Afro-optimisme ou afro-pessimisme?

Le PIB est tout simplement hors jeu dans l’effort de s’orienter, de se faire une idée intelligente face à cette question. Depuis plusieurs années maintenant j’essaie de suivre les travaux des économistes qui interviennent dans les débats publics, ceci parce que je leur attribue la cause de l’échec du développement et de l’intégration de l’environnement dans ce développement depuis des décennies. J’ai bien lu différents propos sur l’avenir prometteur de l’Afrique, mais la lecture d’un texte dans Le Devoir récemment sous les titre «L’afro-optimisme ambiant doit être tempéré» m’a quand même frappé.

Mon travail sur la «correction» du PIB comme indicateur de ce développement a trouvé un soutien dans le rapport de la commission présidée par Joseph Stiglitz, prix Nobel de l’économie et complétée à sa direction par Amartya Sen, autre prix Nobel de l’économie et Jean-Paul Fitoussi, sommité française dans le domaine de l’économie. Le rapport portait sur la nécessité de se doter de meilleures approches au développement que celle fondée sur la croissance de l’activité économique (du moins, c’est l’espoir) suivie par le PIB.

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Je ne vois aucun changement dans le comportement des économistes depuis le dépôt de ce rapport, mais le récent texte passe tellement proche de le faire qu’il mérite commentaire. Khalid Adnane, économiste à l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke, consacre le début de son texte à un portrait de l’Afrique récente en fonction de son PIB tel que ce continent est présenté dans de nombreux ouvrages. Le portrait fournit un (faux) espoir qui rend manifeste les défauts du PIB, et le reste du texte porte sur le «revers de la médaille», une mise en question de la prospérité que la croissance nominale de l’économie africaine suggère. De façon tout à fait directe, cela passe par la déconstruction des indications fournies par le PIB pris comme indicateur grossier du bien-être de nombre de pays – ceux qui ont des ressources, ceux qui n’en ont pas – mais le texte n’en parle pas directement. Il contredit tout simplement l’illusion fournie par le PIB et qui soutient « l’afro-optimisme ».

Les indications du PIB suivent la recette bien connue : le PIB de l’économie africaine plus que doublé depuis 2000, avec un taux de croissance d’environ 5%; le revenu per capita est passé de $2000 à $3200 pendant cette période; l’exploitation des ressources minières et énergétiques est reconnue comme le moteur de ce »développement». Adnane montre que ce portrait se bute néanmoins à la réalité.

Cette prospérité nouvelle ne s’est pas généralisée partout en Afrique, et même pas à l’intérieur des pays qui connaissent un véritable envol économique. D’une part, les trajectoires sont très différenciées d’un groupe de pays à un autre : les pays ayant des dotations minières ou énergétiques prisées s’en sortent très bien et les autres, encore confinés dans la spécialisation primaire, notamment celle des produits agricoles, se trouvent carrément à l’écart de cette belle aventure. Il n’est donc pas étonnant que seuls cinq pays (l’Algérie, l’Afrique du Sud, l’Angola, l’Égypte et le Nigéria) représentent plus de la moitié de l’ensemble du PIB du continent qui en compte une cinquantaine.

D’autre part, à l’intérieur même des pays qui traversent cette belle période de prospérité, celle-ci n’arrive pas à se matérialiser dans l’ensemble du tissu social. À preuve, lorsqu’on jette un coup d’oeil au coefficient de Gini (indice statistique qui mesure les inégalités dans une société) en Afrique, celui-ci se situe à des niveaux pour le moins alarmants, et ce, particulièrement dans les pays les plus prospères d’Afrique : 63 en Afrique du Sud, 58 en Angola et 49 au Nigeria. On est loin du 40 qu’affichent les États-Unis, pays souvent étiqueté comme inégalitaire, et encore plus du 25 qu’affiche la Suède, pays modèle en matière de redistribution de la richesse [le Québec : 34 en 1978, 38 en 2008].

Le tout donne l’impression d’une analyse qui ne veut pas s’avérer. Partant d’un sous-titre suggérant qu’il y a des signes encourageants (les seuls mentionnés sont ceux fournis par le PIB), le texte termine en insistant sur un légitime scepticisme face aux illusions fournies, finalement, par le suivi du PIB comme indice de développement. L’optimisme se comprend, selon Adnane, dans sa présentation du début du texte. Mais face à un «afro-pessimisme» qu’il ne veut pas cautionner, Adnane propose à la fin qu’il y a «moyen de trouver un juste équilibre et une dose de réalisme» dans l’analyse de la situation des pays africains. Le texte ne fournit pas les fondements de ce «réalisme» équilibré et conclut dans un sens contraire.

Enfin, l’Afrique fait encore face à des défis énormes sur les plans de l’éducation, de la santé, de la gouvernance et de l’environnement. Dans une enquête récente, menée par l’Afrobarometer Research Project auprès de 51 605 répondants provenant de 34 pays, 20 % affirmaient manquer souvent de nourriture, d’eau potable et de soins médicaux, plus de 50 % attestaient vivre ces situations de pénuries au moins à quelques occasions chaque année et plus des trois quarts estimaient que leur gouvernement est inapte à améliorer la situation de leur pays.

En contrepartie, et source de l’afro-optimisme, «sur le plan de la demande intérieure, on assiste à l’émergence d’une nouvelle «classe moyenne», de plus en plus urbaine, avide de consommation de biens et de services de toutes sortes». C’est le printemps arabe, la reconnaissance de la distinction entre le 1 % et le 99 %, la source d’une indignation à l’échelle mondiale qui risque de par les perturbations sociales que ces phénomènes occasionnent de devancer même dans leurs conséquences les effondrements provenant dans un proche avenir de l’autre faiblesse du modèle économique dominant, son incapacité de tenir compte du fait que l’activité humaine se déroule sur une planète bien limitée.

Adnane dresse en effet un portrait de l’ensemble des sociétés, même les riches, depuis peut-être 30 ans. Ni le PIB ni le PIB (ou le revenu) per capita ne va plus loin que de fournir une mesure de l’activité économique, cela en faisant abstraction des gens et des choses. L’exploitation pétrolière, gazière et minière, par exemple, ont bien contribué au bilan économique «positif» de plusieurs pays africains tout en étant menées par des entreprises étrangères opérant dans des zones franches et ne fournissant aucun retour au pays où originent les ressources en question. C’est le modèle…

Le travail de l’équipe de Kirk Hamilton de la Banque mondiale portant sur la mesure de la richesse des pays du monde fournit un portrait «réaliste» des pays africains tout à fait conforme à celui d’Adnane, mais explicitement mis en contexte. Ce travail constitue un effort justement de construire de meilleurs indicateurs de cette richesse que le PIB. C’est un étrange résultat des travaux de la Commission Stiglitz que de voir les énormes inégalités et les énormes impacts environnementaux directement attribuables au modèle économique bien décrits et néanmoins associés à des «signes encourageants ».

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