orientations pour une juridiction quelconque (souvent les États-Unis, le Canada pour Victor), la non prise en compte des énormes inégalités dans le monde actuel et la nécessité de les gérer en même temps que les crises environnementales et économiques nous laissent dans l’impasse.

Comme simple illustration de cette situation, fournie par le graphique de mon article «Quand les crises arriveront»: en partant des données des Nations Unies et du GIÉC, on peut s’attendre à une augmentation de la population dans le Sahel, au sud du Sahara, pour atteindre environ 300 millions de personnes vers 2050, alors que le réchauffement prévu pour cette région la rendra inhabitable. Si l’on pense qu’un million de réfugiés vers l’Europe en 2015 posait problème….

Et si on aborde le défi en ciblant prioritairement l’énergie renouvelable?

Le travail de Greenpeace International était un exercice qui ne ciblait que les enjeux énergétiques et les émissions de GES qui y sont reliées, en maintenant la croissance économique comme hypothèse de base. J’ai pu rendre graphiquement le résultat de cet effort uni-dimensionnel pour voir ce qui arrivait par rapport aux inégalités criantes qui marquent les pays du monde actuellement.

Énergie per capita, 2012 et 2050, selon le scénario de Greenpeace International

Graphique final

Les pays du groupe de «gloutons» qui compteront environ 2 milliards de personnes en 2050 auront réduit de façon importante quand même leur consommation d’énergie per capita par rapport à 2012; les pays de l’Europe de l’Est et de l’Eurasie, comme les pays du Moyen Orient, connaîtront une moins grande réduction, et reste dans le groupe de gloutons en 2050. Dans le deuxième groupe de pays toujours pauvres après presque 40 ans de croissance économique mondiale se trouvent l’Inde et l’Afrique qui, avec les pays de l’Amérique latine et de l’Asie autre, ont une population projetée en 2050 de 6 milliards de personnes. La Chine réussit à se tailler une place entre les deux. La lutte aux changements climatiques à la faveur des énergies renouvelables «réussit» mais laisse près des deux tiers de l’humanité dans la dèche. (divisions de l’auteur)

De récents travaux de Richard Heinberg de PostCarbon Institute nous permettent de regarder d’un autre oeil le potentiel pour cette transition. En particulier, ils permettent de reposer la question quant aux grandes orientations en cause, tenant compte d’un ensemble de facteurs, alors que Greenpeace semblait se satisfaire du maintien du modèle actuel avec une croissance économique importante et une diminution plutôt marginale des inégalités actuelles en termes d’accès à l’énergie.

En juin 2016, Heinberg a publié un article «Our Renewable Future or What I’ve Learned in 12 Years Writing about Energy» pour reprendre le dossier d’une façon moins marquée par les intérêts économiques. Il réfère à une étude par une équipe de Google qui cherchait en 2007 à savoir si il était possible de remplacer l’énergie fossile par les énergies renouvelables sans perturber le système.

The combined quantity and quality issues of our renewable energy future are sufficiently daunting that Google engineers who, in 2007, embarked on an ambitious, well-funded project to solve the world’s climate and energy problems, effectively gave up. It seems that money, brainpower, and a willingness to think outside the box weren’t enough. “We felt that with steady improvements to today’s renewable energy technologies, our society could stave off catastrophic climate change,” write Ross Koningstein and David Fork, key members of the RE<C project team. “We now know that to be a false hope.” … [Le livre n’a pas de pagination.]

Heinberg propose que Koningstein and Fork auraient pu plus utilement poser deux autres questions: «What kind of society can up-to-date renewable energy sources power? The second, which is just as important: How do we go about becoming that sort of society?»

Ce sont finalement les questions suivies par Heinberg et David Fridley dans un livre qui est sorti en même temps que l’article. Our Renewable Future : Laying the Path for One Hundred Percent Clean Energy (PostCarbon Institute, 2016) couvre l’ensemble du dossier. Les auteurs concluent: «While renewable energy can indeed power industrial societies [réponse à la première question], there is probably no credible future scenario in which humanity will maintain current levels of energy use (on either a per capita or total basis) [ce qui soulève une troisième question].» Le survol des sept premiers chapitres de ce nouveau livre, résultat d’une recherche intensive, présente une réalité qui est presque une évidence, cette nécessité de nous préparer pour une société où il y aura (beaucoup) moins d’énergie. Le constat n’est pas celui de Greenpeace International, où l’atteinte de 100% d’énergie renouvelable ne comporterait pas de bouleversements dans le système. Les analyses de Heinberg et Fridley aboutissent à la reconnaissance d’une série de contraintes importantes qui rendront impossible le maintien de la activité dépendant d’énergie qui est connue aujourd’hui; une partie de ces contraintes provient de ce qui est négligé dans le rapport de Greenpeace International, soit une prise en compte de l’énergie et des ressources requises par la transition. Par ailleurs, le sixième chapitre insiste sur la difficulté de savoir combien d’énergie il y aura en moins.

La fin de la croissance (encore)

Le deuxième élément de la conclusion de Heinberg et Fridley, l’inéluctable baisse de l’usage d’énergie à l’avenir, fournit le défi pour travailler sur la deuxième question. C’est le sujet de la deuxième moitié du livre. Le chapitre 8 aborde en effet les enjeux qui ne sont pas traités par Greenpeace International dans ses rapports, dont les inégalités dans le monde actuel en matière d’énergie mais également en matière de niveau de vie plus généralement. Heinberg avait déjà publié en 2011 The End of Growth : Adapting to our New Economic Reality, et le thème de ce livre revient dans le nouveau mais sans répondre à la troisième question: Quelle est la société qui pourrait résulter de la «transition» et la baisse importante de l’énergie disponible? Il y aura nécessairement un recours à 100% d’énergies renouvelables dans cette société, avec la disparition des énergies fossiles du portrait, mais celles-là ne remplaceront pas celles-ci.

Le livre ne semble pas apercevoir une société dont il importe de décrire le caractère: elle ne sera pas essentiellement différente de la civilisation industrielle d’aujourd’hui. On voit l’hypothèse de base de tout le livre dans le chapitre 10, «What We the People Can Do», où les auteurs, avec la réponse fournie à la première question à l’effet que les énergies renouvelables peuvent maintenir une société industrielle, mettent la table pour les interventions qui chercheraient à répondre à la deuxième question, comment on se prépare pour cette nouvelle société.

Sound national and international climate policies are crucial: without them, it will be impossible to organize a transition away from fossil fuels and toward renewable energy that is [i] orderly enough to maintain industrial civilization, while [ii] speedy enough to avert catastrophic ecosystem collapse.

L’implicite devient explicite: le livre est finalement un autre plaidoyer pour une économie verte et le maintien de notre civilisation industrielle, mais en y apportant une distinction importante: nous ne pouvons pas compter sur une capacité de maintenir un accès à autant d’énergie effective qu’aujourd’hui et la transition ne pourra être envisagée en pensant à des approches technologiques.

The fossil fuel era has produced great wealth, and some have partaken of that wealth far more than others. However, as we will discuss in more detail in chapter 8, “Energy and Justice,” the end of the fossil fuel era does not necessarily imply the end of energy inequality. Solar panels and wind turbines require investment and produce benefits; in the renewable era ahead, it is certainly possible to imagine scenarios in which only some can afford the needed investment and can therefore enjoy the benefits. The degree to which energy inequality is either reduced or cemented into place will depend on how the transition is planned and implemented.

Comme Victor, Heinberg et Fridley se penchent surtout sur leur pays et montrent de la difficulté à aborder la question quant à une redistribution équitable de l’énergie qui sera disponible à l’avenir à travers toutes les sociétés humaines, même s’ils reconnaissent que l’énergie est la source du bien-être et du pouvoir des sociétés. La figure 2.4 de leur livre fournit matière pour la réflexion sur leur position, sur l’ampleur du défi pour les pays riches comme le Canada et les États-Unis.

Heinberg fig 2 Figure 2.4. Human Development Index (2014) and per capita energy consumption (2012) for various countries. (Source: World Bank, World Development Indicators, and United Nations Development Program.)

Indice de développement humain et consommation d’énergie

Ces deux pays auront un défi beaucoup plus grand que d’autres pays en raison de leur énorme consommation d’énergie per capita actuellement, alors que d’autres pays avec le même niveau d’IDH (le Human Development Indicator des Nations Unies) en consomment beaucoup moins. Le graphique rappelle dramatiquement un autre, où l’IDH est placé en juxtaposition avec l’empreinte écologique:

Empreinte IDH 2005 Source: WWF International, Zoological Society of London, Global Footprint Network (2006), Living Planet Report, p.19. . La mise à jour en 2010 ne change rien dans le portrait : Planète vivante 2010, tome ii, p.73

Indice de développement humain et empreinte écologique

Heinberg et Fridley font intervenir la question de l’empreinte écologique dans leur réflexion mais ne cherchent pas, en réponse à leur deuxième question, la résolution de l’ensemble des inégalités que l’empreinte démontre. Encore une fois, le Canada, et les États-Unis davantage, se montrent en dépassement sérieux.

En effet, les efforts de maintenir la croissance économique en même temps que de réduire dramatiquement les émissions de GES aboutissent, pour Greenpeace International autant que pour le  DDPP, à un maintien des inégalités et il y a toute raison de croire que cela résulte du modèle socio-économique actuel. Je me permets un rappel des résultats des travaux du DDPP.

PIB per capita pour 16 pays, 2012 et 2050, selon les travaux du DDPP

Dans ce graphique (divisions de l'auteur), 10 des 11 pays de l’OCDE se trouvent dans le groupe à gauche; il faudrait y ajouter une vingtaine d’autres pays pour compléter le portrait. Au centre on trouve ce que l’on appelle aujourd’hui les BRICS, qui restent justement en 2050 des pays «en voie de développement». Seul le Mexique parmi les pays de l’OCDE analysés par le DDPP se trouve ailleurs, dans le groupe de pays pauvres à droite; s’y trouvent aussi l’Inde et l’Afrique du Sud, membres du BRICS. Pour le reste, pour compléter le portrait, il faudrait ajouter quelque 150 pays pauvres dans le groupe de droite; le DDPP ne les a pas analysé parce qu’ils ne sont pas d’importants émetteurs de GES. En 2050, comme aujourd’hui, nous verrons environ un milliard de l’humanité dans les pays riches, et peut-être 8 milliards dans les pays pauvres, avec les quelques exceptions comme la Chine qui n’aura pas réussi son objectif de sortir du piège du revenu moyen.

Dans ce graphique (divisions de l’auteur), 10 des 11 pays de l’OCDE se trouvent dans le groupe à gauche; il faudrait y ajouter une vingtaine d’autres pays pour compléter le portrait. Au centre on trouve ce que l’on appelle aujourd’hui les BRICS, qui restent justement en 2050 des pays «en voie de développement». Seul le Mexique parmi les pays de l’OCDE analysés par le DDPP se trouve ailleurs, dans le groupe de pays pauvres à droite; s’y trouvent aussi l’Inde et l’Afrique du Sud, membres du BRICS. Pour le reste, pour compléter le portrait, il faudrait ajouter quelque 150 pays pauvres dans le groupe de droite; le DDPP ne les a pas analysé parce qu’ils ne sont pas d’importants émetteurs de GES. En 2050, comme aujourd’hui, nous verrons environ un milliard de l’humanité dans les pays riches, et peut-être 8 milliards dans les pays pauvres, avec les quelques exceptions comme la Chine qui n’aura pas réussi son objectif de sortir du piège du revenu moyen. Tous les pays auront connu une amélioration sensible de leur PIB per capita en termes absolus – pour ce que cela peut indiquer.

On ne peut pas s’attendre à une «croissance équitable» comme souhaitée par des leaders dans le mouvement social, à une «croissance durable» comme souhaitée par les leaders du mouvement environnemental, en ciblant les facteurs technologiques; finalement, il y a lieu de penser qu’on ne peut pas s’attendre au maintien de la croissance.

Énergie et éthique: finalement, pour plus tard

Comme Heinberg et Fridley soulignent, «The degree to which energy inequality is either reduced or cemented into place will depend on how the transition is planned and implemented», cela en autant que la gestion des crises permette une telle planification et mise en oeuvre. La situation est claire, et le DDPP nous fournit directement un dernier graphique qui continue à cerner les enjeux, cette fois en fonction de la croissance du PIB et les émissions de GES; il permet de placer graphiquement le Canada et les États-Unis, encore une fois.

Pathways to Deep Decarbonization 2015 Report, p.6 http://deepdecarbonization.org/wp-content/uploads/2015/12/DDPP_2015_REPORT.pdf

Portrait en termes de PIB et émissions de GES, 2010 et 2050

Alors que les sept premiers chapitres fournissent l’analyse nécessaire pour comprendre que les énergies renouvelables ne pourront pas répondre à l’attente qu’elles remplacent les énergies fossiles, c’est seulement à la lecture de la deuxième moitié du livre que l’on réalise que les auteurs font partie de ce grand ensemble qui adhère à l’économie verte. Les chapitres proposent une longue série de mesures qui, si mis en œuvre et selon l’échéancier requis, pourraient effectivement contribuer à une transition presque en douceur – sauf que nous reconnaissons la plupart de ces mesures et leurs variantes, dans le portrait depuis des décennies. Heinberg et Fridley ne donnent aucune indication quant à leur confiance dans ces mesures, sans lesquelles nous nous trouverons confrontés à des catastrophes, et ne donnent aucune indication quant à ce qui a changé pour permettre de penser qu’elles pourraient être adoptées.

Bref, Our Renewable Future représente une nouvelle intervention dans l’économie verte, mais en soulignant qu’elle comporte des réductions importantes dans notre accès à l’énergie. Devant l’ampleur des défis, pour ne prendre que le Canada et les États-Unis, nous sommes finalement amenés à penser plutôt dans les termes de Jeremy Grantham dans un texte, «The Real American Exceptionalism», de la fin de 2015 (GMO 4Q2015). Grantham y parle de la «forteresse Canamérica» en reconnaissant l’énorme avantage que possède l’Amérique du Nord face à l’effondrement qui s’annonce comme une alternative à la résolution des problèmes actuels; la série de graphiques montre jusqu’à quel point le défi pour l’Amérique du Nord est important, rendant la «résolution» du défi plutôt inatteignable. C’est un risque important comme aboutissement de la pensée de l’économie verte qui, plutôt que de travailler pour nous préparer pour l’effondrement, maintient des approches montrées inefficaces depuis des décennies.

La situation insiste pour une meilleure prise en compte des résultats des efforts de chercher une réponse à la troisième question, mais Heinberg et Fridley laissent dans le flou les caractéristiques de la nouvelle société, tout en citant le GIÉC selon qui, suivant la consommation actuelle, il ne nous reste qu’environ 19 ans avant de traverser la ligne rouge climatique.

A point we have raised repeatedly is that possibly the most challenging aspect of this transition is its implication for economic growth: whereas the cheap, abundant energy of fossil fuels enabled the development of a consumption-oriented growth economy, renewable energy will likely be unable to sustain such an economy. Rather than planning for continued, unending expansion, policy makers must begin to imagine what a functional postgrowth economy could look like.

Tout suggère qu’elle ne sera pas une société, une civilisation, une économie industrielle. Dans ses deux livres, il est difficile à suivre Heinberg dans son effort d’esquisser les grands traits de cette nouvelle économie, qu’il juge inévitable et qui sera marquée par une décroissance importante. Nous n’avons pas une analyse par Heinberg du fonctionnement d’une économie sans croissance (il faut que je relise The End of Growth...[2]), il ne donne pas d’indications quant à une reconnaissance des critères élaborés par Victor dans une telle perspective. Mais il parle d’une économie, et non d’une société. Toute notre réflexion nous porte à croire en une société qui ne ressemblera pas à la nôtre et où l’économie n’y ressemblera pas non plus.

Donald Trump propose de renforcer le mur qui protège actuellement «forteresse Canamérica» – le terme de Grantham – des hordes venant du sud de la frontière. L’Europe nous montre les difficultés qui pourraient survenir pour une forteresse Europe face aux centaines de millions de réfugiés cherchant une terre habitable qui vont vraisemblablement se manifester dans les prochaines décennies. Même si la forteresse Canamérica aurait peut-être de meilleures chances, il est surprenant que des gens plus raisonnables que Trump, comme Heinberg et Fridley, ne regardent pas la situation une deuxième fois, pour voir l’effondrement de notre système qui s’annonce, et commencer à nous préparer. On veut certainement éviter les catastrophes climatiques, mais il n’est pas clair pourquoi nous voulons à tout prix – et les prix sont énormes – essayer d’«organiser une transition des énergies fossiles vers les énergies renouvelables qui serait suffisamment maîtrisée pour maintenir la civilisation industrielle», le vœu de Heinberg et Fridley. On pourrait leur suggérer la lecture de Comment tout peut s’effondrer : Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes de Pablo Servigne et Raphaël Stevens (Seuil 2015). Ceux-ci notent qu’«un nombre croissant d’auteurs, de scientifiques et d’institutions annoncent la fin de la civilisation industrielle telle qu’elle s’est constituée depuis plus de deux siècles».

[1] Grantham est une source importante pour le premier article du blogue de janvier 2013 sur l’échec du mouvement environnemental.

[2] J’ai relu le livre en décembre 2016. Heinberg ne propose certainement pas un avenir imbu d’une économie verte, mais termine le livre en faisant référence aux travaux de différentes initiatives comme celle des «transition towns» de Rob Hopkins. La dernière section s’intitule «Life After Growth», et débute avec une réflexion de Heinberg sur ses réticences à faire un livre sur le sujet, de crainte de repousser l’adhésion nécessaire pour affronter la situation. On peut bien croire que les glissements ressentis ici et là dans ses travaux relèvent de telles craintes; Heinberg donne toutes les indications, par contre, de voir venir un effondrement sérieux, et met en évidence les projections de Halte à la croissance à la page 5.

MISE À JOUR

Le 31 août, Gail Tverberg signe un article sur son blogue sur un ensemble de risques occasionnés par les énergies renouvelables «intermittentes» (solaire et éolienne). L’article est écrit dans son style habituel, utilisant un langage qui ne se distingue pas de celui des analystes qui interviennent courramment dans les reportages. Bref, il faut se rendre à ses derniers paragraphes pour comprendre qu’elle a une vision plus globale des défis où elle voit d’importants risques pour la «transition» actuelle qui cherche à sortir des énergies fossiles.

