Championnes de l’environnement

Nouveau contexte pour la croissance

Pendant la récente Conférence de Montréal consacrée à l’identification des fondements pour la prochaine période de croissance, Éric Desrosiers nous a transmis les propos de la directrice générale du FMI, Christine Lagarde, à l’effet qu’il faut bien tenir compte des externalités environnementales dans l’établissement du prix du pétrole canadien – avant que celle-ci ne passe au sujet de la rencontre et oublie comme les autres le lien entre ce sujet et la crise associées aux externalités que l’activité économique occasionne. Le lendemain, même les pétrolières se montraient prêtes à tenir compte des émissions de GES – en prenant l’exemple d’Obama, dont l’intervention récente, si elle se réalise dans l’actualité éventuelle, ne répond d’aucune façon aux défis tels que présentés par le GIEC dans son récent rapport : Obama cible des réductions d’environ 30% pour une partie des sources des émissions (les centrales au charbon) pour 2030, cela par rapport à 2005 comme référence. Le défi post-Kyoto, avec 1990 comme année de référence, était des réductions au moins aussi importantes, mais pour 2020…

Un problème fondamental avec le positionnement du FMI, de l’OCDE, des pétrolières et d’un ensemble d’autres intervenants à l’échelle internationale aussi bien que nationale qui cherchent à se satisfaire d’une «économie verte» est clairement que leurs chercheurs ne réalisent pas l’ampleur des externalités négatives de notre modèle économique – et des coûts de celles-ci. C’est justement un des objectifs de l’Indice de progrès véritable (IPV) que de calculer ces coûts.

De façon générale, les calculs de cet indice pour différentes sociétés indiquent que depuis trente ou quarante ans les coûts des externalités négatives annulent tout simplement la prétendue «richesse» censée avoir être créée par l’activité économique pendant cette période. Autrement dit (la figure), le PIB de la période montre une tendance toujours à la hausse, alors que l’IPV montre un plafonnement du «progrès véritable». GPI US vs HLM

Le travail non rémunéré, une activité non économique pour le modèle actuel, fournit la contribution la plus importante à notre bien-être tel que mesuré par l’IPV, une fois soustraite de la «richesse» produite par l’activité économique les coûts de ces externalités.

La soustraction de ces coûts réduit le PIB d’environ les trois quarts, et c’est seulement grâce à l’ajout de la valeur du travail non rémunéré (qui n’est pas suivi par le PIB) que l’IPV suggère un niveau de bien-être la moitié de celui suggéré par les économistes qui suivent le PIB comme indicateur.

L’actualité, sens propre, sens figuré – le brouillard

L’ éditorial du 19 juin de Carole Beaulieu dans L’actualité me frappe en montrant jusqu’à quel point elle se situe dans les tendances lourdes et adopte avec confiance le discours économique dominant dans l’analyse de l’actualité. Elle fait le tour des problèmes de l’Europe à la sortie des élections pour le Parlement européen, souligne que tout n’est pas si pire que cela – l’Association des États de la Caraïbe est moins forte que l’Union européenne! – pour conclure que la croissance économique ferait partie des solutions.

Le recours de Beaulieu au discours sur la «richesse» produite par l’activité économique suit la même tendance. Dans son éditorial de l’édition du 1er avril dernier, «La question de l’isoloir», Mme Beaulieu a présenté le nouvel Indice québécois d’équité (IQÉG) entre les générations, où L’actualité est partenaire. Comme elle y dit, «Les indices sont des outils révélateurs. Comme des projecteurs fendent le brouillard, ils éclairent des questions complexes et aident à mieux définir la direction à prendre». Un résultat assez frappant de l’IQÉG est que les aînés vont laisser aux jeunes un legs moins important que ce qu’ils ont reçu eux-mêmes. DSC06942.JPGPour remédier à cela, elle insiste deux fois plus qu’une sur l’importance pour ces aînés de créer de la «richesse», suivant le PIB comme «projecteur» pour définir des orientations.

Dans le même éditorial, pourtant, elle parle de l’Indice de développement humain (IDH) des Nations Unies, créé en 1990, qu’elle avait apprécié en voyant comment il montrait «des pays champions du produit intérieur brut [qui] se transformaient tout à coup en moins bons élèves lorsqu’on mesurait le niveau de bien-être de l’ensemble de leur population». Beaulieu a récidivé dans l’éditorial suivant, soulignant comment le travail des femmes enrichit la société… Ce qu’elle aurait pu souligner : c’est le travail non rémunéré (surtout des femmes…) qui constitue la plus importante contribution au progrès de la société, même si la présence accrue de femmes au marché du travail (rémunéré) a augmenté considérablement le PIB.

