Un mythe sur la transition énergétique bien plus fondamental que les trois mythes pétroliers

Un rapport de l’Union of Concerned Scientists (UCS) couvert par un article de 2012 dans The New York Times, « How Green Are Electric Cars? » concluait que les véhicules électriques émettaient souvent plus de GES que les hybrides, cela pour 45% des États-Unis. Récemment, le journal a couvert une mise à jour de la situation produite par l’UCS, « Coal Fades, So Electrics Get Cleaner ». En raison d’une baisse du recours au charbon pour les centrales qui produisent l’électricité dans ce pays, les véhicules électriques aujourd’hui seraient aujourd’hui meilleurs que les hybrides en matière d’émissions dans 60% du pays. De façon générale, il y a eu une baisse dans l’utilisation du charbon d’environ 5% entre 2010 et 2014 et des améliorations correspondantes en termes d’émissions.

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Les rapports – et les articles – ne mentionnent pas qu’une bonne partie des réductions proviennent de l’accroissement de la production de gaz naturel par le fracking (et une baisse importante dans le prix de ce gaz pour des raisons conjoncturelles). Les calculs sont donc incomplets. Les travaux de Marc Durand et des économistes biophysiques en général suggèrent que le fracking utilisé pour cette production génère des émissions beaucoup plus importantes que la production traditionnelle du gaz naturel et du pétrole.

Cette situation, finalement un effort de suivre la progression de «l’économie verte» dans le secteur des transports, sert à mettre en perspective un mythe que je dénonce depuis plusieurs années maintenant, soit que nous pourrons mettre rapidement en place des mesures prônées par le mouvement environnemental depuis des décennies et atteindre des résultats probants. Les dérives et les effets pervers se trouvent partout sur notre chemin.

Un tout récent article d’Éric Pineault et de Laure Waridel permet de voir jusqu’à quel point même les sociologues les mieux placés pour voir clair les défis auxquels nous sommes confrontés ne réussissent pas à faire la part des choses. «Les trois mythes pétroliers» mettent très bien en évidence les failles dans le discours actuel des promoteurs de l’énergie fossile. Mais Pineault et Waridel terminent avec un plaidoyer pour une «transition énergétique» au Québec fondée sur les énergies renouvelables et l’efficacité énergétique, ciblant les composantes économiques de ce qu’ils pensent que le Québec pourrait viser : savoir-faire et capacités productives locales dans les secteurs comme le transport électrifié sur rail, les matériaux de construction pour les bâtiments et la production éolienne. La «transition» se veut une qui permet le maintien d’une économie apparemment maintenue en l’état, une économie verte.

J’ai moi-même esquissé une approche à une telle transition, dans le chapitre écrit pour le projet de livre (maintenant abandonné) qui aurait cherché à décrire le Québec dans la transition qui vient et qui sera non seulement énergétique, mais globale. Dans une certaine mesure, j’y trouve l’optimisme de Pineault et Waridel pour l’avenir du Québec, en reconnaissant qu’il est, avec ses atouts, peut-être la juridiction la mieux placée au monde pour relever certains aspects du défi. Entre autres, le Québec pourrait vraisemblablement réduire de moitié sa consommation d’énergie («l’efficacité énergétique» de l’article comprise comme permettant une telle réduction et non comme libérant de l’énergie pour la croissance) tout en maintenant de nombreuses composantes de son économie et une société fonctionnelle. Le problème est effectivement ailleurs…

J’ai déjà présenté une critique fondamentale face aux propositions des promoteurs du monorail électrique et dont l’objectif est d’asseoir un nouveau secteur industriel sur les bases de notre savoir–faire. Le projet de monorail, tout comme ce qui est projeté par les deux sociologues, suggèrent qu’il y aurait un certain avenir pour des exportations d’une production industrielle québécoise verte. Le travail de l’UCS permet de souligner le caractère mythique d’une telle proposition, bien plus fondamental que les trois mythes critiqués dans l’article du Devoir et portant seulement sur le Québec. Le charbon domine toujours le portrait de la production de l’électricité ailleurs, et il faudrait que l’ensemble des juridictions en cause embarquent en même temps dans la transition énergétique pour que les projets aboutissent à des résultats.