Il vaut la peine de lire plus que sa conclusion, soit une série d’analyses qui suggèrent que, dans le système actuel, les énergies renouvelables s’insèrent difficilement dans le portrait de la production et de la consommation d’électricité au-delà d’un certain seuil qui semblerait être autour de 15%. L’argument rappelle ceux utilisés par Hydro-Québec il y a 15 ans quant aux limites de l’intégration de la production de l’énergie éolienne dans son système en fonction de la capacité d’en constituer une sorte de réserve. (La génération de surplus a éliminé les discussions sur la question…)

Ce que l’on peut retenir des analyses de Tverberg, finalement des précisions sur plusieurs des analyses de Heinberg et Fridley dans leur récent livre, est que les complications associées aux subventions (c’est surtout cela, semble-t-il) comporte des obstacles pour le fonctionnement du système actuel (sa dernière phrase, où cela inclut la recherche de la croissance) et donc pour la « transition» plutôt graduelle et sans perturbations recherchée par plusieurs. Dans le scénario selon lequel nous sortirions du pétrole au Québec, l’analyse suggère que cela ne se ferait pas en remplaçant le pétrole par les énergies renouvelables mais en étant obligé de diminuer de façon importante notre consommation globale d’énergie.

 

 

 

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La transition énergétique: chapitre(s) (ou livre) manquant(s)

Éric Pineault est une référence pour nous dans la compréhension de plusieurs phénomènes affectant/définissant notre système économique. Son intervention la semaine dernière avec d’autres par une déclaration contre Énergie Est était presque préoccupante tellement l’analyse économique restait floue et secondaire face aux impératifs de l’opposition militante. L’intervention annonçait aussi la sortie d’un livre de Pineault, Le piège Énergie Est: Sortir de l’impasse des sables bitumineux, que je viens de lire pour voir s’il fournit la vision d’ensemble qui manque dans la déclaration. Même si ce n’est la pas première fois que Pineault intervient dans ce dossier, il est un peu curieux de le voir y consacrer un livre, qui résume bien le positionnement de l’opposition à Énergie Est, mais qui aurait pu être fait par d’autres militants laissant à lui ce que d’autres ne peuvent pas faire.

Un caractère propre au dossier est que l’arrêt de l’expansion de l’exploitation des sables bitumineux ne permettrait d’aucune façon de réduire les émissions de GES qui s’imposent. On peut bien travailler pour empêcher une exploitation qui rendrait presque futile un tel effort de réduction, reste qu’il faut cerner et travailler sur des pistes pour la réduction, et cela nécessite un ensemble de compétences et de connaissances auxquelles Pineault pourra contribuer. Finalement, après une multitude de références à «la transition énergétique» sans développement, la Conclusion du livre réunit plusieurs pistes fournissant une esquisse de cette transition, mais sans le type d’analyse qui marque le chapitre 2 du livre portant sur les enjeux de l’exploitation des sables bitumineux; c’est la conclusion et la récapitulation du livre et non le ou les chapitres manquants…

http://www.mineralinfo.fr/ecomine/chute-prix-minerai-fer-surproduction-affaiblissement-demande-chinoise-en-acier

Une transition énergétique?

Pineault est motivé dans ces interventions par une volonté de réagir aux défis du changement climatique et d’associer cela à une critique en profondeur de l’extractivisme. L’analyse du deuxième chapitre du livre présente la structure et le fonctionnement des secteurs industriels dominants dans le dossier des sables bitumineux (exploration, exploitation, transport), décrivant «la pression capitaliste à extraire comme moteur»; il y souligne la nécessité d’une croissance pour ces acteurs et la difficulté donc pour eux de se soumettre à une sorte d’équilibre dans la production d’énergie qui pourrait être fourni par un recours à des énergies renouvelables. On soupçonne la recherche d’un tel équilibre entre l’exploitation actuelle et de nouvelles énergies à travers les références non développées à la «transition énergétique». Clé pour la transition serait une distinction entre le pétrole extrême (non conventionnel, comme celui extrait des sables bitumineux) et le pétrole conventionnel (193).

La Conclusion fournit plusieurs éléments d’une vision plus globale, ce que je trouvais manquante dans la déclaration, et que j’essaie d’esquisser ici à partir des notes de Pineault; celles-ci restent finalement très incomplètes et militent pour un deuxième livre de l’auteur, maintenant que sa crédibilité auprès des militants est bien établie. En fait, cela passerait proche de ce que j’espérais d’une collaboration de sa part pour le livre Les indignés sans projets? et de la présentation de «l’économie ordinaire et vernaculaire» dont il parle depuis maintenant quelques années.

J’ai esquissé mes attentes actuelles dans une mise à jour de mon dernier article. Elles restent presque entières après lecture du livre de Pineault: Il faut élargir nos interventions dans le sens de ce dernier article et de celui sur Énergie Est, qui prétend qu’un complément nécessaire – c’est presque un premier pas – au rejet de l’expansion des sables bitumineux est une diminution dramatique des émissions venant de nos transports. L’opposition à l’exploitation des sables bitumineux nécessite à toutes fins pratiques et en même temps des interventions pour l’abandon de l’automobile privée dans nos vies quotidiennes, puisque celle-ci représente notre principale utilisation de pétrole (et d’émission de GES) au Québec; comme le montre Schepper dans son récent article pour l’IRIS, la voiture électrique est un leurre que Pineault suggère ne vise qu’à sauver «la voiture personnelle elle-même». L’abandon de toute expansion de l’exploitation des sables bitumineux et l’abandon de l’automobile privée dans nos vies comportent (pour le premier) un risque pour l’économie canadienne que nous devons assumer et (pour le deuxième) un bouleversement de notre société et de nos vies individuelles et organisationnelles que nous devons également assumer.

C’est dans l’insistance sur un tel «changement de trajectoire» que l’analyse de Pineault frappe par son absence. Pour les transports, il propose de nouvelles perspectives pour nous aligner avec les limites écologiques en freinant une extraction toujours croissante, soulignant que «nos besoins en mobilité ne sont pas immuables, [qu’]il serait possible d’habiter autrement le territoire» (195). Il suggère même que «sortir du pétrole est un projet collectif [et que] … nous avons des outils collectifs à portée de main pour initier cette sortie, tandis que d’autres outils sont à développer» (197). Cela va aboutir à un «renouvellement politique» (197).

Pour une partie de sa vision, il réfère à Dépossession[1], qui manque justement, comme le livre, la vision de l’avenir à rechercher. Probablement avec raison, Pineault se réfère par défaut aux experts pour la descente énergétique, et propose de nous inspirer de Dialogues, mais voilà, il faut insister sur les chiffres et l’échéancier du GIÉC qui font défaut à cette source d’expertise. Pineault poursuit en référant au Front commun pour la transition énergétique qui regroupe justement les intervenants qui n’aboutissent pas à constater l’énormité du problème, se fiant généralement à l’économie verte comme porte de sortie.

Le DDPC n’est pas une orientation

La figure 8 du DDPC représente l’effort de foncer avec une croissance maintenue et une application de toutes les technologies imaginables, contraire donc à ce que Pineault, comme moi, prônons; clé de son intérêt, tout le projet insiste sur le respect du budget carbone du GIÉC. On peut donc regarder le DDPC pour obtenir quelques pistes pour le travail (en reconnaissant qu’il peut y avoir une multitude de variantes). La moitié des réductions recherchées se trouverait en suivant trois pistes parmi les tendances actuelles: la décarbonisation de l’électricité, incluant le développement des énergies renouvelables; l’amélioration de l’efficacité et de la productivité énergétique; la réduction et l’utilisation des émissions non énergétiques. L’autre moitié comporte trois pistes, dont deux de caractère «next-gen»: l’adoption dans les transports des carburants à émission zéro; la décarbonisation des procédés industriels. La sixième piste du DDPC est fonction de la structure de l’économie canadienne, et suit l’évolution de l’exploitation des sables bitumineux. J’ai déjà utilisé leur graphique qui présente ces six pistes.Figure 9 DDPC

On voit par le graphique que les énergies renouvelables représente le potentiel le plus important, suivi de près par les interventions touchant les transports. Les sables bitumineux («structural economic change») représente le facteur le moins important, cela parce que le DDPC assume le recours au CCS, ce que Pineault, avec beaucoup de fondement, rejette.

Finalement, l’intérêt du DDPP en général et du DDPC en particulier est de montrer par défaut la nécessité d’abandonner les illusions de la croissance verte et de procéder à ce que Pineault appelle la descente énergétique. La moitié des émissions actuelles au Canada viennent à part égale de l’exploitation des sables bitumineux et des transports. L’exploitation actuelle va se poursuivre, de l’avis de presque tout le monde, les énormes investissements en cause ne pouvant être ignorés; ils servent néanmoins de prémonition de la menace d’«actifs échoués», terme qui risque de décrire de nouveaux investissements dans l’énergie fossile.

Pour le reste du Canada, les défis prioritaires sont la décarbonisation de l’électricité et celle des transports. Pour le Québec, la première est déjà acquise, et on est de retour donc aux paramètres de mon dernier article et la nécessité au Québec de regarder aux transports, en priorité, pour tout effort de répondre aux attentes de l’Accord de Paris (et beaucoup plus…). Voilà un chapitre qui manque dans le livre de Pineault. Pour éviter une perte de perspective que je pense essentielle, il aurait pu fournir une analyse de l’industrie de l’automobile, suivant le modèle de celle de l’industrie de l’énergie fossile constituant le chapitre 2 du livre; il y montre ses connaissances en la matière et met en pratique les motivations de son intervention, qui vise l’extractivisme. L’analyse de l’industrie du pétrole ne se limite pas au pétrole non-conventionnel (ou extrême) et à plusieurs égards l’analyse de l’industrie de l’automobile a les mêmes caractéristiques de base. Elle porterait sur la nécessaire croissance de la production pour les investisseurs, et donc de celle de la production en amont des carburants/sources de motricité requis pour le fonctionnement des autos, un peu comme les pétrolières s’intéressent à l’industrie du transport. Nous sommes donc devant un plus grand ensemble d’activités extractives. L’industrie de l’énergie fossile est directement extractive; l’industrie de l’automobile l’est indirectement.

Tout en nous fournissant d’énormes bénéfices, l’extraction et l’utilisation d’énergie fossile ont scrappé notre atmosphère planétaire, sans négliger leurs impacts à un moindre degré au niveau de l’activité minière en cause. De son coté, tout en étant «une fabuleuse invention», l’automobile a scrappé le reste, les milieux terrestres habités par l’humanité dans ses communautés conçues et construites en fonction de l’auto. En complémentarité à ces impacts directs, l’industrie de l’auto, à son tour, nécessite une industrie extractive en amont qui est également énorme. Dans la liste de la Fortune 500, il y a 5 compagnies pétrolières et 2 compagnies de l’automobile parmi les 10 premières au monde; pour les États-Unis, General Motors et Ford, avec trois pétrolières, se classent parmi les 10 premières.

À la limite, les pétrolières, suivant l’analyse de Pineault, intègrent la nécessité de la demande créée par l’industrie de l’automobile dans leur conception du développement et s’orientent en fonction des différentes perspectives plausibles, toutes exigeant une importante croissance des activités d’extraction. À l’inverse, l’industrie automobile ne peut se construire sans un œil permanent sur l’approvisionnement pour ses produits, en métaux et autres matières premières pour les produits eux-mêmes, en énergie pour permettre leur utilisation. Le graphique plus bas fournit une certaine perspective; la production mondiale de minerai de fer a atteint 3320 millions de tonnes en 2015, alors qu’elle était environ 1325 millions de tonnes selon les données de mon livre, pour 2005.

«L’économie vernaculaire et ordinaire (non monétaire) de production»

C’est ainsi que Pineault identifie dans d’autres écrits le nouveau modèle économique que nous sommes en train de rechercher à travers nos interventions. Il n’en parle pas dans la Conclusion de son récent livre, où il cible plutôt «une économie compatible avec l’avenir écologique de la planète», ce dernier étant descriptif, le premier fournissant quelques pistes en parlant d’une économie non monétaire ou d’une «économie de la limite» incluant sûrement – comme Abraham rend explicite dans la Conclusion de son propre livre – une réduction du temps de travail et de l’emploi, un changement en ce qui concerne la propriété privée, une valorisation du travail non rémunéré (composante la plus importante dans mon calcul de l’IPV du Québec), des changements majeurs dans nos modes de consommation et de production, des limites drastiques dans les activités des multinationales de l’extractivisme, voire du capitalisme lui-même.

http://www.societechimiquedefrance.fr/extras/donnees/metaux/fe/texfe.htm

Évolution de la production mondiale d’acier

Les interventions récentes ciblent l’extractivisme comme l’approche de notre économie qu’il faut transformer, puisqu’elle caractérise l’ensemble des activités qui génèrent les crises, dont celle des changements climatiques. «Sortir du pétrole» est devenu l’expression qui décrit le plus souvent ce qu’il faut faire; nous ne pourrons pas éviter la hausse de la température sans aller dans cette orientation. En parallèle, les conséquences de la progression du nombre d’automobiles sont peut-être moins directes et moins visibles, mais la volonté de pays comme la Chine et l’Inde d’urbaniser leurs centaines de millions de paysans pendant les prochaines décennies suggère le défi, et probablement la piste à éviter.

Les investissements déjà faits dans les sables bitumineux font que nous ne verrons pas la fin de leur extraction tant que les gisements actuellement exploités ne seront pas épuisés. Par ailleurs, un effort de remplacer le pétrole (disons conventionnel) que nous consommons par des énergies renouvelables représenterait d’emblée une nouvelle forme d’extractivisme extrême, la recherche des ressources non renouvelables requises pour la fabrication des équipements d’énergie solaire et éolienne. Les quantités nécessaires sont estimées justement par Jacobson et Delucchi dans leur effort de viser un tel remplacement, clé pour le Grand bond vers l’avant.

Y penser nous amène assez directement à l’exploitation minière (de fer, de lithium, d’une multitude de métaux dont on peut trouver une présentation dans différents textes récents de Philippe Bihouilx) déjà impliquée à fond dans le maintien de l’industrie automobile. Ici aussi, nous sommes devant des investissements massifs, mais ailleurs, soit du coté des mines d’extraction de ces ressources, soit du coté des usines de fabrication de l’ensemble des équipements qui rentrent dans la fabrication automobile, soit dans celles de la fabrication elle-même.

Contrairement à d’autres sociétés où la production automobile est au cœur de l’activité économique, ce n’est pas le cas pour le Québec. Pineault vise une économie post-capitaliste dont quasiment tout reste à dessiner. Le défi qu’il faut associer à la transition énergétique ou, plus généralement, à la transition écologique et sociétale, est donc à relever directement et immédiatement pour ce qui est des transports; c’est prioritaire, et il n’y a pas d’investissements à ne pas échouer, comme c’est le cas pour les sables bitumineux. À cet égard, Pineault semble bien trop doux à l’endroit du plan d’action du Québec…

Il y a des chercheurs qui essaient d’imaginer un monde avec un milliard (voire deux) d’automobiles électriques et de calculer les quantités de lithium et de cobalt (entre autres) nécessaires seulement pour construire les composantes électroniques, sans même parler des quantités requises de fer pour le reste (même si les réserves sont probablement suffisantes!). Le refus de l’extractivisme mène assez rapidement à un refus de tels calculs dans leurs efforts de voir l’humanité entière équipée d’automobiles privées: «ils» ne «nous» rejoindront pas dans le taux de possession d’automobiles; «nous» devons plutôt «les» rejoindre, selon des façons qui restent à concevoir. Pineault aborde brièvement le travail de Schepper que j’ai commenté dans mon dernirer article, mais se limite finalement à penser à un «vaste plan de transport collectif» en ciblant la transition énergétique pour les fins de son livre, mais sachant qu’il nous faut, en même temps, une transition plus globale.

Urgence ne décrit pas seulement Énergie Est

Il est fort possible que nous soyons déjà dans le processus d’effondrement de notre système économique tel que projeté par Halte à la croissance. Il est tout simplement une évidence que nous sommes devant le processus de dérapage dans les efforts de l’humanité à réduire dramatiquement les émissions de GES pour éviter l’emballement du climat. La question n’est pas l’ouverture de la société aux mesures requises pour éviter l’effondrement: il faut bien admettre que l’ouverture n’est pas là. La question est plutôt une pour les acteurs de la société civile de bien présenter la situation, nos options, quitte à reconnaître que ce deuxième effondrement, aussi difficile à pressentir que le premier, est également en cours. Il nous manque un livre pour mieux nous focaliser sur de tels enjeux. Je vais probablement m’y mettre.

[1] Voir mes quatre articles sur les travaux de ce livre de l’IRIS, encadré par le constat du coordonnateur que le Québec possède «des ressources immenses». Finalement, tout en appréciant l’analyse historique fournie par le livre, il faut reconnaître qu’il n’aborde qu’à peine même une esquisse de l’avenir dont parle Pineault aussi sans précisions.

 

MISE À JOUR

J’avais pu voir une version préliminaire d’un texte de Pineault intitulé «Ce que décroiître veut dire» destiné à la revue Relations. Je n’ai pas vu la version publiée et je ne l’ai donc pas utilisée dans cet article. Il a paru dans Relations n.765 en juin 2013, et se trouve en accès libre via Érudit. Pineault y aborde quelques thèmes de la Conclusion de son livre. On peut également consulter «Vers un post-capitalisme» de Pineault, paru en 2010 dans Relations, pour d’autres pistes. Finalement, une entrevue avec le Journal des Alternatives en 2011 (partie 1, partie 2) a esquissé certaines grandes lignes de sa pensée pour le post-capitalisme et fournit du matériel pour les chapitres qui manquent.

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Un Plan B pour le manifeste Grand bond vers l’avant

Le transport en commun comme solution à la relance économique et à la crise environnementale au Québec: le titre de la note de recherche de l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS) laisse craindre des dérapages, une volonté de reprendre le bâton de l’Institut de recherche en économie contemporaine (IRÉC) et foncer sur la nécessité de relancer la croissance économique avec une approche industrielle nouveau genre. Finalement, la note, publiée en janvier, n’y va pas, et propose plutôt pour le Québec ce que l’abandon des sables bitumineux représente(rait) pour les provinces de l’Ouest, un bouleversement.

En effet, parmi les principales sources d’émissions de GES au Canada figurent l’industrie d’extraction d’énergie fossile pour le quart et nos systèmes de transport pour un autre quart; quant aux sources de la croissance de ces émissions depuis 1990, les deux y sont pour presque 100%. Le manifeste Grand bond vers l’avant cible la moitié du défi, celle de l’industrie de l’énergie fossile. Actuellement en déprime, le déclin (temporaire, peut-être, peut-être pas) du secteur suite à la baisse dramatique du prix du pétrole montre assez clairement son rôle dans l’économie canadienne, également face à un ralentissement sérieux. Et voilà une source des émotions lors de la convention du NPD il y a deux semaines.

