« Quand les crises arriveront »

Ceci est mon premier article pour le blogue depuis deux mois. Fin avril, après publication de l’article «… livre manquant», j’ai décidé d’écrire un livre pour essayer de pousser nos échanges plus loin. Ceux actuels ne réussissent pas à nous sortir de l’inertie marquant des décennies d’efforts de la société civile cherchant à modifier le système socio-économique dominant. Le titre provisoire du livre, Trop tard, indique mon positionnement, et le livre lui-même réunira un ensemble de mes écrits des dernières années. J’ai découvert que, une fois le plan du livre établi, ces écrits représentent ce que je voudrais écrire en partant de zéro, et le livre a bien avancé. Le manuscrit est actuellement en train d’être lu par deux amis pour confirmer (ou non) mon sens qu’il vaudrait la peine pour moi d’intervenir ainsi. Entretemps, je me suis permis une participation à une rencontre de la Société pour une économie biophysique à Washington, D.C.

Lors d’une plénière de la conférence sur la décroissance tenue sur cinq campus universitaires à Montréal en 2012, un homme qui semblait relativement jeune s’est présenté au micro de l’autre coté de la salle pour se plaindre que les échanges qu’il entendait restaient dans la lignée de ceux en cours depuis des décennies. Il avait raison, et un peu plus tard je l’ai rencontré alors qu’il faisait une présentation où il critiquait l’économie écologique parce qu’elle était restée trop dans la lignée de l’économie qu’elle critiquait, l’économie néo-classique. Là aussi, il avait raison. L’homme était Charlie Hall, pas si jeune que cela, à la veille de la retraite et en train de faire la promotion d’une économie biophysique qui, il espérait, pourrait nous aider à sortir de l’inertie.

La rencontre à Washington, D.C. en était une des deux sociétés, de l’économie écologique et de l’économie biophysique, comme on en a eu plusieurs depuis quelques années, la dernière à Vancouver en 2015. Deux conférences tenues à Burlington au Vermont en 2012 et 2013 m’ont fourni l’occasion de revenir sur les propos de Hall quant à l’inertie qui marque les mouvements de la société civile et constater l’échec du mouvement environnemental dans une série d’articles pour GaïaPresse. Cela a son tour m’a poussé à lancer mon blogue en janvier 2013, avec un premier article sur ce thème.

Projections pour des changements de population et de température dans le Sahel

Projections pour des changements de population et de température dans le Sahel

Changer de tactique

J’ai déjà présenté une série d’articles sur l’économie écologique au Québec, un premier pour souligner l’absence de ses orientations au sein des gouvernements, un deuxième pour souligner que l’économie néoclassique ne tient pas compte du cadre pour la vie humaine  fournie par la planète, et un troisième montrant finalement le rêve que constitue l’économie écologique et celle biophysique devant l’omniprésence de l’économie néoclassique et de sa variante contemporaine l’économie verte. Un des ateliers de la conférence à Washington avait comme thème «Pourquoi et comment l’économie écologique doit changer ses tactiques» et réunissait des leaders du mouvement aux États-Unis, avec une base à l’Institut Gund pour l’économie écologique de l’University of Vermont à Burlington.

Mon portrait ne diminuait pas les failles institutionnelles suggérées explicitement par Hall et implicitement par le thème de l’atelier cette année. C’était presque étonnant d’y voir les participants assez bien cerner les défis (et les faiblesses) de l’économie écologique mais reporter des réponses à la question posée, jusqu’à ce que l’animateur, Peter Brown de McGill University, insiste que l’objectif était de savoir ce qu’il faut faire. Jon Erickson a insisté dans sa présentation – nous étions 4 ans après la conférence de Montréal, où il participait aussi – sur le fait que l’économie écologique a déraillé au fil des ans en essayant de ne pas trop d’éloigner de l’économie néoclassique, et indiquait finalement que les orientations de l’économie biophysique s’imposaient pour redresser la situation. Josh Farley proposait que le paradigme du modèle actuel avec la compétition doit être remplacé par un paradigme ciblant la coopération. Ces deux, avec une troisième, soulignaient qu’une «révolution» est nécessaire.

