Bien sûr nous allons voir des études déposées et des débats engagés sur le meilleur emplacement d’un éventuel troisième lien et ses possibles bénéfices, et cela promet d’être intéressant. Ici, j’essaie de positionner ces débats selon le contexte du moyen terme, avec la conviction que cela risque de les transformer. Le sens de la transformation est illustré par le nouveau graphique (pour le blogue) qui se trouve à la fin de cet article. En attendant les débats, je suggère la lecture du livre de Charles Hall et Kent Klitgaard, Energy and the Wealth of Nations: An Introduction to Biophysical Economics; il s’agit d’une deuxième édition datant de 2018.
Le projet d’un troisième lien pour les véhicules de la région de Québec devient de plus en plus intéressant, et emblématique. Le gouvernement propose d’y aller sans même attendre les études – ce qu’il ne fera pas – et les conservateurs fédéraux l’appuient avant même qu’il soit défini.
À Québec même, il s’agit d’une intervention visant à reconnaître le statut spécial de l’automobile privée, à un moment où on peut soupçonner que ses promoteurs – pour ne pas parler de toute la population – sentent la présence de contraintes pour son avenir.
J’ai ressenti ceci de façon inattendue en écoutant l’entrevue de Midi Info avec Pierre-Olivier Pineau des HEC récemment (le 1er avril, à 12h20, pour une durée de 8 minutes): «La taxe carbone en vigueur dans 4 provinces : entrevue avec Pierre-Olivier Pineau». Pineau est une référence fiable dans les dossiers de l’énergie et cela depuis des années. Par contre, je ne me souviens pas d’une intervention de sa part exprimée aussi directement et allant si directement à l’encontre des tendances, soulignant la nécessité de réduire le nombre de véhicules et leur taille dans un proche avenir. Il me semblait y avoir quelque chose de nouveau dans ses propos. (Pineau continue dans ce type de critique dans des commentaires faits en entrevue au Devoir pour l’édition du 20 avril dans deux articles, «Le Canada, un pays en déficit de transition», et un autre, «La CAQ à la recherche du virage vert».)
Un avenir trouble pour le véhicule personnel
Cela me frappait parce que cela fait plusieurs années maintenant que j’insiste sur un avenir trouble pour le véhicule personnel dans les pays riches (et il n’y en a pas dans les pays pauvres). Comme récente manifestation de cela, le 24 mars dernier, j’étais le conférencier invité pour l’Assemblée générale annuelle du Groupe d’initiative et de recherches appliquées au milieu (GIRAM) basé à Lévis, et j’ai décidé de me pencher sur cette question du troisième lien. Je l’ai fait assez indirectement, à juger par le peu d’accent direct que j’y ai mis dans ma présentation, «Le troisième lien: pour qui, pour quoi?». J’ai pris l’occasion plutôt de me pencher sur certaines tendances lourdes en matière d’énergie et d’urbanisme – et finalement sur l’effondrement de la civilisation industrielle que je décris dans mon livre.
C’était plus personnel que d’habitude: je pensais à ma première traversée du continent nord-américain en 1956 (je crois l’avoir fait au moins 12 fois depuis), voyage où nous voyions partout la construction des nouvelles autoroutes du Interstate System en train de se mettre en place. La baie de San Francisco était déjà congestionnée par la circulation automobile, et le smog qui s’y trouvait (voir les quelques diapositives) était aussi dense que ce que j’ai vu de pire en Chine pendant mes quatre voyages dans ce pays.
On était déjà dans le processus qui allait enlever le train sur le pont de la Baie de San Francisco, pour le remplacer par deux voies de plus sur chacun des deux étages (pour être suivi quelques années plus tard par la construction du BART, le métro de la région de la baie…). J’étais adolescent aux débuts de l’engouement pour l’auto et pour les banlieues, et cela allait finalement constituer un des phénomènes marquants de la société durant toute ma vie.
On connaît les suites, la définition de la société nord-américaine (tout comme celle des autres pays riches) par l’omniprésence de l’automobile et, plus tard, par celle des camions, le tout fonction de la mondialisation qui nous permettait de poursuivre sans trop de préoccupations pour la situation planétaire, tant sur le plan humain qu’environnemental.
Apogée et déclin dans les transports personnels
Je sens que, ici à Québec, nous nous préparons à vivre une sorte d’apogée de cette expérience, alors que la ville représente peut-être la dernière sur le continent à rejoindre l’expérience des transports congestionnés par des parcs automobiles de plus en plus importants comportant des véhicules de plus en plus gros, et les banlieues exigeant ces transports. C’est peut-être une question d’une année ou deux dans la «programmation», mais les difficultés d’accès à une énergie assez abondante et assez bon marché pour faire fonctionner le système me paraissent à nos portes – aussi farfelu que cela puisse paraître au commun des mortels, pour qui tout va bien – et risquent de définir le débat sur le troisième lien, sur la planification de nos transports et, finalement, sur l’avenir de notre société qui va devoir se sevrer de sa dépendance sur l’énergie fossile.
Je ne vois présentement aucune tendance qui suggère que le Québec, quasiment seul sur la planète ayant une telle possibilité, va se doter d’un parc (en diminution? en augmentation?) de véhicules électriques, et l’échéancier est maintenant beaucoup trop court pour le permettre de toute façon. Les trois grands constructeurs américains (Ford, GM et Fiat-Chrysler) planifient l’abandon de toute production de petits véhicules d’ici quatre ou cinq ans, et ces décisions d’affaires me paraissent en conjugaison justement avec la crise qui sera définie par l’absence de l’énergie nécessaire pour ce scénario (sans même parler de la capacité de payer de suffisamment de consommateurs pour que cela marche). L’achat des véhicules de plus en plus gros et de plus en plus chers ici, je soupçonne, s’insère dans ce phénomène…
La diminution de la taille des parcs de véhicules, tout comme celle de la taille de leurs composantes, suivant Pineau, me paraît bien plus probable que la poursuite des scénarios de croissance, mais cela par la force des choses et non par une décision de la société.