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Il y en a qui ont leur Audi

Les transports un élément clé

Le manifeste n’aborde tout simplement pas le défi associé à nos transports alors que déjà il a suscité les émotions et les oppositions. Le principal but de mes deux articles sur le sujet, le premier sur le positionnement du manifeste, le deuxième sur ses faiblesses, était de faire ressortir l’importance des propositions du manifeste pour la structure de notre société, et de son économie, lorsque l’on regarde d’un peu plus près leurs vraies implications. Brasser dans les grands secteurs de l’énergie et de l’agriculture n’est pas une mince affaire, surtout dans l’urgence, et cela est compliqué grandement par tout effort de chercher à identifier le financement d’une société ainsi transformée.

L’effort du DDPC pour esquisser un scénario traçant une voie possible pour relever le défi d’éviter un réchauffement de plus de 2°C semble aller presque dans le sens contraire. Du moins, il semble suggérer que nous pouvons mettre nos efforts ailleurs que dans le secteur de l’énergie fossile; pour ce dernier, le DDPC fournit le portrait d’un Canada avec ce secteur fort, ou faible, et les implications de ces portraits pour certaines provinces. Ce qui se passera dans ce secteur n’aura presque rien à voir avec l’ensemble des autres mesures ciblant la décarbonisation, et le scénario présenté (avec comme hypothèses le maintien de la croissance économique (verte?) et un prix de pétrole qui reste bas et mortel pour l’exploitation des sables bitumineux) insiste que ces autres mesures, qui doivent être entreprises immédiatement, représente déjà un défi suffisant pour nous ébranler.

Suivant des travaux de Renaud Gignac et Damon Matthews, j’ai essayé d’insérer dans la réflexion la question de l’allocation équitable de budget carbone de l’humanité, tel que calculé par le GIÉC. Je ne vois presque nulle part de discussion sur cet aspect du défi des changements climatiques, mais nous voyons déjà une indication que l’allocation du fardeau va peser dans les négociations entre les différentes juridictions canadiennes en vue de la formulation d’un plan d’action national. La difficulté d’imaginer un tel plan d’action pour le Québec est presque indépendante du débat sur les sables bitumineux, ceux-ci n’ayant pas d’impact sur le bilan des émissions du Québec. Le débat sur Énergie Est est ailleurs.

Les transports représentent plus de 40% des émissions québécoises et tout effort de les gérer aboutit rapidement à l’automobile. On peut voir une première indication de ceci dans le travail du DDPC, qui cible finalement de faibles changements dans le secteur à l’échelle canadienne (31); devant l’importance des véhicules privés, il prévoit une baisse de ce moyen de transport (figure 30), mais seulement d’environ 7% (interurbain) à 17% (urbain). L’électrification du transport privé, du fret léger et du rail représente un objectif incontournable pour leur scénario, complété par la transformation des fuels restants par une dilution de 90% par des biocarburants. Mais à travers les moyennes se cache un défi pour le Québec, qui de toute évidence doit s’attaquer en priorité à ce phénomène des transports, en croissance chez les Québécois comme le veulent les Albertains l’exploitation des sables bitumineux.

Le Québec et l’automobile, des enjeux économiques aussi bien qu’environnementaux 

Grand bond vers l’avant change de titre dans la version française, y ajoutant «et le Québec». On peut soupçonner que cela est une reconnaissance du fait que le manifeste a été conçu par le ROC et que ses impacts se font sentir surtout dans le ROC. Pour que le Québec y soit vraiment impliqué, il faudrait plus qu’une opposition au pipeline Énergie Est. Il faut que le Québec s’attaque à l’énorme défi que représente son secteur des transports, dont les émissions sont en croissance constante.

Bertrand Schepper, auteur de la note de l’IRIS mentionnée, est conscient de ces enjeux et aborde la question des transports par une analyse qui est finalement économique, environnementale et sociale. Schepper propose (i) que la voiture électrique est presque sans intérêt, voire négative, comme piste de solution, (ii) que le transport en commun représente clairement la voie de l’avenir et (iii) qu’il faut chercher à concevoir un Québec (et un Canada, ajoutons-le) où l’automobile privée prendra la voie de sortie. Et on pense que les sables bitumineux constituent un défi!

Sources GES

La note débute avec une première section sur le Québec dopé à l’automobile, suivie d’une autre sur la voiture électrique, pour éliminer rapidement celle-ci, et passe ensuite à souligner qu’il est «temps de remettre en question l’hégémonie de l’automobile au Québec» pour mettre l’accent sur le transport en commun.

Pour Schepper, «d’un point de vue environnemental, l’agrandissement des réseaux de transport en commun dans les centres urbains, y compris l’agrandissement du métro de Montréal, constitue une meilleure option que l’augmentation du parc automobile sur le même territoire» (5). On pourrait ajouter à cette idée d’allonger le métro le projet d’un réseau de trains électriques annoncé par le CDPQ récemment, comme celui du monorail mis de l’avant par l’IRÉC et celui du TGV dans l’air depuis longtemps.

Tous ces projets en sont de «transport en commun», mais ce qui est intéressant dans la note de recherche est que c’est finalement l’autobus qui reçoit l’attention de Schepper. Il descend donc d’un cran des envolées technologiques: «Comme le Québec possède une industrie florissante de transport en commun et que les autobus consomment moins d’énergie par utilisateur que la voiture, les effets économiques d’un virage vers le transport en commun seraient bien plus importants que le choix de s’en tenir à une électrification des automobiles» (p.6).

Schepper résume son analyse avec une proposition d’investissement pour les projets d’infrastructures déjà prévus par le Québec :

Balance des paiements«Quant à la balance commerciale du Québec, on peut supposer que des investissements de 9,03 G$ en transport en commun auront un effet marquant. En effet, cet investissement en capital permettrait l’achat de plus de 20 000 autobus standard construits au Québec. Cela réduirait nos importations de voitures de près de 1 090 000 unités, qui ne seront pas remplacées. En s’en tenant à notre évaluation prudente de 21 000 $ par voiture neuve, il s’agirait d’une baisse moyenne annuelle de plus de 2,4 G$ pour la balance commerciale, soit un total de 24,6 G$ sur 10 ans. D’autre part, en prenant pour repère un prix relativement bas du baril de pétrole à 52,38 $, on peut envisager une baisse de nos importations de pétrole de 4,4 G$ sur 10 ans. Cela représenterait un effet de 440 M$ par année sur la balance commerciale… En ce sens, sur 10 ans, on peut estimer que l’investissement proposé de 9,03 G$ aura un effet positif de 29 G$ sur la balance commerciale du Québec.» (p.9, mes italiques)

La proposition : investir dans la construction, au Québec, d’une nouvelle flotte d’autobus («standards» électriques, à présumer) pour ensuite générer de l’activité économique dans l’opération et l’entretien du réseau, qui serait implanté partout dans la province, contrairement aux grands projets technologiques. Alors que l’IRÉC rêve de voir le Québec développer une infrastructure industrielle pour la fabrication du monorail pour implantation ici (ce qui n’a pas de bon sens en termes coûts/bénéfices) mais surtout pour exportation, cela sur le long terme, Schepper cible le court terme (10 ans), le temps nécessaire pour équiper le Québec d’un réseau modeste en termes technologiques mais efficace et accessible à toute la population. Et, ajouterait Schepper, Bombardier et d’autres pourraient les construire, en refusant la volonté d’une concurrence de la part de Michael Sabia de la CDPQ pour le réseau de trains électriques, cela se situant dans un tout autre modèle que celle d’une transition.

Une approche à la transition

En fait, le titre de la note de recherche, ainsi que le langage de sa conclusion, semblent vouloir voir la mise en place d’une infrastructure industrielle pour le long terme, mais cela ne découle pas de la présentation et nous mettrait par ailleurs devant l’ensemble des défis associés à la volonté de maintenir la croissance économique. Comme Schepper dit, l’opération et l’entretien sont plus intéressants sur le plan économique et social que la fabrication, et la présentation met l’accent sur ces autres activités. Fascinante, cette note se limite à une intervention qui cible une vraie transition, d’assez court terme et cohérente avec la nécessité radicale de réduire l’empreinte écologique du Québec, ce à quoi les économistes ne pensent pas.

Implicite dans la proposition de l’IRIS est une intervention politique qui soutient l’idée de ne pas remplacer le million de véhicules rendus non nécessaires en raison de l’implantation du réseau d’autobus (que Schepper insiste à appeler génériquement un réseau de transport en commun, comme s’il est conscient que son analyse ne sera pas très populaire dans ses implications pour les automobilistes). Il s’agirait du cinquième environ de la flotte de véhicules privés éliminés d’ici 2025. Le défi reste pour le 80% de la flotte qui, rendu en 2030, aurait atteint la fin de sa vie; comme Schepper dit, sa proposition n’est pas exclusive au 20%, à l’image de la proposition de Stephen Lewis pour les emplois qui seraient perdus si le Canada annulait les contrats d’équipement militaire avec l’Arabie saoudite… «Pour répondre à l’urgence écologique et permettre une relance économique du Québec, il semble opportun de faire du transport en commun une véritable politique industrielle» (p.7-8). La relance serait temporaire, et tant mieux.

Schepper inclut dans son analyse les coûts pour les individus de maintenir une automobile privée, très importants (deuxièmes après la maison, pour les ménages). Il ne le mentionne pas, mais une reconnaissance du fait que ces véhicules sont utilisés environ 3% du temps fournit ce qui est nécessaire pour compléter l’argument visant à éliminer plus ou moins complètement la flotte de véhicules privés. Schepper termine en soulignant que l’on «peut alors calculer qu’en 2025, le potentiel de réduction des émissions de GES de cet investissement sera de 2,2 Gteq CO , soit l’équivalent de près de 8,5 % des objectifs québécois visés pour 2030» (p.9). Il resterait donc pas mal de chemin à faire…       

Le contraste de cette approche avec celle du Conference Board dans son rapport de l’an dernier est frappant. Sa liste de recommandations à la fin du document commence avec une sur le maintien des mesures d’amélioration continue et technologiques esquissées dans ses deux scénarios, mais celles-ci sont suivies par trois qui ressortent: Sortir les gens de leurs autos (121); Mettre un accent sur le transport des marchandises (122); Réduire la demande pour le transport (123). Devant cette approche (in)imaginable pour le Conférence Board, la série de recommandations termine avec la volonté qui risque d’être celle de l’échec de la COP21 : Rechercher l’équilibre (123)…

Dialogues pour un Canada vert aborde dans la section 2.4 (p.35-37) la question des transports, avec sa cinquième orientation stratégique, «Adopter rapidement des stratégies de transport à faibles émissions de GES dans l’ensemble du Canada». L’orientation semble compromise dès la première phrase de la section, qui propose que ces interventions soient «évaluées de manière approfondie»; une telle évaluation ne pourra se faire rapidement. Et elle n’est pas nécessaire devant l’urgence et des connaissances déjà acquises. Le document propose comme première mesure, à l’image du Conference Board, que les normes d’émissions soient rehaussées (y compris pour les VUS qui devraient plutôt être éliminés…). La deuxième mesure, pour le moyen et le long termes, est l’électrification du transport routier; non seulement ceci n’est pas pour le court terme, mais l’analyse de l’IRIS suggère qu’elle va dans la mauvaise direction[1];on peut voir le défi avec l’analyse du DDPC: en 2030, il faudrait que 70% des ventes d’autos soient électriques (comm. pers). La dernière mesure identifiée est une amélioration du transport ferroviaire et intermodal, le «Mettre un accent sur le transport des marchandises» du Conference Board.

Le fondement de l’orientation semble presque réchappé par la troisième mesure, pour le court et le moyen termes, soit de soutenir de nouveaux modèles de transport «comme solutions de rechange aux autombiles de propriété privée». Dialogues part du fait (p.22) que les émissions venant des transports sont finalement équivalentes à celles venant des industries d’extraction fossile, mais ne fait aucun effort d’insérer sa présentation dans le cadre du budget carbone. Voyant la façon explicite et directe dont Grand bond vers l’avant aborde la question de l’extraction de l’énergie fossile (on la laisse en l’état actuel, sans expansion), et voyant que le manifeste n’aborde même pas la question des transports, il semble raisonnable de penser que, pour compléter Grand bond vers l’avant, une façon explicite et directe serait appropriée aussi pour les transports, en ciblant le transport privé par automobile (environ les trois quarts des émissions du secteur).

Le Plan B et le problème…

Quand j’écrivais le chapitre sur l’énergie pour le livre Les indignés sans projet?, je faisais en même temps un apprentissage qui m’arrive – qui nous arrive – régulièrement tellement nous sommes leurrés par l’espoir technologique, tellement nous ne sommes pas habitués à penser en termes de gestion de crises. J’ai commencé avec le surplus d’électricité au Québec, j’ai passé à la voiture électrique comme approche à privilégier, pour terminer avec la disparition de la flotte d’automobiles privées comme piste raisonnable pour faire face aux défis… La véritable situation, les besoins réels, ressortent dès que l’on s’arrête un peu. Schepper le fait, et le défi est de compléter le portait qu’il présente en esquissant un Plan B pour Grand bond vers l’avant.

 d'autres leur Ford ou Chevrolet

d’autres leur Ford ou Chevrolet

Un réseau d’autobus électriques de différentes tailles, selon les besoins de différents quartiers des villes de Montréal de Québec, selon les besoins d’un nombre important de villes moyennes et petites, devient un axe important pour les transports. Par contre, plutôt que d’essayer de couvrir l’ensemble des besoins des communautés avec un tel réseau, un deuxième réseau de taxi-bus se présente rapidement comme un complément moins lourd; Dialogues nous envoie à l’expérience de Victoriaville avec un tel système, justement au niveau de l’automobile privée que la réflexion arrive à presque supprimer. Et à un niveau au-dessus de celui des autobus, on trouve le métro à Montréal, déjà surchargé, et le besoin de quelque chose d’autre, de complémentaire, le service rapide par bus ou le tramway. La Ville de Québec a déjà esquissé sérieusement un tel projet intermédiaire.

Il s’agit, finalement, de nous référer à un ensemble de connaissances acquises depuis assez longtemps. Luc Gagnon, avec qui j’ai collaboré pendant des années, est maintenant président d’Option transport durable et est intervenu récemment et à deux reprises lors d’articles par Florence Sara G. Ferraris dans Le Devoir, en même temps que Christian Savard de Vivre en ville, de Franck Scherrer de l’Université de Montréal, de Jean-François Lefebvre de l’UQAM et de Réjean Benoît, également d’Option transport durable. Dans un premier article, Ferraris étale les options en matière de transport en ciblant ces intervenants qui cherchent depuis longtemps à définir ces options sans s’orienter d’office vers la haute technologie; dans le deuxième article, une entrevue avec Luc Gagnon et Réjean Benoît présente les détails du réseau du tramway qu’ils proposent pour l’est de Montréal. Le travail de ce dernier groupe a également été couvert par le journal Métro.

Le site web de l’organisme ouvre avec le constat: «L’automobile est une fabuleuse invention». Il part de là pour aller ailleurs. Grand bond vers l’avant s’attaque de front à l’industrie fossile. Pour le transport dont il ne parle pas, on aboutit par Dialogues à cette piste décrite mais presque noyée dans un ensemble d’options pour le court, le moyen et le long termes, soit le remplacement de l’automobile privée. Schepper arrive directement à fournir une approche qui frappe au coeur de la problématique et du défi, l’automobile privée utilisée pour environ 3% du temps, mais présente dans le coeur des propriétaires près de 100% du temps.

En effet, alors que l’arrêt de l’expansion de l’exploitation des sables bitumineux frappe au coeur de l’économie de l’Alberta, l’élimination de l’automobile privée serait bénéfique pour l’économie du Québec, mais frapperait au coeur de ses propriétaires. Elle ne joue pas le rôle d’un équipement nécessaire, mais d’un symbole définissant la place que l’on occupe dans la société, chacune pour sa place, chacun ayant une place – à part les plus démunis de la société. Pour le Québec, et contrairement à celles visant les sables bitumineux, les propositions esquissées ici ne touchent même pas au système économique en place: le pétrole, tout comme les automobiles, sont 100% importés et représentent un poids pour la balance des paiements de la province (voir le graphique 1 ci-haut).

On parle souvent du manque de volonté politique. Ce qui est presque fascinant, dans le cas présent, est que ceci représente une façon d’attribuer à autrui, aux politiciens, ce que nous avons dans nos coeurs, une volonté de maintenir à tout prix notre romance avec notre jouet favori. Les gens ne prendront pas le transport en commun si celui-ci n’est pas disponible mais, plus important, le transport en commun ne sera pas utilisé si l’automobile privée n’est pas éliminée. La volonté politique en cause est en fait une volonté citoyenne d’abandonner (ou non) le rêve de l’économie verte pour revenir à la terre, une terre meurtrie et menacée mais peut-être capable de nous accompagner dans une transition vers un avenir plus modeste. Cela prendra une révision du Grand bond vers l’avant et sa promotion par un ensemble d’acteurs de la société civile et, éventuellement, de la société elle-même.

 

[1] Le texte indique que le transport est responsable de 78,4% des émissions de GES. Ceci est proche du bon chiffre, si l’on ne pense qu’aux combustibles fossiles, mais sa référence 90 fournit le bon chiffre, 42,5%.

 

MISE À JOUR

Le même jour que j’ai publié cet article un groupe est intervenu en opposition au projet Énergie Est, soulignant qu’il s’agit d’«un piège écologique, économique et social qui nous enfermerait pour plusieurs décennies dans la dépendance à une croissance dopée aux hydrocarbures extrêmes. Autoriser Énergie Est, c’est s’exposer à des risques majeurs pour des retombées qui affaibliraient à terme notre économie». J’appuie totalement l’opposition au pipeline (je n’étais pas invité à signé cette nouvelle déclaration…) mais je reste toujours plus que préoccupé par plusieurs aspects de l’opposition qui n’arrivent pas à une clarté quant à ses fondements et à ses implications.

La déclaration du 27 avril constate que le pipeline représente une infrastructure qui nous lieraient à un développement pétrolier à long terme (ou à la faillite des propriétaires du pipeline, une alternative possible) et insiste que «l’histoire exige de nous un avenir où d’autres formes d’énergie, d’autres logiques de production et de consommation prédomineront.» Cela comporte «l’impératif d’une transition énergétique immédiate. C’est là que nous devons investir nos énergies et canaliser notre inventivité». Ceci semble être explicité un peu avec les propos suivants:

[Le pipeline] nous rend complices du programme économique de quelques grandes entreprises détenant des droits d’extraire et dont l’intention se résume à l’expansion de leurs profits… Autoriser Énergie Est, c’est s’exposer à des risques majeurs pour des retombées qui affaibliraient à terme notre économie… En un mot, Énergie Est symbolise notre enfermement collectif dans un modèle de société qui nie les dangers que représentent les changements climatiques.