Championnes de l’environnement (et de la responsabilité)

Finalement, le magazine L’actualité s’insère très bien dans l’actualité de tous les jours telle que transmise par l’ensemble des médias, et les chroniqueurs économiques du magazine ne manquent pas de rester dans le moule. Un problème avec les journalistes, à leur tour, est qu’il y a de moins en moins de journalisme d’enquête et ils se fient aux chercheurs des autres pour fournir le cadre de leur travail.

La dernière campagne électorale au Québec portait sur les «vraies affaires», et celles-ci ont fait l’objet d’une attention particulière, même si on sentait que les journalistes y voyaient quelque chose d’incomplet. Même dans la présentation de l’actualité à la télévision et à la radio, où le temps est limité, on prend la peine de nous souligner les changements (dans les quelques centièmes de un pourcent, assez souvent) aux Bourses de New York et de Toronto avec un sérieux déconcertant. Ce sont, finalement, pour nos journalistes, des projecteurs dans le brouillard de notre apparente richesse…

Comme les éditoriaux de Beaulieu l’indiquent, les incohérences de la présentation de l’actualité sont en effet déconcertantes. Le même numéro du magazine du 19 juin présente le Palmarès des entreprises citoyennes : 50 championnes de l’environnement!  C’est le reflet du mouvement environnemental, dans son histoire, dans son actualité. Il s’agit de la reconnaissance de gestes intéressants en matière sociale et environnementale, mais gestes qui doivent s’insérer dans un contexte global qui réduit ces gestes à des coups d’épée dans l’eau.

La rubrique «Énergie et services publics» (…) est la première catégorie de gagnants présentée, et ce n’est pas un accident que Suncor figure donc à la première page de l’article. Son prix, pour un procédé permettant de transformer des résidus miniers en une matière susceptible d’être utilisée dans la revégétalisation ce certaines parties des immenses superficies de la forêt boréale que ses activités doivent sacrifier.  Le prix n’a aucune relation avec une réduction de ses émissions de GES, sans aucun doute la plus importante caractéristique des activités de Suncor.

La lecture des pages suivantes du Palmarès laisse de nombreuses questions concernant l’ensemble des entreprises primées (voir NOTE à la fin). Par exemple, on y voit Loblaw obtenir un prix pour sa décision – à ne pas dédaigner – d’adhérer à un programme pour aider les travailleuses bangladaises. Comme le texte le souligne, Loblaw est la seule entreprise canadienne à le faire, insistant ainsi sur le fait que cette exploitation continue, et cela à l’échelle planétaire.

L’utilisation du terme «championnes» pour décrire ces 50 entreprises rappelle étrangement, et de façon frappante, son utilisation par Beaulieu en faisant référence aux pays qui se classaient ainsi avec le PIB, mais qui dégringlaient avec les indications plus équilibrées de l’IDH… Les gestes primés de ces championnes sont finalement des épiphénomènes face aux vrais enjeux. La seule indication explicite de cette situation se trouve dans l’article du magazine qui précède le Palmarès. On y apprend qu’Enbridge, l’entreprise spécialisée dans les pipelines et qui est derrière d’importants projets actuellement: Northern Gateway, en Colombie Britannique et en Alberta et l’inversion du flux du pipeline déjà en place, la ligne 9B, qui passe de Montréal à Sarnia mais qui va passer de Sarnia à Montréal. Enbridge est associée à quelque 800 déversement en Amérique du Nord entre 1999 et 2010. «C’est pour cette raison qu’en 2012 Enbridge a été retirée du palmarès», conclut l’article… «En 2014, le magazine canadien Corporate Knights l’a [néanmoins] placée au 75e rang de son palmarès annuel des 100 entreprises les plus durables au monde»… 

Incohérence dans les médias

Le Palmarès est présenté par L’actualité et Sustainanalytics, qui s’identifie comme un leader mondial en analyse de soutenabilité et en conseil aux investisseurs responsables en matière d’ESG, soit des enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance. Son pdg est Michael Jantzi, fondateur dans les années 1990 de Jantzi Research, qui travaillait avec la Table ronde nationale sur l’environnement et l’économie (TRNEE) quand j’en étais membre et ensuite président.

Le principal objectif du Groupe était de voir s’il était possible, dans les milieux financiers, de tenir compte des enjeux environnementaux et sociaux en faisant des investissements. Au fur et à mesure de nos travaux, il paraissait de plus en plus clair qu’une telle prise en compte était rare; les barrières que nous avons identifiées dans notre rapport étaient trop importantes, et partout. J’ai quitté la TRNEE à la fin de mon mandat, en 2005, et le rapport du Groupe, Capital Markets and Sustainability : Investing in a Sustainable Future (je n’en ai que la version anglaise), est sorti en 2007, juste avant la crise de ces mêmes marchés de capital, crise qui dure toujours.