Les réponses à la question de base étaient laissées finalement pour des résumés de 30 secondes lors d’un dernier tour de table. Je n’avais pas choisi l’atelier pour revoir les fondements de l’économie biophysique et la critique de l’économie écologique, mais pour voir comment ces leaders voyaient la nécessité et la nature du changement dans l’action. C’était, de nouveau, étonnant. Erickson a proposé qu’il faut un changement radical dans l’enseignement de l’économie; celle-ci doit être vu comme une science de la vie (dans ses fondements ainsi depuis toujours, pour l’économie écologique) et cela comporterait une révision radicale du cours d’économie 101. Farley l’a suivi en insistant lui aussi sur un changement dans l’enseignement comme l’action prioritaire, notant en passant que cela nous aiderait «quand les crises viendront», alors qu’il sait qu’elles se présentent déjà. L’enseignement représente une action avec des objectifs dans le long terme, et le cibler pour s’attaquer aux crises actuelles ne répond pas à un effort de gestion de celles-ci; les deux profs, comme les autres participants, étaient bien conscients de cela, et l’atelier finissait en queue de poisson. Je me trouvais comme Charlie en 2012 (et en 2016!), impatient, voire consterné de voir l’incohérence dans les interventions de ces acteurs importants.

Lors d’une plénière de la dernière journée, un autre universitaire qui est militant depuis encore plus longtemps que moi est intervenu. Gar Alperovitz était conseiller en 1970 du sénateur Gaylord Nelson, responsable du lancement du Jour de la terre et le voilà, 46 ans plus tard, en train de montrer que les universitaires (lui l’avait été) sont capables de sortir de leur bulle pour essayer de cibler l’action. J’avais lu récemment son livre What Then Must We Do? (2013), qui manquait quand même quelque chose, tout comme le livre de son collègue Gus Speth America the Possible : Manifesto for a New Economy. Ce livre ne semble pas tenir suffisamment compte des crises dont Speth est quand même très conscient, mais qui au moins, par une sorte de clarification par le titre, définit une cible, le capitalisme mentionné dans son livre précédent, The Bridge At the Edge of the World : Capitalism, the Environment and Crossing from Crisis to Sustainability (2008).

L’économie écologique reste toujours dans les limbes

On peut avoir une idée de ce qui manque dans l’ensemble en visitant le site thenextsystemproject.org, dont Alperovitz et Speth sont les co-responsables. Leur travail cible explicitement et directement les failles dans le système actuel et la nécessité urgente de transformer ce système, de le reconstruire en construisant un nouveau système, qui remplacera l’économie néoclassique qui domine actuellement.

We believe that it is now imperative to stimulate a broad national debate about how best to conceive possible alternative models of a very different system capable of delivering genuine democracy and economic equality, individual liberty, ecological sustainability, a peaceful global foreign policy, and a thoroughgoing culture of cooperative community based on non-violence and respect for differences of race, gender, and sexual preference. p.4

La reconnaissance de la présence de crises dont il faut tenir compte en cherchant cette transformation distingue l’effort de The Next System Project de ceux qui cherchent à faire ceci en maintenant l’économie néoclassique (les économistes hétérodoxes, entre autres) tout comme de ceux qui cherchent à régler les crises sans chercher une transformation économique et sociétale (les environnementalistes, entre autres). Pour Alperovitz et Speth, profondément impliqués depuis des décennies, ces efforts se montrent des «dead ends», mais eux-mêmes ne semblent pas voir l’importance des fondements «économiques» dans le portrait des crises auxquelles ils s’attaquent.

Parmi les critiques fondamentales élaborées par le Next System Project se trouvent, sur un autre site marquant leur intervention, une série de propositions visant la propriété privée du capital, la propriété collective des entreprises par les travailleurs et un changement dans la propriété des banques. Implicite dans les interventions est une reconnaissance d’une multiplicité de crises qui ne peuvent être solutionnées, voire attaquées, par le système actuel qui les cause. On y voit des initiatives qui rejoignent les propositions d’Yves-Marie Abraham que j’ai déjà commentées, où il espère «voir la fin du capitalisme avant la fin du monde».

L’économie biophysique insiste sur l’importance de l’énergie dans tout effort de s’attaquer aux crises, mais l’énergie et les limites qu’elle impose ne trouvent tout simplement pas de place dans l’effort de Speth et Alperovitz. Ils cherchent à caractériser le nouveau système recherché et proposent des actions pour le favoriser; ils insistent sur leur optimisme et leur espoir, mettent presque de coté les limites cernées par l’économie biophysique dans le temps et dans l’espace.

Le document de base d’Alperovitz et Speth, New Political-Economic Possibilities For the 21st Century, insiste sur l’optimisme et l’espoir. Je n’arrive pas à comprendre l’idéologie qui prétend qu’il est impossible à intervenir dans les débats actuels à moins de manifester un optimisme et un espoir qui ne sont vraiment pas fondés. Cet «optimisme» représente un paradoxe, et semble loin de «l’optimisme opérationnel» de Maurice Strong dont j’ai parlé à plusieurs reprises. Ce dernier «optimisme» constitue ma façon d’expliquer pourquoi je reste dans la lutte en dépit de ce que nous connaissons des crises (le graphique en donne une indication: 300 millions de migrants potentiels dans le Sahel dans les prochaines décennies).