J’aimerais voir les signataires (et d’autres) élargir leurs interventions dans le sens de cet article et de celui sur Énergie Est qui prétendent qu’un complément nécessaire au rejet de l’expansion des sables bitumineux est une diminution dramatique des émissions venant de nos transports. Cela implique :

  • une reconnaissance du fait que nous laissons à d’autres les risques et les dégâts associés à notre usage de pétrole, à moins de compléter le sens de l’intervention et reconnaître que l’opposition à l’exploitation des sables bitumineux comporte à toutes fins pratiques l’abandon de l’automobile privée dans nos vies quotidiennes, puisque celle-ci représente notre principale utilisation de pétrole (et d’émission de GES);
  • une reconnaissance que l’abandon de toute expansion de l’exploitation des sables bitumineux et l’abandon de l’automobile privée dans nos vies comportent (pour le premier) un risque pour l’économie canadienne que nous assumons et (pour le deuxième) un bouleversement de notre société et de nos vies que nous devons promouvoir avec autant d’insistance;
  • la nécessité d’efforts pour bien cerner la société et l’économie qui sont l’objet de nos revendications et une acceptation de ce que cela comporte, presque sûrement, soit ce que Tim Morgan appelle une «récession permanente», à laquelle nous devons nous préparer.

Cela à moins de poursuivre dans le déni que représente l’adhésion à l’idée de l’économie verte avec son leurre technologique, ensemble qui devient de plus en plus clairement un rêve sans fondement dans la réalité… La déclaration sort en même temps que le livre Le piège Énergie Est. Sortir de l’impasse des sables bitumineux (Écosociété) signé par Éric Pineault (apparemment seul). Pineault est bien capable de faire la part des choses et élaborer sur les implications sociales et économiques en cause et j’espère qu’il l’a fait. J’ai un livre à lire.

 

 

 

 

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COP21: pays riches, pays pauvres dans les suites

Les fondements de l’économie verte, d’après mes récents articles sur les travaux de Greenpeace International et du DDPP, restent dans un modèle économique mondial qui est intrinsèquement lié à des inégalités immenses et ne tiennent aucunement compte des enjeux associés aux ressources naturelles requises pour le développement. Reste l’espoir que nous pourrions au moins promouvoir une économie verte ici au Canada (en oubliant le défi de notre empreinte écologique et la nécessité de cibler un processus de contraction/convergence pour le rendre acceptable, cela implicite dans les inégalités qui continuent). Le DDPP a une équipe canadienne, et celle-ci a produit un deuxième rapport l’an dernier sur la possibilité pour le Canada de respecter le budget carbone dans l’élaboration de son plan d’action pour maîtriser les émissions responsables des changements climatiques; cet article constitue donc une sorte de deuxième phase de l’analyse des fondements de l’économie verte. Le DDPP a également une  équipe indienne, et celle-ci se montre très consciente des défis pour les pays pauvres inhérents dans le maintien du modèle économique tout en ciblant la décarbonisation.

J’ai déjà consacré un article sur le travail de l’équipe canadienne du DDPP. Je reviens sur le travail pour une mise à jour alors que les gouvernements canadiens sont en train de rechercher les composantes d’un plan d’action pour respecter l’Accord de Paris. L’importance de son travail (le DDPC) est qu’il est fondé sur sa reconnaissance du budget carbone et un processus de convergence vers une allocation d’émissions de carbone en 2050 égale pour toute l’humanité. Partant de la population mondiale projetée pour 2050 et du budget carbone calculé par le GIÉC, le DDPP arrive à un budget d’environ 1,7 tonnes d’émissions par personne en 2050; c’est actuellement 16 tonnes par personne au Canada. En fait, le DDPP adopte un scénario de l’Agence internationale de l’énergie (le 2DS) qui cible un tel objectif, et l’utilise comme référence, sans formaliser l’allocation par pays. Le DDPP est ainsi capable de reconnaître le budget carbone et introduit une convergence pour l’ensemble de l’humanité en 2050. Il corrige ainsi l’approche de Greenpeace International, qui aboutit à des inégalités importantes en matière d’accès à l’énergie, sans insister sur une convergence complète.

À son tour, elle maintient par contre ce que nous connaissons déjà des résultats de l’ensemble des travaux des DDPP dans les 16 pays – des inégalités énormes en matière de PIB par personne, en 2010 et en 2050. L’approche semble donc condamnée presque à l’avance. Autant le DDPP devrait aider les pays à planifier, selon ses auteurs, autant il devrait plutôt nous convaincre que nous devons chercher une autre approche, quittant le principe fondamental d’une croissance économique sans limites, même si elle est verte. Par contre, les travaux sur les différents pays fournissent des indications de la nature et de la taille du défi pour chacun. Un regard sur les défis pour le Canada et pour l’Inde fournit des indications pour l’ensemble.

Le Canada dans tout cela: des impacts différents selon les provinces

Les auteurs reconnaissent d’emblée que le rôle des industries extractives (surtout celle du pétrole) est fondamental pour l’économie canadienne telle qu’elle existe actuellement, et cela doit se mesurer face à un effort mondial en vue d’une décarbonisation massive. Ils concluent que l’ensemble des autres aspects de la décarbonisation règlent ou presque le défi : peu importe le prix du pétrole, le DDPC gère les émissions surtout en fonction de cinq pistes plutôt technologiques, incluant l’application de de la capture et de la séquestration du carbone (CCS). Leur travail finit par suggérer un impact plutôt mineur en ce qui concerne des changements structurels dans l’économie canadienne pouvant résulter de différents prix du pétrole dans les années à venir.

Figure 9 DDPC

 

Ce résultat général masque l’impact politique et économique de la décarbonisation, différent dans différentes provinces. Le DDPC pose trois questions à cet égard : Quelle place y a-t-il pour les sables bitumineux dans un monde décarbonisé, même avec l’application des meilleures technologies de contrôle ? Qu’est-ce qui arrive à la structure de l’économie canadienne avec les changements dans la demande globale pour le pétrole ? Avec la demande une fonction des prix, quelle résilience y a-t-il dans l’économie canadienne à cela ? Ils fournissent trois pistes pour répondre (20).

Le DDPC a recours à un modèle macroéconomique GEEM pour des réponses. Le modèle lui fournit des projections pour le PIB, pour les emplois, pour la structure économique et pour le commerce. Cela devient fondamental dans son analyse, assez rapidement. Reconnaissant que des projections sur le prix du pétrole sur les 35 années qui viennent sont plutôt aléatoires, ils établissent trois scénarios de prix (HIDDP, MIDDP, LODDP) et font intervenir le GEEM pour voir ce qui pourrait se passer avec les différents scénarios de prix.

Selon les résultats de leur modélisations (montrés dans le tableau 1, p.22), on voit que la croissance de l’économie (un objectif de base du DDPP) ne dépendrait pas d’un «recours incontrôlé aux énergies fossiles», puisque le PIB dans tous les trois scénarios double d’ici 2050. Le problème est que la situation varie selon les provinces, comme leur tableau l’indique. La figure 13 la présente graphiquement.

Figure 13 DDPC

L’écart entre les scénarios de bas et de hauts prix, bien perceptible dans la figure, est néanmoins petit par rapport à la taille de l’économie (qui n’est pas montrée).

Cela suggère que ce n’est pas la décarbonisation comme telle qui constitue le plus important défi politique (23). Le travail avec les trois scénarios de prix montre finalement que c’est le prix de l’énergie et non le processus de décarbonisation qui occasionnerait des changements structurels possibles dans l’économie canadienne : le développement des sables bitumineux se ferait seulement dans le scénario de haut prix. Sur le plan politique, le défi pour le Canada serait de gérer les impacts sur l’avenir économique et social de l’Alberta dans l’éventualité du scénario du bas prix, sur celui du Québec dans l’éventualité du scénario du prix élevé.

À travers ces travaux, les auteurs insistent que le grand scénario de décarbonisation pour le Canada est à la limite de la plausabilité («a stretch scenario», p.13) tellement ce qui est requis est exigeant sur les plans technologique, social et politique. À plusieurs reprises (et dans une communication personnelle), ils insistent également: les mesures en cause doivent être prises «immédiatement» (5, 6, 37, 39), «starting today» pour avoir une chance d’aboutir.

Le DDP pour l’Inde, une sorte de réplique aux travaux de Greenpeace International

Le portrait de la situation pour l’Inde est l’envers de celui pour le Canada, l’Inde étant un pays parmi les plus pauvres de la planète et ayant des centaines de millions de personnes qui n’ont même pas d’électricité. Les auteurs du DDP pour ce pays (le DDPI) ont décidé dès le départ, par ailleurs, de ne pas élaborer un scénario de référence dans le style «business as usual», tellement il serait inconcevable. Ils cherchent à poursuivre plutôt l’effort d’améliorer le sort des 1,2 milliards d’Indien(ne)s.; l’Inde figure parmi les 16 pays étudiés par le DDPP parce que, par le simple cumul des émissions résultant de son énorme population, même pauvre, elle figure parmi les principaux émetteurs de GES (dont le charbon est la principale source).

Les auteurs élaborent deux scénarios, et chacun respecte le budget carbone implicitement alloué d’ici 2050. Le premier des deux scénarios (le «conventionnel») se fie au modèle de l’économie néoclassique, et les auteurs semblent savoir dès le départ qu’il ne fournira pas les réponses souhaitées, pas plus que le suivi des tendances actuelles; ce scénario conventionnel présume d’une dynamique de marché parfaite alors qu’une telle situation n’existe pas dans les pays en développement, et de toute façon ne permettrait pas les améliorations de qualité de vie souhaitées (10). Le deuxième scénario, que les auteurs appellent «durable» (sustainable), représente un effort, après trente ans d’échec des orientations esquissées par Brundtland, de relancer celles-ci.

The storyline of the ‘conventional’ scenario presumes economic growth as the central development objective and perfect markets as the key institutions to influence the behavior of economic actors. The low carbon transition in this framing is achieved through the imposition, on the Indian economy, of a global carbon price corresponding to the global climate stabilization target. The framing of the ‘sustainable’ scenario aims to meet proposed targets of multiple sustainable development goals, including a national low carbon emission target, by the year 2050. The roadmap of actions is back-casted by iteratively adjusting the actions that deliver these targets cost-effectively. (11)

Comme différents tableaux le montrent, il y aurait un énorme «progrès» dans le pays. En termes d’énergie, l’offre et la demande finales passeraient de 0,32 toe en 2010 à 0,92 dans le scénario durable en 2050; ce serait 1,16 dans le scénario conventionnel, plutôt «extravagant» dans plusieurs de ses composantes et critiqué pour cela par les auteurs (21). L’énergie resterait à plus de 50% fossile dans les deux scénarios, mais passablement moins en quantités absolues dans le scénario durable.  En comparaison avec le 100% de Greenpeace International, l’Inde serait approvisionnée en énergies renouvelables en 2050 à hauteur de 71% dans le scénario durable (20). Son recours aux énergies fossiles et au nucléaire permet néanmoins de respecter des émissions de 1,7 tpc, d’après les auteurs, c’est-à-dire des émissions de 1,95 tcp dans le scénario conventionnel et de 1,40 tpc dans le scénario durable; l’approche d’ensemble de ce dernier permet de baisser la demande sans perte de bénéfices en termes de qualité de vie.

Devant la figure 2.1 du rapport et la description du modèle conventionnel, on peut presque y voir un rejet du modèle de l’économie néoclassique, avec une insistance sur la coopération, voire l’intégration partout du coût des externalités; finalement, un tel rejet est camouflé par une adhérence au principe de la croisance verte de la Banque mondiale (14). Nous avons donc ici, comme pour le rapport de Greenpeace International sur le potentiel des énergies renouvelables, le portrait de l’économie verte poussée à outrance et inscrit – les auteurs en sont conscients – dans un développement mondial qui aboutit au maintien d’inégalités énormes en 2050.

Le document fait référence à la Déclaration de Delhi de la COP8 pour reconnaître l’importance de l’intégration d’un ensemble de mesures favorable au développement et non seulement à la croissance économique (17). Le scénario durable fait intervenir constamment une prise en compte des conditions réelles de la population et l’application de mesures qui diminuent la demande en énergie et les émissions par un recours à un ensemble de politiques ciblant un meilleur développement urbain et rural. Le scénario conventionnel est conçu en fonction de politiques déterminées par les marchés de l’énergie (et priorisant presque exclusivement le défi climatique (37)), et est caractérisé pour son volet urbain comme «une caricature de croissance urbaine» et «une favela métaphorique» (13). Les inégalités resteront (mais moindres) même avec le «progrès» modélisé selon le scénario durable, alors que celui-ci est centré sur un ensemble de politiques autres, finalement corrigeant les déficiences des mesures du modèle néoclassique. C’est un portrait d’une approche à l’économie verte qui finalement retourne et met en évidence les orientations du mouvement environnemental au fil des décennies (les 3R semblent être introduits comme une nouveauté…).

On peut remarquer le portrait de la différence en matière de transports, avec l’accent mis, en ville, sur le transport public dans le scénario durable alors que le conventionnel met l’accent sur le transport privé; il y a encore une différence entre les deux pour le transport inter-cité, l’un favorisant les véhicules, l’autre le train. Le scénario durable aboutit à une demande pour les transports la moitié moins importante que le scénario conventionnel (37). Le chapitre fait référence à un nombre assez important de politiques déjà énoncées par le gouvernement: fourniture de logements et de services pour les pauvres et abandon des bidonvilles comme mode normal de résidence («Housing for all by 2022»); production de 100 GW d’énergie solaire et de 60 GW d’énergie éolienne, également pour 2022 (32), Le scénario durable présume que les programmes gouvernementaux seront réalisés.

La valeur sociale du carbone

Ce chapitre du rapport termine avec une section sur les bénéfices du développement durable, traduit par l’introduction du concept de valeur sociale du carbone. Les auteurs se permettent même une réflexion sur la situation globale, celle du DDPP en général où quelques pays pauvres (dont l’Inde et la Chine) se trouvent liés à en ensemble de pays riches, avec des problématiques et des défis différents. Une série de citations permet de saisir la spécificité de l’intervention indienne.

The conjoint benefits of targeted sustainability programs are sizable, especially in developing countries, due to pre-existing market distortions, weak institutions, uneven socio-economic development and geo-political risks. The incremental costs of sustainability programs are offset in a sustainable world by lower social costs and reduced risks, including from nuclear technologies. This is a basic justification for a targets approach. The gap in the social value of carbon between conventional and sustainable scenarios [voir le graphique] is a proxy for the conjoint benefits of sustainability actions. In general, deep decarbonization pathways enhance risks from higher use of nuclear and CCS. But in the sustainable scenario, primary energy demand is substantially lower and therefore so is the need for high risk technologies.

Figure 4.8 DDPIThe social value of carbon in the sustainable scenario can be interpreted in another way. India, for instance, can follow its own sustainability targets and also participate in the global carbon market, thus facing a global carbon price which is identical to that in the conventional scenario. In this case, the carbon budget in the sustainable scenario would be underutilized and the excess emissions credits can be monetized at the prevailing global carbon price. The carbon revenues generated can be sizable and can amount to 0.7% of India’s GDP (Table 4.2). This revenue can partly offset the costs of decarbonization actions. (40)

 Cette vision est reprise dans la conclusion avec une autre réflexion sur la valeur sociale du carbone, ce qui distingue, fondamentalement, les deux scénarios. «The most significant lessons one can learn from the assessment of the two different DDP scenarios are that sustainable actions lead to a gradual transformation of the energy system, have less dependence on high risk technologies and carry a lower social value of carbon. Global carbon finance would deliver more and better results by pegging to the nationally agreed social value of carbon rather than the elusive carbon price in a perfect world.» (46)

The two scenarios – conventional and sustainable – achieve the same carbon goal but differ in their base construct. The conceptual bifurcation underlying the two scenarios is the treatment of the ‘social cost (or value) of carbon’. The conventional scenario takes as an exogenous input a ‘global carbon price’ trajectory through 2050. This carbon price trajectory is obtained from the global integrated modeling assessment that targets a 2°C stabilization under a perfect global carbon market. For the conventional scenario, this global carbon price trajectory is the social cost of carbon. In the sustainable scenario, the assessment assumes that the carbon budget for India, from now to 2050, is the same as the cumulative emissions in the conventional scenario. The two scenarios are thus equivalent in terms of carbon budget. In the sustainable scenario, the shadow price of carbon corresponding to the carbon budget constraint appears as the surrogate for the social cost of carbon.

The sustainable scenario storyline assumes a multitude of local, bottom-up and sectoral policies aimed at various goals and/or targets like SDGs, share of renewable energy, air quality standards, energy access and energy efficiency… The conventional scenario misses these opportunities as the carbon price does not provide an adequate anchor for pulling [in] these options. (39-40)

Le scénario durable est élaboré en intégrant ce qu’ils appellent le coût social du carbone, arrive à une demande finale d’énergie 30% moins que le scénario conventionnel et un PIB moindre également, «compensés» par des bénéfices dont l’économie néoclassique ne tient pas compte. C’est un ensemble de politiques qui complètent la stricte recherche d’interventions technologiques qui domine et qui transforme un coût en une valeur. Le tout est assez bien esquissé dans le Résumé exécutif, mais la lecture du court rapport clarifie le sens du travail, un effort d’intégrer des correctifs au PIB dans une approche à l’économie verte; l’approche concrète est décrite à la page 16, où il y a recours à l’idée d’un prix ombre (shadow price)mentionné ici et qui se transforme en valeur sociale.

Pays riches, pays pauvres

Le travail décrit dans le DDPC met un accent important sur la décarbonisation de la société et de l’économie et souligne les enjeux particuliers pour un pays qui est actuellement un important producteur d’énergie fossile. Le travail du DDPI est presque méconnaissable dans la perspective du DDPC, tellement les enjeux sont autres: les auteurs ont décidé d’insister en priorité sur une amélioration de la qualité de vie de sa population de 1,2 milliards de personnes (et qui seront 1,5 ou 1,6 milliards en 2050…). Le scénario canadien cherche (suivant le modèle du DDDP) à maintenir fonctionnelles pendant toute la période l’économie néoclassique et la relative dominance du pays qui en résulte. Le scénario indien cherche à corriger une situation sociale inacceptable et que l’effort de décarbonisation ne réglera pas à lui seul.

Nous constatons que la structure économique peut être profondément influencée par le processus mondial de décarbonisation et son impact sur le prix du pétrole; au Canada, ce serait le cas pour l’Alberta, ou le Québec. En même temps, nous constatons que, vue plus globalement, la structure économique d’un pays riche permet la décarbonisation dans son ensemble, en dépit de tels changements. Mais nous savons que cela se fait au dépens de la «structure sociale et économique» d’un ensemble de pays pauvres. Nous avons avec ces constats le portrait de ce qui est derrière l’échec de Paris. Même dans les pays riches, des situations politiques différentes (et on peut penser aux États-Unis aussi) peuvent empêcher la décarbonisation nécessaire.