Le mythe de base dans tout ceci est celui de l’économie verte, dont la promotion découle de l’insistence des élites mondiales sur le maintien de la croissance économique. Les récents travaux du DDPP et du groupe de Calderón et Stern, groupes ad hoc très impressionnants par leur envergure, visent eux aussi une «transition», cela à l’échelle mondiale. Ils montrent pourtant, en dépit d’une volonté et d’un effort exemplaires, que dans l’ensemble ils ne réussissent toujours pas à atteindre dans leurs propositions les réductions des émissions requises par les calculs du GIEC tout en maintenant la croissance économique (voir à ce sujet mes deux derniers articles, qui portent sur ces travaux).

On chercherait chez les (éco)sociologues, une reconnaissance de l’irréalisme impressionnant des travaux en question plutôt qu’une adhésion au mythe de base. On peut en avoir une idée en lisant le chapitre du DDPP sur le Canada publié en septembre dernier, au moment de la réunion aux Nations Unies convoquée par Ban Ki-moon. Il s’agit pour le moment de la contribution d’un groupe de quatre chercheurs canadiens à l’effort d’ensemble qui vise à voir adoptée à Paris en décembre 2015 une entente qui respecterait les exigences du GIEC. Le chapitre ne fournit que les grandes lignes des calculs faits, ainsi que les résultats qui montrent des énormes réductions des émissions d’ici 2050. Clé pour le travail (comme pour tout le DDPP) est le maintien de la croissance économique, qui atteindrait au Canada un PIB plus du double de celui de 2010.

Il est difficile à bien saisir tous les éléments en cause, faute de détails dans le document. À la page 12, on trouve un paragraphe plutôt obscur sur le potentiel de maintenir l’exploitation des sables bitumineux, au niveau actuel ou même plus élevé. C’est la seule mention explicite de ce dossier phare pour l’économie canadienne dans sa forme actuelle. Les deux pages suivantes couvrent plus généralement le défi et constate que le coût de la technologie de capture et d’entreposage des émissions (CCS) est tel qu’il faudrait prévoir la recherche de crédits ailleurs pluôt que la possibilité réelle de réduire les émissions ici… – en dépit de la volonté de voir chaque pays atteindre les résultats par des transformations économiques et sociales sur leur propre territoire, l’incapacité de gérer ainsi l’élément clé pour le Canada les ramène au processus très complexe d’échanges et d’achats de crédits à l’échelle mondiale.

Finalement, Pineault et Waridel n’insèrent pas leur analyse dans une vue d’ensemble. Les travaux importants qui font et qui feront la manchette alors que le compte à rebours est déjà commencé en vue de la Conférence des parties du Protocole de Kyoto qui aura lieu à Paris en décembre 2015 (COP21) n’atteignent pas leurs propres objectifs. À cela il faut ajouter qu’ils ne cherchent même pas à cibler l’ensemble des crises qui sévissent, tellement les changements climatiques menacent et distraient d’une vue d’ensemble. L’impact d’une croissance économique d’ici 2050 le double de celle d’aujourd’hui, au Canada, et augmentée de 346% à l’échelle des 15 pays couverts par le DDPP (Rapport intérimaire, p.28), n’est absolument pas saisi par une analyse des seuls impacts (quoique majeurs) des changements climatiques.

Il est pourtant presque une évidence que des travaux cherchant à concilier le maintien de la croissance économique (aussi virtuelle que l’on puisse l’imaginer) avec la résolution des défis touchant l’alimentation d’une population mondiale en croissance, l’accès à une eau potable suffisante pour une population mondiale en croissance, le développement des ressources qui seront nécessaires pour loger (en ville ou en campagne) une population mondiale qui augmentera de plus de deux milliards de personnes d’ici 2050 – il est presque une évidence que de tels défis ne sont pas atteignables (ne sont déjà pas atteints, selon de nombreux travaux faits au fil des ans). Et en lien avec l’échec du mouvement environnemental plus globalement, toute cette activité ne pourra que dégrader davantage l’ensemble des écosystèmes dont on ne commence qu’à peine à tenir compte dans les calculs économiques et dont la dégradation met tout le reste en question.