Un état l’équivalent de la guerre

C’était ce qui caractérisait le retour des participants à la COP21, un échec transformé en espoir. Cette insistence témoigne d’un manque sérieux de compréhension des fondements de l’économie écologique et biophysique. Ce qui s’impose – il me paraît une évidence – est une attitude qui est l’équivalent de celle de la guerre : les menaces que nous pouvons identifier avec précision représentent l’équivalent d’une attaque militaire capable de nous annihiler; les préparatifs pour la COP21 ont montré qu’il y a un ennemi, le refus de confronter les changements climatiques par des transformations de nos économies qui réduiraient nos émissions à l’échelle planétaire à un niveau nous donnant une chance sur deux (seulement) d’éviter la cuisson. La guerre était enclenchée par les résultats obtenus, des orientations dans les pays du monde entier qui nous dirigent vers une hausse de la température du globe de l’ordre de 3°C, soit la cuisson.

Après les efforts déployés, il n’y a aucun fondement pour l’optimisme et l’espoir dans la guerre enclenchée. Cela ne nous empêche pas d’intervenir, de chercher à nous armer pour une guerre, à mobiliser les intervenants pour une guerre. Cela exige pourtant un changement radical de tactique par rapport aux interventions précédant la déclaration de guerre, mais il n’en est strictement rien dans les propos des combattants revenant de Paris. « Il faut continuer à travailler fort, avec plus d’ardeur » est à peu près ce que l’on entend.

C’était à peu près cela qui marquait un autre atelier à Washington, dont le thème était «Après Paris». Les participants, des professeurs au Global Development and Environment Institute de Tufts University à Boston, soulignaient dans leurs présentations leur état de quasi dépression devant les défis définis par l’échec de Paris; la dernière terminait en insisant sur le besoin d’une révolution, clairement pas en préparation à Tufts, pas plus qu’à Gund.

Il est évident que le public n’est pas conscient de l’état de guerre dans lequel nous nous trouvons, pas plus que nos dirigeants. Pourtant, continuer avec le discours lénifiant d’optimisme et d’espoir nous rend un mauvais service à l’ensemble. En intervenant manu militari: on doit se battre pour la survie, sachant que la guerre pourra changer considérablement la vie que nous connaissons. Dans une guerre, si nous ne pensons pas avoir une chance de réussir, il est difficile de nous mobiliser pour le combat. Par contre, rien ne nous oblige – sauf le déni, dans de nombreuses circonstances – de nier la possibilité d’une certaine défaite, la reconnaissance que l’ennemi est peut-être assez fort pour faire des ravages. Penser autrement, agir autrement, nous expose à une confiance qui diminue fort probablement la vigueur de notre intervention.

Ce qui se passe actuellement

Le site de Gail Tverberg est sur la courte liste de sites d’intérêt que je mentionne. Tverberg était à la conférence de Washington, où sa présentation cherchait à utiliser les informations qui circulent pour dresser un portrait de la situation actuelle. Elle vient de publier un article où elle esquisse sa réflexion sur la situation, à partir de sa présentation. Cela n’est pas toujours explicite, mais Tverberg ne partage pas l’optimisme de trop des acteurs. Sans le dire constamment, ses textes fournissent les éléments d’une interprétation qui nous voit dans l’approche à l’effondrement projeté par Limits to Growth.

Un des participants de l’Institut Gund m’a fourni la réflexion suivante pour expliquer la difficulté de cerner les actions nécessaires:

Concerning crises, if I didn’t actively study ecological-economic problems and as a result was unaware that we are drawing down our capital stocks, I would be largely unaware that any problems exist.  For me and most people I know intimately, life is great, local ecosystems appear healthy, violence is dropping precipitously (over the scale of centuries), human rights (gays, women, etc.) are improving, poor (at least in the US, and even to some extent in Brazil) people drive cars and have cell phones, etc. etc.  Due to long ecological time lags, most people will remain largely unaware of ecological crisis until it is nearly irreversible.

Le « nearly » n’est pas nécessaire, et Tverberg termine son récent article avec certaines implications de la situation actuelle.

A major impediment to getting a rational discussion of the issues is the inability of a large share of the population to deal with what appears to be a potentially dire outcome. Textbook and journal editors recognize this issue, and gear their editorial guidelines accordingly. I was reminded of this again, when the question came up (again) of whether I would consider writing a book for a particular academic book publisher. The main thing I would need to do to make the book acceptable would be to find a way of sidestepping any unpleasant outcome–or, better yet, I should come up with a “happily ever after” ending.

On verra si je trouve un éditeur pour mon livre…

 

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