Dans les pays pauvres, en dépit de certaines ouvertures, leur connaissance de ce que font, ce que vivent les populations des pays riches, ne leur sera pas possible en acceptant les propositions de Paris sans de nombreuses interventions autres – et qui jusqu’ici n’ont pas livré la marchandise. Pire, au moins les auteurs du rapport pour l’Inde savent que les inégalités énormes vont perdurer à travers les améliorations projetées. C’est à noter qu’ils ne s’aventurent pas sur un jugement quant au réalisme de leur scénario – les tendances lourdes qu’ils décrivent vont toutes dans le sens contraire – , alors que les auteurs du scénario pour le Canada manifeste clairement un scepticisme assez profond.

C’est presque intéressant de lire le DDP pour l’Inde avec de telles perspectives. Comme l’équipe canadienne, celle de l’Inde travaille en cherchant à se protéger de raisonnements et d’analyses qui mettraient en question leur crédibilité et leur réputation professionnelle. Il est tentant d’y lire une mise en question d’un des deux objectifs de base du DDPP, la croissance économique à l’échelle mondiale. Les auteurs de ce rapport semblent bien trop conscients de ses dérapages. En tout cas, le PIB et le PIB per capita sont moindres dans le scénario durable…

 

 

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Glouton impénitent tertio: le DDPP global

[NOTE: Il y a une mise à jour à la fin de l’article Interlude]

Mes analyses de documents faisant l’actualité sont souvent critiques, voire négatives. C’était le cas pour le rapport de Greenpeace International, par exemple, tout comme pour la contribution du DDPP l’an dernier, sujet des prochains articles. Finalement, un objectif fondamental de mon travail est de montrer, aux gens qui lisent mes textes sans nécessairement être d’accord, les implications de leurs prises de position, les sous-entendus de leurs interventions dans le quotidien. Je ne propose pas de mettre en question les modèles qui sont en cause dans les différents travaux que je commente, mais plutôt – comme dans le cas du rapport de Greenpeace International – de souligner ce qui est présupposé ou oublié. C’était le cas aussi pour les deux récents articles sur Anticosti et sur Énergie Est. Je me dis que cela représente une façon constructive de manifester dans la marginalité ce qui est ma propre vision de la situation.

Il y a vraiment deux mentalités qui opèrent actuellement dans l’effort de mettre en œuvre ce que l’on pense avoir convenu à Paris en décembre à la COP21. Une première façon d’opérer est celle définie par les préparatifs de Paris, dont celui du Deep Decarbonization Pathways Project (DDPP). Il cherche à concevoir comment l’humanité pourra maintenir les modes de vie actuels avec une croissance économique «raisonnable» (250% sur 40 ans…) tout en mettant en place les mesures technologiques qui permettront d’éviter une hausse catastrophique de la température planétaire. Le terme «mobilisation» pourrait assez bien décrire le processus voulu, propre aux responsables des Nations Unies aussi, et à la lecture des documents du DDPP, ce serait une mobilisation que nous n’avons probablement pas connue autrement qu’en temps de guerre. Greenpeace International (GI) travaillait dans le même sens dans la préparation de son cinquième rapport sur les énergies renouvelables, finalement plus ou moins la même chose que le DDPP tellement l’énergie est au cœur du fonctionnement de nos sociétés.

Une deuxième façon de procèder reconnaît l’échec de Paris et de sa COP21, cela en fonction d’une compréhension justement de ce fonctionnement et des contraintes technologiques mais également sociales et politiques inhérentes dans la mobilisation recherchée de la population. Ces contraintes sont évidentes dans tous les documents cherchant à respecter le budget carbone tout en maintenant le modèle économique actuel et viennent proche de constituer une interprétation romancée de toute cette activité. Le défi pour cette deuxième façon est de remettre en cause le modèle actuel et de travailler à définir et à mettre en œuvre son remplacement.

Alors que les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux seront en train de chercher, pendant les six mois qui viennent, les modalités d’un plan d’action qui permettra au Canada de respecter l’Accord de Paris, il est intéressant de retourner au DDPP, les études ayant été elles-mêmes mises à jour dans la période avant la COP21, celle globale, celle sur le Canada tout comme celles sur l’ensemble dse 16 pays.

Le DDPP global revient sur le même portrait que Greenpeace

Deux graphiques fournissent une première version du portrait que nous laisse le DDPP. (Comme toujours, la lecture des graphiques est plus facile en allant à l’original, cliquant sur l’image pour avoir le lien.)

Pathways to Deep Decarbonization 2015 Report, p.6 http://deepdecarbonization.org/wp-content/uploads/2015/12/DDPP_2015_REPORT.pdf

Planète vivante 2010, tome ii, p.73 http://awsassets.wwf.ca/downloads/lr_wwf_lpr2010_fr.pdf

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La figure 2 (à gauche) du rapport DDPP 2015 est frappante dans sa ressemblance au graphique de droite, que j’utilise depuis un certain temps, celui qui montre le croisement de l’empreinte écologique et de l’indice de développement humain pour l’ensemble des pays. Dans le graphique de gauche, un regard sur la disparition des cercles blancs dans la transition vers les cercles foncés montre la baisse dramatique des émissions (l’axe vertical), principal objectif des travaux; dans l’axe horizontal, on voit la série de pays allant d’un PIB per capita plutôt bas vers d’autres plutôt haut, cela sans changement dramatique entre 2010 et 2050. Le DDPP a travaillé avec seulement 16 pays, responsables de 75% des émissions.

Le graphique de droite montre le positionnement de l’ensemble des pays selon l’Indice de développement humain des Nations Unies (qui inclut le PIB mais aussi l’espérance de vie et le niveau d’éducation): dans l’axe horizontal, un grand nombre de pays n’atteignent pas le niveau minimum établi pour leur développement; dans l’axe vertical, les pays riches qui atteignent ce niveau de développement dépassent aussi la capacité de support de la planète par leur empreinte écologique – de vrais «gloutons».

Le DDPP arrive à la même sorte de résultats que le travail de GI, un monde qui maintient les inégalités criantes d’aujourd’hui dans un contexte où l’humanité aura réussi à éviter des changements climatiques catastrophiques en maintenant une activité économique qui ne pourra être virtuelle et qui va donc accroître les déséquilibres planétaires actuels. Un troisième graphique s’impose pour fournir une meilleure idée de ce qui est cause dans ces efforts qui foncent presque exclusivement sur l’enjeu climatique (le graphique est fait à partir des données de la figure 2 du DDPP).

Dans ce graphique, 10 des 11 pays de l’OCDE se trouvent dans le groupe à droite; il faudrait y ajouter une vingtaine d’autres pays pour compléter le portrait. Au centre on trouve ce que l’on appelle aujourd’hui les BRICS, qui restent justement en 2050 des pays «en voie de développement». Seul le Mexique parmi les pays de l’OCDE analysés par le DDPP se trouve ailleurs, dans le groupe de pays pauvres à droite; s’y trouvent aussi l’Inde et l’Afrique du Sud, membres du BRICS. Pour le reste, pour compléter le portrait, il faudrait ajouter quelque 150 pays pauvres dans le groupe de droite; le DDPP ne les a pas analysé parce qu’ils ne sont pas d’importants émetteurs de GES. En 2050, comme aujourd’hui, nous verrons environ un milliard de l’humanité dans les pays riches, et peut-être 8 milliards dans les pays pauvres, avec les quelques exceptions comme la Chine qui n’aura pas réussi son objectif de sortir du piège du revenu moyen.

Dans ce graphique, 10 des 11 pays de l’OCDE choisis par le DDPP se trouvent dans le groupe à gauche ; il faudrait y ajouter une vingtaine d’autres pays pour compléter le portrait. Au centre on trouve ce que l’on appelle aujourd’hui les BRICS, qui restent justement en 2050 des pays «en voie de développement». Seul le Mexique parmi les pays de l’OCDE analysés par le DDPP se trouve ailleurs, dans le groupe de pays pauvres à droite; s’y trouvent aussi l’Inde et l’Afrique du Sud, membres du BRICS mais qui ne se trouvent pas dans le groupe du milieu. Pour le reste, pour compléter le portrait, il faudrait ajouter quelque 150 pays pauvres dans le groupe de droite; le DDPP ne les a pas analysé parce qu’ils ne sont pas d’importants émetteurs de GES. En 2050, comme aujourd’hui, nous verrons environ un milliard des humains dans les pays riches, et peut-être 6 milliards dans les pays pauvres, et les quelques exceptions comme la Chine qui n’aura quand même pas réussi son objectif de sortir du «piège du revenu moyen». Tous les pays auront connu une amélioration sensible de leur PIB per capita en termes absolus – pour ce que cela peut indiquer.

Le DDPP (comme le travail de GI et ses partenaires) cherche avant tout à répondre à la crise des changements climatiques, et accepte ce faisant le modèle économique actuel. Rien n’aura changé ou presque dans le positionnement relatif des pays – sauf qu’on aurait réussi à éviter que la planète subisse les affres d’une hausse de température désastreuse. Abraham décrit bien la situation, pour y revenir encore une fois: selon le portrait, les gloutons impénitents, insistant sur une croissance économique continue pendant la période de crise, pourront maintenir leur mode de vie pour quelques décennies encore – en fait, c’est même difficile à imaginer ce que serait un «niveau de vie» en 2050 dans ces pays deux fois celui d’aujourd’hui…

Dans le cadre de son travail, le rapport fait quand même référence aux «objectifs de développement» des pays pauvres, mais le fait comme si leur objectif n’est pas – comme pour la Chine –d’atteindre le niveau de vie des pays riches. En fait, le cadre de travail présume le maintien de la situation, et des inégalités, actuelles. Dit autrement, les grands responsables politiques, économiques et même environnementaux ne savent pas comment agir autrement que par un effort de guerre, pour une guerre qui n’en a pas les apparences, qui ne mobilisera pas tous les acteurs et qui ne permettra donc pas la mobilisation nécessaire. En effet, c’est un énorme tâche que d’abandonner le système actuel et de foncer sur un nouveau tout autre – ce qui s’impose.

Les paramètres de l’effort 

Le rapport de 2015 du DDPP répond à une série de questions: est-ce que la décarbonisation est faisable techniquement, dans le respect du budget carbone? Est-ce qu’il est compatible avec la croissance économique? Est-ce que c’est abordable en termes d’investissements requis? Finalement, ce choix de questions n’est pas surprenant, connaissant le dirigeant du travail, Jeffrey Sachs. Cet économiste de renom international a publié en 2005 The End of Poverty; j’ai acheté le livre sur le coup en voyant le titre. La lecture en a montré, tout aussi clairement que le DDPP d’aujourd’hui, que cette fin de la pauvreté doit se faire avec le modèle économique actuel, sans aucune reconnaissance de l’existence de limites dans le développement. La nouveauté en 2015 était l’ajout de 38 études de cas dans les différents pays, mais il faut vraiment être «mobilisé» pour rentrer là-dedans. L’objectif est de sauver la civilisation humaine face aux changements climatiques, mais c’est une civilisation dépourvue de beaucoup de son humanité.

Plus que GI, le DDPP représente néanmoins un effort de toute première importance dans l’effort de voir s’il y a compatibilité entre la planète et une telle civilisation humaine. Le DDPP passe proche de concevoir un monde ayant contrôlé les changements climatiques et ayant connu une croissance économique de 250% d’ici 2050: la cible était de concevoir des pistes nous donnant deux chances sur trois d’éviter le 2°C (voir les deux premiers chapitres du rapport de 2014), mais le travail aboutit à une situation où nous aurons une chance sur deux de« sauver les meubles», avec des incertitudes concernant le calcul global des émissions, 25% des sources de CO2 ne faisant pas partie de leur travail, ainsi que d’autres sources (voir p.19). Le travail passe proche de l’objectif, comme le travail de la COP21…

Je ne trouve nulle part une présentation de la façon dont le DDPP interprète le budget carbone dans ses allocations aux différents pays, et les résultats esquissés dans les graphiques ci-haut montrent clairement que l’approche contraction/convergence ne fait pas partie des principes du travail. Nulle part il n’y a analyse de l’empreinte écologique de tout ceci, ni de la capacité de trouver les ressources matérielles nécessaires pour permettre la croissance projetée. Dans ma critique du rapport de GI, je montre mon étonnement devant l’absence complète de calculs sur l’énergie requise pour obtenir l’énergie projetée, sans même aborder la question des ressources matérielles autres requises. Avec le DDPP, dont les perspectives sont plus larges, ma critique est également plus large et inclut inéluctablement un questionnement – comme c’est le cas sur une base régulière face aux interventions des économistes – quant à la façon dont les auteurs sont capables d’imaginer une activité économique deux fois et demi plus importante que celle aujourd’hui, sans jamais aborder le défi de décrire – et de décrire comment les gérer – les externalités sociales et environnementales qui seront en cause.

Le rapport résume l’expérience avec quatre catégories de pays [les trois dans le fichier Excel ci-haut étant de moi], montrant les défis différents pour les pays pauvres et les pays riches, pour ceux qui émettent beaucoup de GES et pour ceux qui en émettent peu. Il souligne que l’approche est de reconnaître les «priorités nationales» et les «préférences sociales» et procède à travers plusieurs pages (14-17) à montrer qu’une prise en compte des énormes contraintes imposées sur les pays pauvres dans leur définition de «priorités» n’est même pas à l’ordre du jour. Typique de la logique économique, la masse des externalités implicites dans l’ensemble des travaux est une préoccupation pour d’autres. Et il conclut: Les DDP montrent que la décarbonisation profonde appuie le développement durable (22)…

À titre d’exemple, le rapport cite l’expérience de l’équipe de l’Afrique du Sud, qui a découvert que les principales contraintes auxquelles elle DSC02827fait face tournent autour de déficiences dans l’éducation dans la période post-apartheid, et cela affecte «le fonctionnement de l’économie». Discours typique que nous connaissons, mais déconcertant lorsque l’on regarde la situation décrite: coefficient de Gini sur les inégalités dans la société trois fois celui du Québec et du Canada (64) et un taux de chômage de 60%, en hausse par rapport à 1993 (22-23).

DSC02952C’est dans un tel contexte que la question quant à la compatibilité des réductions d’émissions avec la croissance économique est formulée et traitée (chapitre 3). À cet égard, différents pays auront – pour le répéter – «différentes cibles de croissance et différentes priorités sociales», constat presque cynique puisque sans reconnaissance des contraintes qui pèsent sur les pays pauvres à ces égards.

Les coûts qui baissent dans les énergies renouvelables sont pris comme signe de l’intérêt économique de la transition, et c’est surtout cela qui va opérer. Abordant ainsi la question si c’est abordable, le texte souligne curieusement que les technologies intensives en carbone sont inefficientes en comparaison avec des technologies basses en carbon qui sont plus efficientes. C’est toute la problématique des énergies renouvelables devant le défi de remplacer les énergies fossiles extraordinairement performantes qui est ainsi obscurcie par un discours lénifiant (29). En fait, le rapport conclut que les investissements seront modestement supérieurs à ceux requis dans un contexte qui n’aborde pas le défi climatique, mais les coûts semblent «gérables» (32).

Toute la question du prix du carbone dépendra de marchés «matures» pour fonctionner, laissant d’importants défis pour les marchés non matures, ceux des pays pauvres. Le tout nécessitera un cadre politique et réglementaire favorable, incluant des modalités pour les transferts de technologies et pour le financement par les pays riches (41). Cet aspect de la mobilisation est particulièrement critique – et nécessite un profond scepticisme – parce qu’il comporte la suspension de tout ce qui a mobilisé les acteurs économiques et politiques depuis trois ou quatre décennies, soit la mondialisation de la concurrence censée permettre le fonctionnement le plus efficient de l’économie. Ce défi n’est pas technologique et il n’y aucun moyen de faire des projections comme on peut se le permettre avec les technologies elles-mêmes.

En parlant spécifiquement de la capacité de respecter le budget carbone, mais implicitement touchant aux fondements du travail, le texte note:

The current pathways mostly exclude opportunities linked to behaviour change. This means that additional cuts are possible and that the current results do not represent an upper limit on emissions reduction potential for all the 16 countries analyzed. In the first phase of the DDPP, the research teams have focused primarily on understanding technical options and enabling conditions for deep decarbonization by mid-century within their countries, but did not necessarily design their pathways to minimize cumulative emissions. However, the analysis has already revealed opportunities for deeper reductions and earlier initiation of the low-carbon transition. These opportunities will be explored during the next phase of DDPP research. (20)

La question de comportement est critique dans tout ce que touche le document, et il est à craindre que les résistances aux propositions de changement de comportement à venir soient davantage problématiques que celles touchant les technologies…

 

 

 

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Énergie Est : les enjeux

Cet article cherche à suggérer que les interventions face au projet d’oléoduc Énergie Est (tout comme face à la multiplicité d’études stratégiques ou moins stratégiques touchant l’ensemble du secteur énergétique) doivent s’insérer dans un cadre plus global qui dépasse la simple référence aux sables bitumineux comme étant la source de pétrole parmi la plus sale qui soit et qui tiennent compte des défis quantifiés qui définissent les débats maintenant.

La raffinerie de Valero/Ultramar à Lévis, là où se tiennent actuellement les audiences du BAPE sur Énergie Est.

La raffinerie de Valero/Ultramar à Lévis, là où se tiennent actuellement les audiences du BAPE sur Énergie Est.

Pour l’ex-environnementaliste que je suis, les débats sur l’oléoduc Énergie Est mènent à une réflexion plus large et en plusieurs étapes. Soit l’oppposition est fondée sur les risques associés au fait que cet oléoduc va traverser, entre autres, de nombreuses rivières et de nombreuses communautés dans la province. Dans un tel cas, elle continue dans la lignée du mouvement environnemental établie depuis des décennies, à la recherche de mitigations face aux impacts du développement. On en connaît les résultats, un échec sur le plan global à travers des victoires occasionnelles au niveau local. Soit l’opposition refuse les risques en cause, tout en acceptant que de tels risques soient encourus par de nombreuses autres sociétés, entre autres pour nous approvisionner en pétrole. (On reconnaît que le pétrole qui passera par l’oléoduc servira surtout pour l’exportation, mais cela ne change rien quant aux risques et aux impacts subis ailleurs.)

Soit l’opposition cherche à bloquer l’expansion de l’exploitation des sables bitumineux, celle déjà en cours ayant les moyens de transporter ses produits par les oléoducs, les voies ferrées et les voies navigables existants. Dans un tel cas, l’opposition cible davantage que les autres cas les orientations économiques du pays (du moins, celles du gouvernement Trudeau) où cette exploitation figure comme pilier central, avec d’autres, pour assurer une croissance économique.