Perturbations sociales
Une telle situation pourrait bien engendrer notre version des gilets jaunes, dans un refus d’accepter que nos aspirations – non pas nos besoins – soient contrariées par des contraintes hors de notre contrôle. De mon côté, j’étais frappé de voir le nombre de fonctionnaires fédéraux aux États-Unis – que l’on peut présumer raisonnablement bien payés – qui se montraient, suivant les reportages, à la limite de leur capacité de se maintenir pendant les quelques semaines du shutdown du gouvernement en décembre et janvier derniers. Il était clair – je n’aurais pas dû être surpris – que ces gens vivaient la vie de consommateurs en s’engageant à la limite de leurs chèques de paie, sans épargnes, sans prévisions pour de mauvais moments, sans penser que le système pourrait changer. C’était une autre facette de l’endettement croissant de ces consommateurs pour la partie consommation de leur dépenses, et d’une volonté malsaine de vivre la vie des riches alors que la classe moyenne vit dans des contraintes reconnues par les instances internationales, cela depuis des années.
Il n’est pas évident comment cela pourrait se manifester ici, mais de récents travaux de Nafeez Ahmed, signalés par le réseau de l’économie biophysique, fournit toute une série de lectures qui cherchent à rendre l’inimaginable à cet égard à la portée de nos imaginations. Cela peut débuter avec «Brexit: Stage one in Europe’s slow-burn energy collapse: The Brexit fiasco and French riots are accelerating symptoms of Europe’s earth-system crisis» de décembre dernier, paru dans InsurgeIntelligence, webzine animé par Ahmed.
Ahmed et d’autres nous fournissent des perspectives sur une situation beaucoup plus problématique avec des analyses de la situation au Venezuela. Dans un article du 31 janvier, «Venezuela’s collapse is a window into how the Oil Age will unravel», Ahmed fournit des perspectives beaucoup plus complexes que celles fournies par les médias et remontant assez loin, rejoignant les efforts du FMI d’imposer des approches néolibérales avec leurs ajustements structurels dans les années 1990 et ceux du président Chavez à partir de 2000 pour transformer la situation par une approche socialiste. Le pays, dépendant pour son quotidien presque totalement des revenus de l’exploitation de ses gisements de pétrole, n’avait pas et n’a pas de chance [1].
Perspective de l’économie biophysique
Les interventions d’Ahmed et d’autres cherchent à nous fournir une perspective biophysique sur cet ensemble de problématiques, lié directement à une baisse de l’ÉROI dans les réserves mondiales de pétrole conventionnel, celles du pétrole non conventionnel – sables bitumineux, pétrole lourd du Vénézuela – n’ayant pas d’avenir quand on les regarde de cette façon.
Plus globalement, dans la nouvelle revue de l’économie biophysique, Biophysical Economics and Resource Quality, Michael Dittmar produit deux articles, dont le deuxième en décembre 2017, qui cherchent à prendre en considération l’ensemble des connaissances sur les réserves de pétrole conventionnel ainsi que les tendances dans la production et dans la consommation de ce pétrole, par région et globalement, pour faire des projections.
Le résultat est une nouvelle version du graphique que j’utilise de temps en temps, montrant le déclin inexorable de ce pétrole et cela pendant la prochaine décennie et au-delà.
L’article termine avec une comparaison des travaux sur ces projections en tenant compte de l’ÉROI et les projections de l’Agence internationale de l’énergie. Comme d’habitude, ces dernières présument le maintien de la croissance économique et trouvent le pétrole nécessaire pour la soutenir [2]…
Le tout nous ramène à l’article d’Ahmed sur le Brexit et l’Europe dans un contexte de post-pic du pétrole. Les chantres de la transition énergétique pourraient bien regarder ces articles. Le livre d’Ahmed de 2016, Failing States, Collapsing Systems: Biophysical Triggers of Political Violence, fournit des perspectives plus générales, et matière à réflexion.
Tout cela en pensant au débat (?) mal amorcé sur l’hypothétique troisième lien…
[1] À lire: The Impact of the Decline in Oil Prices on the Economics, Politics and Oil Industry of Venezuela, produit par le Center on Global Energy Policy of Columbia University en septembre 2015. En complément, on peut lire «Oil Reserves in Venezuela» pour se trouver en terrain familier: les réserves de pétrole du Vénézuela, les plus importantes au monde, sont un équivalent de nos sables bitumineux et n’ont pas d’avenir…
[2] Le 12 avril, dans son analyse hebdomadaire au Devoir, Éric Desrosiers se penche sur la problématique du pétrole en Alberta, centrale aux débats pendant la campagne électorale en cours. Entre autres, une référence à un article du Narwhal permet d’en voir le grand portrait, à l’effet qu’il y a beaucoup de raisons de croire qu’il n’y a pas d’avenir pour les sables bitumeux, un reflet de la situation au Venezuela… J’y reviendrai sûrement…
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L’augmentation de la taille des véhicules correspond bel et bien à une crise dans l’industrie automobile. Le nombre de consommateurs capables de s’offrir des véhicules neufs étant en baisse, l’industrie produit des véhicules plus gros et plus coûteux. Ceci ne permet pas d’augmenter le nombre de clients, mais cela permet d’augmenter la valeur des ventes par client et de maintenir à la fois les revenus et les profits des entreprises automobiles, en dépit d’une clientèle en déclin. Bref, c’est une erreur d’interpréter la croissance de la taille des voitures comme du simple «business as usual». Elle masque de graves problèmes structurels.