Le travail de la TRNEE en 2003-2006 sur la question des marchés financiers permet de mieux réagir au Palmarès de L’actualité; un de ses membres est maintenant le pdg de Sustainanalytics, responsable des analyses pour le Palmarès. Dans le temps, nous avions identifié les barrières à la prise en compte des externalités. Reste que les investisseurs veulent investir, et qu’il y a des conseillers qui ont une meilleure idée que d’autres quant à ce qui pourrait sembler respectueux de ces externalités. Michael Jantzi en est parmi les meilleurs.

«Préserver l’environnement» local pendant que la planète s’écroule

Le résultat est le type de reconnaissance que fait le Palmarès. Il s’agit finalement d’une sorte de «greenwashing» évident. Mettant entre parenthèses les crises environnementales et sociales qui sévissent globalement, le Palmarès identifie des compagnies qui font des gestes méritoires à travers un ensemble d’autres gestes qui contribuent à la destruction de la planète. Finalement, l’actualité qui nous met à jour quotidiennement concernant cette destruction planétaire, sans que nous ne réagissions à changer notre comportement comme civilisation à son égard, se trouve reflétee dans le geste de L’actualité. Celuici passe proche d’être de la fraude intellectuelle, semble s’insérer dans l’approche de l’économie verte dont les grandes institutions internationales (comme le FMI) font la promotion et représente certainement un mauvais service journalistique. Comme les pétrolières qui semblent obligées de (re)connaître les implications de leurs activités, on cherche à «préserver l’environnement» local, cela même «sous le signe du développement durable», un développement qui n’en est plus qu’un rêve.

MISE À JOUR Le 3 juillet, Gérard Bérubé revient de façon intéressante sur le sujet des externalités dans sa chronique hebdomadaire du Devoir, sous le titre «Le défi des externalités!». Il y intègre une réflexion sur la récente annonce d »intervenants américains importants de leur projet Risky Business, qui promet de mettre un accent renouvelé sur les externalités très importantes – dramatiques – associées aux émissions de gaz à effet de serre et aux changements climatiques.

NOTE:  L’actualité a mis en ligne la méthodologie utilisée pour le Palmarès, dans ses grandes lignes, alors qu’elle n’était pas disponible lors de la parution du numéro et de cet article. Une demande à Sustainalytics pour la méthodologie plus précise est restée sans réponse.

Les 50 entreprises de ce palmarès ont été sélectionnées pour leur rendement global, calculé selon un ensemble de critères environnementaux, sociaux et de gouvernance analysés par Sustainalytics. Les sociétés choisies sont les meilleures de leur secteur, d’après la plateforme de recherche de Sustainalytics. Elles font montre de solides résultats en matière de préservation de l’environnement, d’effets positifs pour les collectivités locales, de politiques sociales et d’attention portée à leurs chaînes d’approvisionnement. Certaines se distinguent par leur offre de produits et services placée sous le signe du développement durable. Les entreprises doivent également faire preuve d’un degré élevé de transparence et de communication. Elles ont également été passées au crible de la méthode d’analyse des controverses de Sustainalytics, afin de déterminer leur degré de responsabilité dans des incidents majeurs de nature environnementale, sociale ou de gouvernance.
Chaque entreprise citée est cotée en Bourse au Canada ou est une filiale entièrement détenue par une entreprise étrangère disposant d’une présence importante au Canada. Les entreprises doivent par ailleurs atteindre une capitalisation boursière notable, représenter des marques reconnues au pays et faire partie d’au moins une des listes suivantes : Report on Business Top 1000, Report on Business 350, les 20 plus importantes coopératives et caisses de crédit du Globe and Mail, Best Canadian Brands ou Best Global Brands, d’Interbrand. Étant donné les liens structurels entre les filiales canadiennes et les groupes étrangers auxquels elles appartiennent, le score présenté est celui de la société mère.
La méthodologie repose sur une analyse de données issues des publications des entreprises, des médias, de bases de données professionnelles d’information, de sources publiques, d’ONG et de contacts directs avec les entreprises et leurs parties prenantes. Les analystes utilisent l’approche Best-of-Sector pour comparer entre elles les sociétés d’un secteur en particulier. La recherche de Sustainalytics est utilisée par certains des plus grands investisseurs institutionnels ou privés au monde.

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