Les deux premiers cas se situent dans une longue histoire d’interventions environnementales, et il n’y a pas beaucoup à ajouter, sauf pour signaler qu’elles ne voient pas assez grand. Dans le troisième cas, soit l’opposition croît que la croissance pourra se faire autrement, en mettant davantage d’accent sur le secteur manufacturier, par exemple, et les suites se feront ainsi par les agents économiques. Ce faisant, elle met en évidence une adhésion au modèle économique actuel et prône la poursuite du développement, prévoyant maintenir ses efforts à mitiger les impacts de celui-ci mais en éliminant au moins ceux de l’exploitation des sables bitumineux, en partie.

Soit l’opposition accepte un avenir probablement sans croissance – une sorte de «récession permanente» selon l’analyse de Tim Morgan – , et elle s’oriente en fonction d’une nouvelle vision de la société dont il faut dresser le portrait. Une telle vision comportera des changements importants et, vraisemblablement, une baisse du niveau de vie tel que nous le connaissons actuellement. (On peut bien faire l’argument qu’une qualité de vie tout à fait acceptable est compatible avec une telle baisse de niveau de vie, mais cela ne change pas les termes du débat.)

Et les changements climatiques dans tout cela…

À travers cette réflexion, en partant du choix de maintenir le modèle économique actuel, il y a une autre, liée mais en parallèle, portant sur les changements climatiques et les mesures nécessaires pour les contrer dans la foulée de l’adoption de l’Accord de Paris. Soit on croît que la COP21 à Paris a réussi à réduire les défis en matière de réduction de GES à un niveau «gérable», et on continue à travailler pour que la société pose les gestes permettant de limiter la hausse de température sous les 2°C. Dans un tel cas, le mouvement environnemental maintient les orientations qui le définissent depuis des décennies, en y associant un sentiment d’urgence. C’est le choix de l’ensemble du mouvement environnemental depuis Paris.

Soit on constate l’échec de la COP21 et on met en branle un processus d’intervention qui reconnaît la raison ultime de l’échec, l’incapacité des pays à réduire suffisamment leurs émissions sans mettre en cause leur développement économique qui est, finalement, derrière les émissions et qui prime toujours devant toute autre considération.

Pour ce dernier processus d’intervention, soit on cherche à identifier des mesures nécessaires – mais pas toujours suffisantes – pour réduire les émissions en ciblant le budget carbone établi par le GIÉC, cela en faisant des propositions touchant un nouveau modèle économique qui offrent un certain potentiel. Soit on remonte à la référence acceptée par presque tous en ce qui concerne le développement – ils le veulent «durable» – , le rapport de la Commission Brundtland de 1987, et on fait intervenir dans les calculs la reconnaissance du processus de contraction/convergence introduit par le rapport (voir son chapitre 7 sur l’énergie, qui manque le tableau sommaire dans la version en ligne mais en fournit les chiffres). Une telle reconnaissance, appliquée au budget carbone, aboutit à un constat que le déséquilibre entre les pays riches et les pays pauvres, préoccupation fondamentale pour la Commission Brundtland mais maintenant ayant connu trente ans de refus de mise en oeuvre, est irrésoluble sans de profonds bouleversements dans les sociétés.

… incluant le Québec

Finalement (…), pour ramener la réflexion aux enjeux pour le Québec, soit on cherche à déterminer la juste part du défi canadien qui incombe au Québec pour procéder à un plan québécois, et on constate qu’une telle piste est pleine d’embûches, parce qu’il ne semble pas exister un cadre consensuel pour procéder à une telle détermination.

Soit on procède comme si la province était assujettie aux obligations qui incombent aux États, et on cherche à identifier un plan d’action approprié. Dans son document préparatoire à la COP21 (où le ministre cite dans l’Introduction le titre du rapport Brundtland), le gouvernement calcule la possibilité maximale de réduction des émissions à environ 15% sur son propre territoire, et propose de procéder au processus d’échange d’émissions pour aboutir à une réduction totale de 37,5% d’ici 2030.

Le Québec agit déjà comme chef de file avec sa cible de réduction de GES de 20 % sous le niveau de 1990 d’ici 2020. Plus récemment, nous avons confirmé notre vision à long terme en annonçant que nous souhaitons réduire les émissions de GES de 80 à 95 % sous le niveau de 1990 d’ici 2050, comme le recommande le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). La prochaine étape pour le Québec consiste à déterminer la trajectoire qu’il empruntera pour atteindre cet objectif et donc à se doter d’une cible pour 2030. (mes italiques)

Le tableau de Holdren de 1992 reprend les grandes lignes de l'approche de Brundtland. Les paramètres du cadre sont dépassés depuis longtemps.

Le tableau de Holdren de 1992 reprend les grandes lignes de l’approche de Brundtland. Les paramètres du cadre sont dépassés depuis longtemps.

Le gouvernement suggère ainsi de respecter l’Accord de Paris pour ce qui est de la cible de 2050, mais sans aucune reconnaissance du processus fondamental pour le rapport Brundtland de contraction/convergence. Il semble également rejeter ainsi l’identification du budget carbone pour le Québec faite par des chercheurs québécois. (Ceux-ci ont même calculé un budget carbone à l’échelle internationale pour respecter le processus contraction/convergence.)

Déjà les objectifs des gouvernements québécois successifs ont été bien en-dessous des exigences d’un tel budget carbone; la décision de procéder à une entente avec d’autres juridictions pour établir un marché pour le carbone s’insère dans un contexte où il y a non seulement volonté d’utiliser les marchés pour permettre les réductions au coût moindre, mais également la volonté de ne pas perturber outre mesure le développement économique toujours jugé primordial pour la province. (À la limite, on pourrait proposer que l’entente présume que les autres juridictions vont se rallier à une orientation de contraction/convergence, mais il n’y a aucune raison de croire que cela est le cas.)

Il y a déjà un débat amorcé pour essayer d’estimer le coût pour le Québec des achats de droits d’émission dans le cadre de l’entente avec la Californie (et l’Ontario, et …); les chercheurs du DDPP/DDPC (sujet d’un prochain article du blogue) fournissent des estimations du coût de carbone dans le cadre plus global des objectifs établis par le GIÉC ($160 en 2030) et l’équipe de chercheurs de Marc Jaccard les calcule pour ceux établis par le gouvernement Harper ($350 en 2050). Les résultats des premiers frôlent l’imaginaire et ceux de Jaccard travaillent avec des objectifs bien en-dessous de ce qui serait nécessaire pour respecter l’Accord de Paris. On ne peut que soupçonner que les coûts estimés sont, par contre, bien au-dessus de tout ce que le gouvernement québécois est prêt à imaginer.

Où sont les fondements pour la décision de prendre l’Accord de Paris comme notre guide?

Il est temps de voir les groupes qui s’opposent à Énergie Est – je laisse de coté ceux qui ne font pas intervenir les enjeux économiques – tracer les grandes lignes de ce qui résulterait de l’arrêt de l’expansion de l’exploitation des sables bitumineux, comme première démarche. Comme deuxième démarche, il leur faut tracer les grandes lignes d’un plan d’action canadien respectant l’Accord de Paris. Comme troisième démarche, il leur faut réviser un tel plan d’action pour voir les implications d’une adhésion au processus de contraction/convergence. (Sans cette dernière démarche, l’opposition nous oblige à nous résigner à une menace permanente – et sur le plan moral, inacceptable – venant de la reconnaissance par les pays pauvres que les pays riches veulent maintenir le déséquilibre énorme – en accès à l’énergie, en niveau de vie tout court – qui prévaut déjà depuis des décennies.)

Bref, il n’est pas nécessaire de croire que les projections du modèle de Halte à la croissance sont fondées pour conclure – autrement, donc – que le maintien du système économique actuel est incompatible avec les objectifs profonds de la Commission Brundtland, qui incluent parmi leurs priorités l’élimination des déséquilibres profonds entre nations. On peut également conclure – mais laissons aux acteurs en cause les six mois qu’ils se donnent pour y arriver… – que le maintien de ce système est incompatible avec le respect par le Canada de l’Accord de Paris, même en faisant abstraction d’une obligation morale – et par intérêt pour sa sécurité, à moyen et long termes, sinon à court terme – d’éliminer les déséquilibres.

Le rapport de Greenpeace International que j’ai commenté dans mon dernier article représente un effort de choisir parmi un certain nombre des options esquissées, mais se distingue surtout, à ma lecture, par son rejet du processus de contraction/convergence, implicitement, de par ses résultats. Il représente ainsi la filière parmi ces options qui accepte le maintien du modèle économique actuel, qui en fait même la promotion, et qui propose que nous pouvons parvenir aux résultats recherchés par la COP21 en remplaçant l’énergie fossile par l’énergie renouvelable, cela à travers le maintien d’une croissance économique importante.

Sauf que, en même temps, il fournit l’argument à l’effet qu’il faut abandonner le modèle économique qui aboutit au maintien de tels déséquilibres. Laissant de coté de profonds doutes quant à ses calculs, entre autres parce qu’ils ne tiennent pas compte de l’énergie qui serait requise pour la transition proposée, on se trouve avec ce rapport assez proche de bon nombre des intervenants face à Énergie Est. Ils proposent l’arrêt de l’expansion de l’exploitation des sables bitumineux, l’intégration des émissions associées à la poursuite de l’exploitation des gisements déjà en cours dans un éventuel plan pour respecter l’Accord de Paris et un grand effort pour la production d’énergies renouvelables dans toutes ses manifestations pour pallier à la disparition des énergies fossiles.

Il s’agit du fondement pour presque toutes les interventions favorisant le modèle de l’économie et de la croissance vertes. Avec le calcul du budget carbone et celui de Greenpeace International, tout comme de ceux du DDPC et du groupe de Jaccard, nous sommes aujourd’hui devant des défis quantifiés et qui nous forcent à refaire nos propres calculs…

Les groupes d’opposition à Énergie Est manifestent une absence qui me paraît totale de propositions susceptibles de permettre au Canada d’atteindre cet objectif. Quant au Québec, le calcul de son budget carbone par l’IRIS aboutit à établir un objectif de réductions de 40%, cela non pas pour 2030 mais pour 2020… Nous n’avons même pas besoin d’attendre les résultats de six mois additionnels de tractations entre les provinces et territoires pour essayer d’aboutir à un plan d’action que nous savons d’avance ne cherchera même pas à reconnaître la pertinence du processus contraction/convergence. Il nous faut changer dès maintenant notre mode d’intervention.

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Glouton impénitent bis

L’interlude occasionné par la chronique de Josée Blanchette m’a permis de poursuivre la lecture du rapport de Greenpeace international sur le potentiel des énergies renouvelables pour remplacer l’énergie fossile et permettre à nos sociétés à se maintenir. Venant du groupe parmi les plus radicaux, il consacre l’échec – déjà en cours depuis une décennie avec cette initiative – du mouvement à s’attaquer de front aux défis du modèle économique actuel, s’inscrivant directement et explicitement dans le processus. Typiquement, il laisse de coté toute une série de questions sinon préalables au moins complémentaires à celle qu’il pose: est-ce qu’il est possible d’imaginer un monde comme celui d’aujourd’hui alimenté par les énergies renouvelables?

Cela fait longtemps que je prône une meilleure compréhension de la pensée économique chez les groupes de la société civile, pour mieux pouvoir la contester. Il y a quelque temps, j’ai eu l’occasion de voir deux responsables de groupes montrer leur compréhension lors d’un panel, mais ce qui était frappant est que les deux avaient l’air d’être des représentants du secteur. Non seulement ils montraient une certaine compréhension de la pensée, mais ils y adhéraient. Et ils ne sont pas seuls.Ho Chi Minh Ville 4

Voilà que Greenpeace International, le groupe qui à ses débuts incarnait la marginalité et les revendications radicales, est rendu à ce même stade, finalement, un promoteur du modèle économique. Je trouvais Yves-Marie Abraham presque méprisant dans sa critique des économistes et (bon nombre) des écologistes, alors qu’il les associe à des «gloutons impénitents». La lecture de la cinquième édition du projet de Greenpeace International sur une révolution énergétique est déconcertante, tellement l’image du glouton décrit l’esprit des auteurs, suivant le portrait d’Abraham à la lettre. Pour rappeler ce qu’il appelle la «goinfrerie atavique» associé à cet esprit :

L’approche [qu’il attribue aux économistes et à bon nombre d’écologistes] présente deux avantages très appréciables : elles n’impliquent aucune remise en question fondamentale de l’ordre en place et n’imposent d’efforts véritables qu’aux habitants des pays pauvres. Elles permettent ainsi aux plus riches occidentaux … d’espérer pouvoir continuer à s’enricher, notamment du fait de l’exploitation des ressources naturelles de ces pays du Sud, sans craindre d’avoir à partager ces richesses avec un nombre grandissant d’humains ni à subir les conséquences d’un effondrement civilisationnel. (Creuser jusqu’où?, p.373)

Des questions fondamentales qui ne s’y posent pas

Le rapport ne se pose pas la question, au départ, concernant la volonté même de procéder à la production de ces énormes quantités d’énergies (renouvelables). Il est pris pour acquis qu’il faut maintenir la croissance de l’économie. Le contexte pour cette production proposée est la nécessaire disparition des énergies fossiles – et de l’énergie nucléaire – de nos sociétés, à assez brève échéance. Pour Greenpeace International, il faut bien les remplacer (et plus).

On ne trouve nulle part, par ailleurs, une réflexion sur les coûts des externalités de cette énorme masse d’infrastructures, peu importe qu’il soit pris pour acquis que la mise en œuvre va éliminer la menace d’une de ces externalités parmi les plus importantes, le réchauffement et les changements climatiques. Nulle part (ou presque) dans le document ne trouve-t-on cette sensibilité aux massacres planétaires qui motivaient l’organisme à ses débuts, et depuis longtemps. Pourtant, les énergies renouvelables dont il est question dans le document doivent sortir de la machine à production industrielle derrière bien trop de massacres déjà faits.

À cet égard, et c’est étonnant, le document ne semble pas inclure dans ces modèles une prise en compte de l’énergie qui serait requise pour la production et l’installation de ces infrastructures. Il s’agit du rendement énergétique que le concept de l’ÉROI capte bien.  J’ai fait confirmer ma lecture à cet égard par un commentateur occasionnel de ce blogue, Raymond Lutz, et il va dans le même sens, surpris. L’ensemble de cette «transition» vers un monde vert fonctionnant à l’énergie renouvelable semble être prévu sans une comptabilité des besoins énergétiques réels pour le soutenir, dont une bonne partie serait dépendante d’énergie fossile. Il ne se pose même pas la question quant à la façon dont ces énergies renouvelables mais très différentes permettront le fonctionnement des sociétés comme l’énergie fossile le permet actuellement. La mise en place de réseaux électriques, de systèmes d’entreposage et d’autres infrastructures semble constituer tout ce qui est requis.

Viet Nam 1 13.31.53

La marche est dominante dans de nombreux pays pauvres. Photo Harvey Mead, région des minorités dans le nord-ouest du Viet Nam 2004

[Révolution] énergétique?

A Sustainable World Energy Outlook 2015 – 100% Renewable Energy for All intervient donc dans le débat sur l’énorme enjeu que représente les changements climatiques en offrant comme principale contribution la présentation des capacités, sur le plan économique et technique, de ces énergies renouvelables de pénétrer les marchés à un coût raisonnable. Ses partenaires fournissent les perspectives économiques en fonction des marchés qui seront fondamentaux dans la transition imaginée. Le document constitue, en effet, une caractérisation du mouvement favorisant une «économie verte» fondée sur la production de ces énergies. Il reconnaît le budget carbone au départ, mais n’en fournit aucune explication ni de sa compréhension de ce budget ni de l’allocation qu’il juge appropriée; le titre souligne que l’initiative est «pour tout le monde» mais les résultats des travaux sont loin d’arriver à cela; il reconnaît par ailleurs que les avancées à date ne rencontrent pas ses exigences. L’objectif de l’intervention est clair : trouver une façon de maintenir le modèle économique actuel tout en évitant un changement climatique catastrophique.

Le document est une intervention liée à la promotion des énergies renouvelables (avec l’IRENA – International Renewable Energy Agency – et REN21) et signé par deux importants secteurs de cette industrie, le Global Wind Energy Council et Solar Power Europe. Dans l’Introduction, une curieuse note ouvre la réflexion sur ce qui ne sera pas une priorité dans le document, en dépit de plusieurs références à la volonté de cibler une «convergence» dans l’accès à l’énergie :

Between 2005 and the end of 2014 over 496,000 MW of new solar and wind power plants have been installed – equal to the total capacity of all coal and gas power plants in Europe! In addition 286,000 MW of hydro-, biomass- , concentrated solar- and geothermal power plants have been installed, totaling 783,000 MW of new renewable power generation connected to the grid in the past decade – enough to supply the current electricity demand of India and Africa combined. (p.8, mes italiques)

On note, tout de suite après ce paragraphe, que pendant la décennie en cause, la capacité des centrales au charbon installées est l’équivalente à celle des énergies renouvelables. Beaucoup plus frappant, c’est à peine que le document reconnaît le fait que l’Inde et l’Afrique ensemble représentent probablement un milliard d’êtres humains qui n’ont même pas de l’électricité en 2015; à la page 32, il note – pour la seule fois dans le document, je crois – qu’il y a 1,3 milliards d’humains sans électricité, et 2,6 milliards avec un chauffage et une cuisson rudimentaires.

Cette préoccupation, difficile à éliminer de la réflexion mais renvoyée presque à un statut de fait divers tellement les impératifs économiques dominent l’analyse, mène à la recherche dans le document d’un portrait de la situation en 2050 par rapport à l’année de référence 2012. On n’en trouve tout simplement pas. Dans les sections couvrant les 10 régions identifiées pour les calculs, il y a, au tout début, un sommaire des réductions projetées pour 2050, en termes globaux et ensuite par région. Il est tentant d’essayer d’estimer ce que cela comporte en termes de l’accès à/l’utilisation de l’énergie par personne. Je l’ai fait (aucune idée comment définir l’unité, qui est calculée ici juste pour permettre des comparaisons).

100% renouvelables en 2050

Les pays du groupe de gloutons qui compteront environ 2 milliards de personnes en 2050 auront réduit de façon importante quand même leur consommation d’énergie per capita par rapport à 2012; les pays de l’Europe de l’Est et de l’Eurasie, comme les pays du Moyen Orient, connaîtront une moins grande réduction, et reste dans le groupe de gloutons en 2050. Dans le deuxième groupe de pays toujours pauvres après presque 40 ans de croissance économique mondiale se trouvent l’Inde et l’Afrique qui, avec les pays de l’Amérique latine et de l’Asie autre, ont une population projetée en 2050 de 6 milliards de personnes. La Chine réussit à se tailler une place entre les deux. La lutte aux changements climatiques à la faveur des énergies renouvelables «réussit» mais laisse près des deux tiers de l’humanité dans la dèche. (divisions de l’auteur)

Les améliorations technologiques recherchées et ciblées partout dans le document s’appliquent avant tout aux pays rencontrant en 2012 la description de «gloutons impénitents», et ils restent gloutons en 2050 selon le travail de Greenpeace. On est devant une absence totale de prise en compte disons sociologique par ce travail du fait que plusieurs des pays en cause ont des populations actuellement dépourvues d’un minimum des besoins. On doit même soupçonner que, devant la machine économique qui sert de modèle pour l’étude, même dans les pays pauvres ce sera surtout un faible pourcentage des populations qui «profitera» de l’augmentation de l’énergie utilisée per capita.