En effet, bien que le déni est omniprésent dans la couverture (et dans la rédaction!) des travaux préparatoires pour la COP21 à Paris, celui-ci ne concerne que très partiellement le déni inhérent dans l’ensemble des interventions en faveur d’une économie verte qui réglerait les défis environnementaux (et sociaux) tout en permettant une croissance économique inconcevable (sauf par les économistes[1]). Pour revenir à mes propos du début, au Québec, l’omniprésence de la voiture électrique représenterait une façon claire de réduire nos émissions de GES, mais cela contraste avec la situation dans la plupart des pays, où le charbon (et le gaz provenant des exploitations par le fracking) doivent être presque abandonnés selon les travaux du DDPP et les autres, et cela rapidement.

En grande partie, l’économie canadienne reste dans un registre positif (suivant son PIB) grâce au développement de ses ressources énergétiques fossiles, et surtout des sables bitumineux. Les mythes concernant ce développement au Canada, et au Québec, ne le sont qu’en fonction d’un autre, celui qui propose une nouvelle économie verte capable de générer un PIB équivalent à celui généré par la production d’énergie fossile. Le chapitre du DDPP sur le Canada prévoit que cette production doublera d’ici 2050, et l’article de Pineault et Waridel suggère implicitement que l’efficacité énergétique et le développement des énergies renouvelables pourront remplacer cela.

Finalement, le récent rapport synthèse du GIEC suggère que les interventions massives requises pour respecter le budget carbone ne ferait pourtant baisser le taux de croissance au cours du 21e siècle que de 0,06%… Je n’en parle pas dans cet article, mais il est pertinent de se rappeler des projections du Club de Rome dans Halte à la croissance qui inspirent ce blogue, projections qui suggèrent avec les données à jour que le modèle économique lui-même risque de s’écrouler dans les prochaines années. Il aurait été intéressant de voir Pineault et Waridel aborder les mythes dans ce contexte ou, minimalement, dans un contexte plus global.

 

[1] Le tout récent rapport synthèse du GIEC maintient l’approche de l’intervention de Nicholas Stern en 2006 pour souligner le faible impact économique sur la croissance de tout ce qui est proposé pour réduire nos émissions. Déjà, c’était inquiétant de voir les scénarios du GIEC (le SRES) s’insérer dans les orientations économiques de croissance maintenue, jusqu’à ce que Kjell Aleklett nous fasse comprendre, dans le chapitre 17 de Peeking at Peak Oil, qu’il s’agit non pas d’un travail suivant la méthodologie du GIEC mais un travail du secrétariat du GIEC, dominé par des économistes; on comprenait alors pourquoi ces scénarios ne correspondaient pas du tout à un avenir reconnaissable et dont l’existence ne remettait pas en cause les véritables travaux du GIEC lui-même. On doit bien soupçonner que les travaux du GIEC pour l’estimé de la réduction annuelle de 0,06% de la consommation (Synthesis Report 40-41) est le travail des économistes dans le groupe et – je me permets de croire – d’une toute autre qualité que celle des scientifiques qui travaillent sur les changements climatiques eux-mêmes.

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1 commentaire.

  1. Phililppe Gauthier

    Comme je l’ai déjà écrit ailleurs, l’auto électrique ne cherche pas à sauver la planète: elle cherche à sauver la civilisation de l’automobile. Elle anticipe le pic pétrolier et donne aux gens les moyens physiques et l’alibi moral pour poursuivre l’étalement urbain et le reste:

    «Le but de l’auto électrique n’est pas de sauver la planète, mais de sauver l’automobile. L’auto électrique ne représente pas un changement, elle permet de résister au changement. Il n’y a pas un sou pour le transport en commun, mais il ne manque jamais d’argent pour l’auto électrique.»

    Pour le reste, j’ai aussi vu quelques écolos de bonne foi reprendre ces chiffres comme quoi on pouvait poursuivre la croissance de manière «verte» à coût presque nul. Je ne sais pas s’ils y croient vraiment ou s’ils en servent comme argument pour convaincre ceux qui sont réticents à l’écologie. Mais je me demandais d’où sortaient ces chiffres hautement fantaisistes: je le comprends mieux à la lecture de cette rubrique.

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