La question des transports

Le défi occasionné par les transports refait surface régulièrement, et le sujet est traité dans le dernier chapitre du rapport, dont la conclusion est, finalement, celle de tout le document. Ce défi est essentiellement celui des pays riches, qui ont occasionné les changements climatiques qui en découlent, et tout l’imaginaire du travail porte là-dessus. Reste que l’application de toutes les mesures préconisées laisse un certain libre jeu à ces mêmes pays; l’avant dernière figure du document, 12.16 (303: les figures suivantes peuvent se lire mieux à même le document, surtout pour voir les chiffres des deux dernières), montre que pour l’OCDE Amérique du Nord (lire les États-Unis et le Canada), les petits véhicules n’atteignent même pas le 50% des ventes en 2050…

Greenpeace 12.16

Finalement, en regardant le défi du coté des pays pauvres, «un ralentissement de la croissance des ventes de véhicules et une limitation ou même une réduction dans la possession de véhicules per capita par rapport au scénario de référence étaient requis. … Aller à l’encontre d’un comportement global qui dure depuis un siècle aurait besoin d’une intervention politique massive en faisant la promotion de transferts modaux et d’utilisation différente des véhicules» (304).

La mobilité dans les pays pauvres se fait actuellement avec – au mieux, en termes «modernes» – des motocyclettes, bon nombre parmi leurs populations restreint toujours aux déplacements à pied. Chaque traitement régional de l’étude débute, suivant le constat global, en soulignant qu’il faut mettre l’accent sur «des incitatifs à conduire des véhicules plus petits et d’acheter de nouveaux concepts, plus performants» (91). Sauf deux :

In 2050, the car fleet in Africa will be significantly larger than today. Today, a large share of old cars are driven in Africa. With growing individual mobility, an increasing share of small efficient cars is projected (131). … In 2050, the car fleet in India will be significantly larger than today. Therefore, a key target is the successful introduction of highly efficient vehicle concepts. In addition, it is vital to shift transport use to efficient modes like rail, light rail and buses, especially in the expanding large metropolitan areas (161).

Les résultats, qu’il faut finalement imaginer

La révolution est, finalement, presque exclusivement technologique, même si sa mise en oeuvre dépend de changements fondementaux dans le comportement des populations. On obtient une idée de la «révolution» en cause en regardant deux figures qui encadrent le chapitre sur les transports. Le chapitre débute en soulignant : «[Les transports représentent] une des parties de la révolution la plus difficile et requièrent une vraie révolution technique» (287); il se restreint aux technologies déjà disponibles. C’était clairement un moment pour une réflexion sur la «transition» dans les pays où dominent toujours des modes de transport qui n’incluent même pas l’automobile et où c’est clairement autre chose que de nouvelles technologies qui vont déterminer l’avenir. Il n’en est rien.

Le travail conclut qu’il faut que cette révolution dans les transports commence dans les mégavilles, en ciblant des systèmes de transports en commun, qui peuvent selon les auteurs être imaginés dans le court terme. «Le transport de personnes dans les mégavilles et autres régions urbaines devra être réorganisé presque entièrement, et le transport individuel doit être complété, si non remplacé, par le transport public en commun». C’était un des points de mon dernier article, et le rapport de Greenpeace souligne que «le principal obstacle est celui des décisions politiques»… Tout ce mouvement favorisant une économie verte plutôt qu’une reconnaissance de la nécessité de changer le modèle dépend finalement d’un changement radical dans le comportement des décideurs politiques pour lequel il n’y a presque aucun fondement. On commence déjà à en avoir une idée en regardant les efforts de préparer un plan canadien pour respecter l’Accord de Paris et qui devra nécessairement, selon le nouveau gouvernement, inclure le maintien de l’exploitation des sables bitumineux.

Presque sans relâche, la discussion par la suite porte sur les changements à apporter aux modes de vie dans les pays de l’OCDE, en élaborant les deux scénarios de la révolution préconisée. On ne trouve aucune discussion sur la façon dont l’Afrique et l’Inde vont passer de la marche et de la bicyclette à autre chose, pour ne parler que des transports. Finalement, ce sont justement les grands utilisateurs qui doivent être ciblés, pour obtenir les réductions dans les émissions qui sont prioritaires. En dépit de quelques phrases sur la nécessité de changements profonds, le document projette une croissance énorme dans les véhicules légers (303), sans nulle part fournir des projections en nombres absolus.

La première figure qui encadre (faute de mieux) la vision de l’ensemble est la 12.2 (289) qui fournit les perspectives pour le scénario de référence; il s’agit de celui bâti sur les travaux de l’Agence internationale de l’énergie et du World Energy Outlook de BP, ni l’une ni l’autre ne cherchant à corriger les tendances lourdes. Nous sommes dans le dernier chapitre, et en dépit de son sujet, les transports, on est toujours à la recherche des résultats per capita. (Il faut chercher avec attention dans le texte pour confirmer que la figure porte seulement sur les transports.)

Greenpeace 12.2

La figure 12.18 (305, pas affichée ici) fournit le portrait de la consommation énergétique dans les transports selon les trois scénarios du rapport et selon les technologies, montrant la folie des tendances actuelles par rapport à ce qui est proposé par Greenpeace dans ses scénarios de révolution énergétique et de révolution énergétique avancée. La figure 12.19 (306) conclut la présentation, et le document, et contraste avec la figure 12.2 ci-haut. On introduit la figure en soulignant que ces scénarios exigent une combinaison de changements de comportement et d’énormes efforts technologiques pour atteindre les cibles. Et la dernière phrase de la section : «La principale différence [par rapport au scénario de référence] est une distribution plus égalitaire de la demande en énergie pour les transports dans les différentes régions, cela en fonction de l’énergie utilisée par personne pour les transports» (306).

Greenpeace 12.19

 

C’est la dernière page du document, il ne fournit pas les chiffres pour «l’énergie utilisée par personne» et il ne cherche même pas à commenter ce qui est très loin d’être une distribution égalitaire» selon la figure. Il n’y a pas de conclusion pour le tout…

 

 

 

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Et que faire donc maintenant, après la COP21 ?

Petit survol d’interventions marquant les stratégies post COP21 pour situer le défi. Je reviendrai sur ces interventions et ces stratégies dans des articles à venir.

J’ai récemment rendu hommage à Maurice Strong, un de ces personnages des dernières décennies qui a marqué les efforts de corriger le tir dans notre développement, cela en travaillant à l’intérieur du système. Je viens de terminer le livre d’un autre de ces personnages, Gus Speth, décrit comme le «ultimate insider» de par ses efforts de corriger le système de l’intérieur. Dans un geste qu’il voulait contraire à toute sa carrière, Speth, en compagnie de Naomi Klein et plusieurs centaines d’autres, a été arrêté le 20 août 2011 pour désobéissance civile, manifestant son opposition au pipeline Keystone XL.

Il a publié ce dernier livre en 2012, l’année après l’arrestation. America the Possible : Manifesto for a New Economy représente son effort de souligner la nécessité de changer le système et de fournir quelques éléments d’un nouveau. Aussi intéressant soit-il, le livre frappe par sa manifestation de la difficulté de sortir du système dans sa propre pensée, aussi informée qu’elle soit ; même l’arrestation reste dans le cadre des règles en place. Et le défi pour Speth est même limité, «seulement» celui de réorienter les États-Unis. Finalement, le livre est un cri de cœur, un cri d’espoir et une sorte de survol de l’ensemble des interventions sur le thème du livre.

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Speth centre le survol sur le concept de «progressiste» qui le décrit. Ceci est intéressant, en voyant la progression inattendue de Bernie Sanders dans la campagne pré-électorale américaine où ce dernier, ni Démocrate ni Républicain mais sénateur indépendant, s’est lancé dans la course comme progressiste (en se distinguant ainsi de Hilary Clinton), et obtient des appuis impressionnants. Une victoire de Sanders dans les primaires, et ensuite dans la course à la présidence, représenterait probablement la sorte de chose que Speth cherche.

À la lecture du livre, on est quand même plutôt frappé par l’envergure des défis, meme en pensant seulement aux États-Unis ; on ne peut même qu’être découragé par la narration de ces défis dans les trois premiers chapitres, tout comme dans celui sur l’avenir de la démocratie dans le chapitre 8. Finalement, on voit une sorte de mise à jour de la vision apocalyptique de Maurice Strong dans son autobiographie de 2001, et presque aussi découragé – même pour un dur à cuire comme moi, qui n’aurait pas survécu autrement à des années de militantisme plutôt infructueuses. Ses propositions en réponse frôlent le lyrique.

Strong n’a pas changé d’approche à ses efforts d’intervenir dans les activités à l’échelle internationale après la publication de son autobiographie. Il faut quand même croire qu’il retenait son idée que «seul la chance ou la sagesse» permetrait d’éviter l’apocalypse. Avec son geste de désobéissance civile, Speth fait un pas de plus que Strong dans son intervention, soulignant avec insistance que le modèle de croissance économique n’a pas d’avenir. Reste que son livre montre tellement bien l’envergure des défis (pour le répéter, seulement pour les États-Unis…) que l’on doit bien soupçonner que la chance et la sagesse représentent tout ce qu’il voit, vraiment, comme possibilités.

Sauf que Speth abandonne, dans sa rédaction, une prise en compte de contraintes telles l’empreinte écologique fournissant un indice du défi raisonnablement précis, le budget carbone maintenant quantifié et les réductions nécessaires de GES qu’il impose, aout comme leurs réallocations. Finalement, pas plus que Strong, il ne voit pas d’issue pour sa réflexion.

Progressiste au Québec ?

À mon niveau, mon parcours ressemble pas mal à ceux de Strong et de Speth, dans le sens que j’ai passé plusieurs décennies à essayer de travailler à l’intérieur du système, atteignant les limites quand j’occupais les postes de Sous-ministre adjoint au développement durable et à la conservation (1990-1991) et de Commissaire au développement durable et Vérificateur général adjoint (2007-2008). Probablement représentatif d’un certain bémol dans le parcours, comprenant 40 ans au sein du mouvement environnemental dans la société civile, j’ai démissioné du premier poste et j’ai été démissionné du deuxième.

Speth ne mentionne même pas dans son livre les travaux de Halte à la croissance, surprenant en voyant la masse de références qu’il fournit. Son appel pour un mouvement progressiste, qui n’arrivera vraisemblablement pas face aux obstacles, s’insère quand même dans un autre appel. Et il souligne que le mouvement environnemental a toujours de la difficulté aux États-Unis à s’intégrer dans le mouvement politique que Speth croit nécessaire. Il y a une absence de liens entre les libéraux (progressistes politiques) et les environnementalistes ; les premiers devraient reconnaître l’urgence (à court terme) des crises décrites par les deuxièmes, et ceux-ci la nécessité de changer d’approche.

My sad conclusion is that the environmental community is stuck in a rut and losing. If we just keep doing what we’re doing now, without any growth in the economy and population, we’ll ruin the planet. And yet the environmental community is still mainly working within the ambit of the things that succeeded in the ’70s.

Je dois bien constater que mes propres propos insistant sur l’échec du mouvement environnemental et de mes efforts pendant un demi-siècle ne soulèvent pas beaucoup de sympathie parmi mes anciens collègues du mouvement. En effet, j’ai même beaucoup de difficulté à m’impliquer dans les nombreux «dossiers» qui perdurent ou qui arrivent sur la scène, autrefois et pendant longtemps une passion et un object d’implications à temps plein.

En même temps, j’essaie de maintenir le principe que je puis me tromper dans ma lecture de la situation, dans ma confiance dans les travaux de Halte à la croissance. Je retourne régulièrement donc aux efforts des différents intervenants, dont les groupes, les professionnels et les universitaires, à confronter les défis et offrir des pistes de solution. En effet, le mouvement environnemental a toujours et surtout trouvé les sources pour ses activités, pour ses orientations, dans le travail des scientifiques.

Les fondements de nos interventions

Je suis les travaux du Deep Decarbonization Pathways Project (DDPP) depuis maintenant un an et demi, voyant dans ces travaux, qui partent des calculs du GIÉC et du budget carbone en cause dans les efforts de réduire radicalement nos émissions de gaz à effet de serre (GES), une approche qui mérite attention. Le DDPP a maintenant publié une version complète (mais non finale) de son travail pour 2015 et, pour la première fois, on peut y trouver une analyse de sa façon de tenir compte du budget dans les allocations faites aux 15 pays pour lesquels ses équipes ont produit un DDP – cela en insistant sur le maintien de la croissance économique jugée essentielle par l’ensemble des décideurs. Sans une allocation explicite, on y trouve « a ‘downward attractor’ of 1.7 tonnes per capita based on equal tonnes per capita in 2050.  China and India are over, the Europeans under, and Canada about on par. There was recognition that some countries that made emissions intensive materials (e.g.steel and cement) would have higher per capita emissions as a result, to be accounted for at the global level » (communication personnelle d’un des responsables).

Un peu en contresens, j’ai lu le récent rapport du West Coast Environmental Law (WCEL) sur le budget carbone, où le travail vise à situer les défis pour le Canada dans son effort de respecter l’accord de Paris et des réductions d’émissions qui permettront de maintenir la hausse de température en-dessous de 2°C. En dépit du fait que les calculs du GIÉC représentent la meilleure source que nous avons pour l’effort, en ayant quantifié, WCEL aborde le sujet en laissant de coté ce budget carbone calculé pour l’humanité (même s’il y fait référence), limitant le terme pour la quantité des émissions que le Canada doit essayer d’éliminer, mais de toute évidence perdant les balises qui s’imposent. WCEL propose même de faire intervenir les enjeux économiques dans le travail pour décrire l’éventuel plan d’action qui serait approprié pour le Canada, au risque de voir compromises les données scientifiques, dont celles du GIÉC.

Dans une autre intervention, Greenpeace International, en collaboration avec le Global Wind Energy Council et Solar Power Europe, a publié récemment un travail impressionnant qui fait le portrait du potentiel d’ici 2050 de fournir une énergie à l’humanité qui serait 100% renouvelable (ou un peu moins). Un premier survol ne me permet pas de voir si et comment le budget carbone est respecté par les deux scénarios révolutionnaires esquissés (une recherche ne trouve que 4 référeGreenpeacde 100%nces au budget carbone et celles-ci ne fournissent pas de réponses à la question). Ni une recherche ni un examen de la table des matières ne permet pas de voir si le travail cherche à atteindre une convergence dans l’utilisation de l’énergie par les quelque 9 milliards de personnes prévues; un coup d’oeil aux résultats pour l’OCDE et l’Afrique suggère qu’il y a des différences importantes qui restent en 2050 dans la consommation d’énergie par les différentes populations du monde. En parallèle à cela, Clean Technica a également produit les résultats de travaux proposant que jusqu’à 139 pays pourraient atteindre 100% énergies renouvelables. Comme pour le travail du DDPP, il n’y a aucune raison de vouloir refaire ces travaux, que même les auteurs reconnaissant comme dépendant de nombreuses hypothèses. L’intérêt est ailleurs, en lisant les documents. Comme pour le DDPP, Greenpeace cherche à faire le portrait d’un monde en 2050 qui serait fondé sur le maintien pendant 35 ans du modèle économique actuel, un monde qui aura doublé son activité économique (pour le DDPP, la croissance serait de 350%).

Le document inclut comme partie intégrante du travail des estimations des coûts pour l’ensemble des interventions touchant la production d’énergie. Dans un contexte qui semble escamoter une allocation du budget carbone, voire un portrait en termes sociaux des différents pays du monde en 2050, le lecteur cherche à voir comment les auteurs abordent les inégalités actuelles entre pays qui risquent de saborder tout effort de concertation face aux changements climatiques; le maintien du modèle économique actuel risque de maintenir ces mêmes inégalités. Conclusion préliminaire : le travail est un travail technique et sectoriel, cherchant à voir comment l’énergie renouvelable pourrait permettre de maintenir le développement économique et social que nous connaissons, pendant les 35 ans à venir. C’est à d’autres, ou les mêmes dans d’autres démarches, à voir comment cela est compatible avec toute une autre série d’interventions cherchant à répondre aux crises de l’eau, de l’alimentation, etc. Je vais y revenir après avoir examiné les quelque 350 pages…

Et ici au Canada ?

Dans une autre intervention, Marc Jaccard de Simon Fraser University publie un papier sur les différentes mesures discutées en vue d’un plan d’action sur les changements climatiques. Il part de l’objectif établi par le gouvernement Harper, qui ne répond même pas à une attente que l’on peut juger acceptable, et montre que le coût des mesures nécessaires pour l’atteindre n’ont aucune commune mesure avec celles qui semblent proposées par les groupes qui travaillent sur les suites de l’Accord de Paris. Le coût du carbone, en 2030, serait de l’ordre de 160$, inacceptable sur le plan politique, juge Jaccard, à moins de l’introduire par une réglementation qui la cache plutôt que par une taxe ou un jeu d’échanges de droits d’émissions qui le met en évidence. Autre indication de l’ampleur des défis : un objectif pour la vente de véhicules personnelles en 2030 qui serait 70% électrique… Ce qui frappe est le caractère irréaliste des propositions, quelque chose que même Jaccard semble reconnaître – et cela, pour un objectif digne du gouvernement Harper.[1]

Le DDPC va plus loin, en partant de l’objectif de respecter le budget carbone du GIÉC. J’ai déjà parlé des travaux de l’équipe canadienne et l’intérêt est de partir maintenant de la récente mise à jour pour esquisser l’approche, les défis et ce que l’on pourra attendre d’un éventuel plan de mise en œuvre de l’Accord de Paris ici au Canada. À cet égard, une récente entrevue de David Suzuki au Huffington Post, «Si Paris a changé la donne, comment se fait-il qu’on parle encore d’oléoducs?», établit le ton qui définit les attentes. Le nouveau gouvernement Trudeau a déjà indiqué sa volonté d’aller dans le sens du DDPC en maintenant l’exploitation des sables bitumineux, et les débats sur les pipelines ne font que souligner l’absence d’analyse des implications d’un abandon de cette exploitation. La Fondation Suzuki au Québec intervient pour suggérer cela, en prônant le 100% renouvelables du rapport de Greenpeace International et même voit le Québec aller dans ce sens, en prenant au mot les récentes interventions de Philippe Couillard.

 

[1] Jaccard suggère qu’une approche réglementaire fournira de bien meilleurs résultats, et est plus réaliste, sur les plans environnemental, économique et politique, qu’une approche par une taxe carbone ou même par des échanges de droits d’émissions.

It’s the same in any jurisdiction that has significantly reduced emissions. Experts show that the carbon pricing policy in California, which Quebec has now joined, will have almost no effect by 2020. Ninety percent of that state’s current and projected reductions are attributed to innovative, flexible regulations on electricity, fuels, vehicles, buildings, appliances, equipment and land use. Even Scandinavian countries, famous for two decades of carbon taxes, mostly used regulations to reduce emissions. For example, the greatest CO2 reductions in Sweden happened when publicly owned district heat providers were forced to switch fuels.

Assez curiusement, Jaccard prône l’approche du mouvement environnemental critiquée par Yves-Marie Abraham et qui cherche a rendre implicite ce qui serait difficile à faire accepter de façon explicite – sauf qu’il prend l’exemple de la taxe carbone comme explicite, alors qu’Abraham suggère qu’elle est implicite…

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Et si on ne veut pas la décroissance?

À l’approche de la COP21, j’ai eu l’occasion d’échanger avec une journaliste sur ma position telle que résumée dans mon dernier article: l’humanité ne pourra pas respecter le budget carbone sans un chambardement majeur des sociétés, surtout des riches. L’échange m’a frappé par le constat qui s’imposait : je ne pouvais la référer à personne en position d’autorité en soutien à ma position. Je lui ai suggéré que Normand Mousseau, ancien co-président de la Commission sur les enjeux énergétiques du Québec, aurait peut-être des choses intéressantes à dire, sans vraiment savoir où il se positionne.Les réserves de pétrole: le défi

Par la suite, j’ai réalisé que seuls les «décroissancistes» se positionnent comme je le fais dans cet article et qu’ils manquent justement d’autorité. Les environnementalistes, dont certains ont une certaine autorité, se maintiennent sans exception, je crois, dans leurs tendances historiques cherchant à améliorer le modèle actuel.

Un livre par les décroissancistes sur l’extractivisme, y compris sur l’exploitation à grande échelle des gisements d’énergie fossile

Au moment de l’échange, j’avais justement commencé à lire Creuser jusqu’où? Extractivisme et limites à la croissance, intéressant ouvrage collectif publié chez Écosociété et dirigé par Yves-Marie Abraham et David Murray. Le positionnement des milieux environnementaux y est critiqué explicitement mais sans élaboration dans l’épilogue du livre, signé par Abraham sous le titre «Moins d’humains ou plus d’humanité?›[1].

Ce positionnement est critiqué aussi dans un article de Mousseau dans cet ouvrage qui couvre un ensemble de problématiques touchant le secteur de l’énergie et que je ne l’avais pas encore lu au moment de l’échange. Les grandes lignes sont exprimées dès le début : les projections de prix élevés pour le pétrole en fonction de sa rareté croissante (par Jeff Rubin, entre autres) étaient erronées, les «désirs» des environnementalistes de voir les énergies alternatives rendues possibles en fonction de ces prix élevés faussaient leur analyse du défi des changements climatiques, et l’espoir face à ceux-ci se trouvent dans les technologies.

Dans un livre consacré à une critique en profondeur de l’extractivisme (l’exploitation abusive des ressources non renouvelables) et de son rôle dans l’effondrement en cours, le positionnement de Mousseau semble finalement aller plus loin même que celui des environnementalistes. Reste qu’il faut vraiment travailler le texte pour sortir les fondements de sa pensée.

  • Mousseau soutient qu’il reste des quantités d’énergie fossile pouvant nous approvisionner pendant des centaines d’années (183-184), sans distinguer au début entre réserves et ressources, ensuite en parlant de réserves, pour retirer la proposition dans l’analyse des coûts et des technologies pour ce qui est de l’énergie non conventionnelle (188-190). Il propose cela sans même tenir compte de l’ÉROI trop bas de nombre de ces sources d’énergie.
  • En fonction de ce premier constat et d’une suggestion que cela lui enlève toute crédibilité, Mousseau rejette l’argument de Jeff Rubin à l’effet que le prix de plus en plus élevé de l’énergie fossile en fonction du pic de pétrole conventionnel va nuire dramatiquement aux économies des pays dépendant d’énergie fossile. L’argument de Mousseau y est surtout ad hominem.
  • Mousseau rejette, ce faisant, sans jamais y faire référence, l’argument de Halte à la croissance à l’effet qu’une rareté progressive de ressources naturelles va aboutir à l’effondrement de la production industrielle dans nos sociétés.
  • Pour l’énergie fossile non conventionnelle, Mousseau avance que «la véritable révolution se trouve … dans l’utilisation de techniques de fracturation hnydraulique … [qui] permet d’augmenter à la fois le rythme d’exploitation et la quantité disponible, propulsant les réserves vers de nouveaux sommets. Déjà, ces avancées ont fait exploser les réserves exploitatables» (190). Il faut regarder le graphique ci-haut (cliquer dessus pour l’explication) pour comprendre l’importance de ce rejet des analyses de nombre d’experts en matière d’énergie; Mousseau semble rejoindre la présomption de l’Agence internationale de l’énergie à l’effet que l’humanité va pouvoir répondre au déclin dans les réserves traditionnelles.
  • Un objectif de cette série de propositions est d’insister : «l’accès aux ressources et leur prix de production n’a [n’ont] rien à voir avec le réchauffement climatique; le souhait des environnementalistes [de voir les énergies renouvelables remplacer celles fossiles et ainsi répondre au défi des changements climatiques] reflétait plutôt le désir de pallier l’inaction des gouvernements» (184). Exprimé ainsi de façon apparemment voulue mais délibérément confuse, Mousseau prétend, après un autre argument ad hominem, que l’effort de confronter la menace des changements climatiques «devra se faire de manière délibérée … plutôt que par manque de ressources» (184).
  • Ce constat fait, Mousseau propose que l’approche délibérée propre aux économistes, de donner un prix au carbone pour gérer la menace, est trop limitée, entre autres parce qu’elle «risque de perturber fortement l’économie mondiale en plus de rendre l’énergie difficilement accessible pour les plus pauvres», résultat qu’il juge inacceptable. Il poursuit en insistant qu’une «transition en douceur» qui reconnaît «la nécessaire équité énergétique … devra s’appuyer sur des changements technologiques profonds» et «sur une compréhension plus fine de la demande d’énergie» (185). Cela fournit le plan pour le reste de l’article, curieusement à contre-courant des autres contributions du livre et de ce que je connais des tenants de la décroissance.

Table rase des analyses actuelles, sans véritable proposition de rechange

Dans les trois pages de cette première section, sans argument de soutien, Mousseau fait donc table rase de l’ensemble des analyses contemporaines qui suggèrent que des processus structurels vont déterminer le sort de l’humanité face aux changements climatiques, que ces processus soient imposés par la force des choses ou par l’intervention (surtout économique) des sociétés. Deux courtes sections suivent (185-188) qui ciblent «l’équité mondiale [comme] le véritable défi de l’abandon du pétrole» et une distinction entre les pays riches et les pays pauvres quant à la décroissance.

  • Il prétend qu’il est «techniquement possible pour la plupart des pays développés de viser une transition énergétique menant à la réduction signficative de l’utilisation des énergies fossiles et des émissions de GES» (185) mais cela ne sera pas le cas pour les pays pauvres. Mousseau rejette ainsi le récent travail du Deep Decarbonisation Pathways Project de Jeffrey Sachs qui aboutit à la conclusion que les technologies ne permettront pas de confronter avec suffisamment de capacité la menace tout en maintenant la croissance économique; cette conclusion semble intuitivement claire déjà. Pour les pays pauvres, il faudrait par ailleurs une augmentation de 40% de la production mondiale d’énergie, suivant les indications des Nations Unies, même s’il reviendra sur cette idée en insistant sur l’importance d’une approche ciblant la demande plutôt que l’offre.
  • Pour ce qu’il y a de l’offre, une plus longue section qui cherche à couvrir la question de «la transformation possible par la technologie» (188-193) aboutit finalement au constat qui aurait pu se faire dès le début, à l’effet qu’un ensemble de problèmes associés à l’exploitation de l’énergie fossile non conventionnelle «n’assurent pas un avantage insurmontable à ces sources d’énergie» (190 – sic, plutôt incompréhensible) et qu’il y a beaucoup d’inconnus quant au potentiel des énergies renouvelables, même si celles-ci comportent «une technologie qui avance beaucoup plus vite qu’on ne le croit» (191). Mousseau revient ici à certaines propositions des environnementalistes qu’il rejette plus tôt parce que ceux-ci se font berner par leur désir de régler la menace des changements climatiques.

L’ensemble va directement à l’encontre des deux articles intéressants de Philippe Bihouilx dans la collection; on peut bien comprendre l’inclusion d’articles de points de vue différents, mais la qualité des textes de Bihouilx aurait permis de conclure que celui de Mousseau n’avait pas sa place. Dans une dernière section (193-199), Mousseau aborde «la transformation du rapport énergie-citoyen» pour cibler (i) l’importance pour l’avenir des pays pauvres de la production distribuée d’énergie, (ii) la transformation de la demande qui est majeure mais toujours mal comprise et qui n’offre donc pas, actuellement, un scénario de remplacement pour ceux rejetés par Mousseau et (iii) la tendance de remplacement de la propriété par le service.

  • Il propose comme alternatives dans ces courtes sous-sections ce qui finalement revient en bonne partie aux propositions de la Commission Brundtland, il y a plus d’un quart de siècle, de reconnaître et de régler en priorité les inégalités en matière d’énergie, cela jumelé aux propositions du mouvement environnemental pendant aussi longtemps; il y rejoint même différents éléments des travaux de Rubin.

Le rejet de Rubin est tellement fort, tout en étant presque gratuit, que j’ai relu Why Your World Is Going To Get a Whole Lot smaller : Oil and the End of Globalization (2009, le livre de Rubin qui lui sert de référence) ainsi que The End of Growth : But is That All Bad? (2012, successeur du livre de 2009 dont la traduction est parue en 2012, dont Mousseau ne parle pas). Le deuxième livre consacre un chapitre complet sur les enjeux pour les pays pauvres de la sortie du pétrole. Rubin y flotte entre le recours à ‘zero growth’ et ‘slower growth’, confusion qui marque de façon frappante la conclusion.

Cette confusion, qui se trouve partout dans le premier livre aussi, semble résulter, comme pour Mousseau, d’un refus par Rubin de voir un effondrement des sociétés en cours; Rubin juge les auteurs de Halte à la croissance des «prophètes de malheur» (204) et cible surtout la croissance démographique comme le défi principal des pays pauvres dans l’ensemble du chapitre 9, ‘All Bets Are Off’.

La volonté de l’humanité – celle de la COP21?

L’article de Mousseau termine en reprenant le thème du début à l’effet que «la fin de l’ère fossile ne surviendra pas par manque de ressources, mais bien par la volonté de l’humanité de limiter la catastrophe climatique… La décroissance énergétique ne peut être une cible planétaire. Il faudra, avant d’y arriver, permettre à tous d’avoir accès à suffisamment d’énergie pour atteindre une qualité de vie satisfaisante tout en trouvant le moyen de limiter le coût environnemental global de cet effort social» (199-200).

Autant Mousseau rejette avec ce qui passe proche d’un mépris les interventions trop simplistes ou tout simplement erronées de nombreux intervenants dans le débat, qui manient «une baguette magique» (185), autant il se montre lui-même pris par un tel «mirage» (185) en prenant un ton moralisateur qui n’aboutit pas à la moindre proposition convaincante de solution. Tôt dans l’article et jusqu’à la fin, il aborde la question des inégalités énergétiques et sociales, mais nulle part il ne reconnaît que de telles questions ont déjà été abordées de façon assez directes par le GIEC dans son calcul du budget carbone complété par Gignac et Matthews dans leur recours (suivant Brundtland) par l’approche contraction-convergence à l’allocation de ce budget parmi les nations. Il est, par ailleurs, surprenant de ne pas voir de mention des contraintes suggérées par l’empreinte écologique, qui complète le portrait en soulignant que l’humanité dépasse déjà de moitié la capacité de support de la planète.

Le défi ainsi présenté n’est ni reconnu ni abordé par Mousseau, qui semble insister que toute approche qui «perturbe fortement l’économie mondiale» (185) est inacceptable, rejoignant en cela les négociateurs à Paris lors de la COP21. Mousseau semble rejeter les analyses de Rubin et de beaucoup d’autres plus en raison de leurs conclusions qui voient comme inévitables de telles perturbations qu’en raison de la faiblesse de leurs arguments, qu’il n’analyse pas dans son court texte et présente comme évidente. Il insiste que nous sommes loin de la «révolution énergétique annoncée» par Rubin (186 – Rubin n’utilise pas le terme) et exigeant des diminutions importantes dans notre consommation d’énergie en raison du prix élevé associé à l’arrivée au pic du pétrole. Pourtant, le contraire semble vraisemblablement être le cas: les contraintes associées à l’énergie fossile perturbent grandement l’économie mondiale actuellement, cela indépendamment de mesures à venir qui pourraient cibler les changements climatiques.

Finalement, Rubin ne semble pas se tromper dans ses principaux constats, soit que le prix du pétrole est voué à une hausse en permanence, entrecoupée de récessions occasionnées par les hausses, et que le prix plancher avec chaque récession risque d’être plus haut que celui de la récession précédente – c’est la tendance à la hausse qui importe. Il est frappant que le retrait du pétrole qu’il décrit comme nécessaire n’aboutit pas à ses yeux à l’effondrement des économies des sociétés fondées sur le pétrole. Plutôt, les sociétés de l’avenir doivent surtout revenir «simplement» à des économies locales et apprendre à vivre avec certaines restrictions. Autant il critique les économistes dans leur adhésion au modèle de l’offre et de la demande, autant il rejette l’idée (en 2009) que la situation représente la fin de la croissance (97, 192, 206-207), se montrant finalement un économiste lui-même dans ses intuitions.

Ceci semble expliquer l’absence de presque toute préoccupation majeure pour les impacts du retrait du pétrole et d’un portrait qui serait à tirer d’une telle préoccupation. Ceci à son tour semble expliquer l’absence dans les deux livres de toute reconnaissance de limites dans les cycles de récessions et de reprises et donc de l’identification – du moins, la reconnaissance – d’un prix limite au-delà duquel l’économie risque de s’effondrer. En 2016, six ans après la sortie de son premier livre, nous devrions nous attendre selon cet argument à une nouvelle reprise et une nouvelle hausse du prix, allant plus loin que la dernière.

La principale difficulté pour récupérer Rubin semble être le fait que le prix actuel et prévisible sur plusieurs années est plutôt bas, situation dont Rubin est bien au courant. Soit il semble que nous serions dans le creux d’un autre cycle, soit que nous serions dans le processus d’effondrement de Halte que Rubin et Mousseau rejettent. Gail Tverberg offre une perspective intéressante à cet égard dont Rubin ne parle pas, à l’effet que la baisse du prix suggère que l’économie mondiale a frappé dans les dernières années le maximum qu’elle est capable d’absorber, et que la baisse actuelle représenterait un élément dans l’effondrement du système concernant lequel le Club de Rome reste toujours beaucoup plus convaincant que Mousseau, voire Rubin.

À la recherche d’une vue de la décroissance en ce qui concerne l’énergie

On reste perplexe quant à la place de l’article de Mousseau dans le livre, voire dans les perspectives de décroissance mises de l’avant par de nombreux intervenants. Ceux-ci partagent la conviction de Mousseau qu’il faut s’attaquer aux inégalités, énergétiques et sociales, mais cela sans insister sur la «transition en douceur» qui est loin de se montrer une évidence, sans insister sur un recours aux technologies comme composante critique de la transition et sans insister sur la nécessité d’une économie mondiale non perturbée et où les défis dans l’accès aux ressources déterminent les options pour une transition non en douceur.

Abraham, co-éditeur du livre, fait référence à Halte à la croissance dans son intéressant article «Faire l’économie de la nature», placé juste après celui de Mousseau. Il l’associe à l’arrivée de la critique écologique dans les années 1960 et 1970 et à la remise en question de la théorie économique où «la nature ne compte pas». S’y joignent des analyses du travail complémentaire de Georgescu-Roegen sur la loi de l’entropie et de Daly sur l’économie écologique (213-223). Il s’agit du début d’un ensemble d’interventions signalées dans ce blogue.

Pour conclure, et pour souligner un élément fondamental de ma critique de l’analyse de Mousseau, il y a lieu de revenir sur son rejet de base, soit des liens entre les problèmes associés à l’accès aux ressources coûtant de plus en plus cher, la progression des changements climatiques et l’effondrement du système économique lui-même; en fait, pour Mousseau, il n’y a pas de problème de ressources, et il n’y aura pas d’effondrement.

Turner LtG graphique

Graham Turner, dans sa mise à jour de Halte (LtG) en 2012 en fonction des données sur 40 années d’expérience réelle, conclut dans le sens contraire:

The data review continues to confirm that the standard run scenario represents real-world outcomes considerably well. This scenario results in collapse of the global economy and population in the near future. It begins in about 2015 with industrial output per capita falling precipitously, followed by food and services. Consequently, death rates increase from about 2020 and population falls from about 2030 – as death rates overtake birth rates… The collapse in the standard run is primarily caused by resource depletion and the model response of diverting capital away from other sections in order to secure less accessible resources. Evidence for this mechanism operating in the real world is provided by comparison with data on the energy required to secure oil. Indeed, the ÉROI has decreased substantially in recent decades, and is quantitatively consistent with the relevant parameter in the World3 model. The confirmation of the key model mechanism underlying the dynamics of the standard run strengthens the veracity of the standard run scenario. The issue of peak oil has also affected food supply and evidently played a role in the current global financial crisis. While the global financial crisis does not directly reflect collapse in the LtG standard run, it may well be indirectly related.[2]

La contribution de Mousseau à un livre consacré à différents aspects de la décroissance qui est en train de s’imposer se trouve presque en marge du portrait d’ensemble présenté, et on reste sur sa soif quant à la vue de l’énergie dans le portrait de la décroissance. Finalement, il s’agirait d’un portrait où l’analyse suivrait les pistes d’Abraham et où du Club de Rome servirait de balise et de défi. On verra les limites des interventions morales et politiques dans notre progression vers une décroissance imposée, un effondrement du système économique presque inéluctable.

 

[1] J’y consacre un assez long article pour Québec humaniste à paraître sous peu dans un effort de décoder le fond de sa pensée, que je commenterai sur le blogue. Ici, c’est le fond de la pensée de Mousseau qui est la cible de mon attention.

[2] Source : Graham Turner http://www.smithsonianmag.com/science-nature/Looking-Back-on-the-Limits-of-Growth.html#ixzz1t4wdwc7g  et, plus généralement   http://www.csiro.au/files/files/plje.pdf

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