L’IRIS à la recherche d’un nouveau modèle: le milieu forestier

Ceci est le deuxième d’une série d’articles portant sur Dépossession : Une histoire économique du Québec contemporain publié récemment par l’IRIS. L’objectif est d’essayer de rendre explicites les composantes d’un nouveau modèle que le livre semble pressentir mais ne présente pas explicitement.

 

Forêt : Une histoire d’aliénation, par Pierre Dubois

Brève histoire des conditions de travail en forêt au XXe siècle; Brève histoire de l’économie forestière et du rôle de l’État

Comme ses deux divisions l’indiquent, suivant l’approche de tout le livre, le chapitre fournit une analyse de la situation en foresterie à travers une présentation intéressante de son histoire telle que vécue sur le territoire par les travailleurs, par les industriels et par l’État. Dubois met un accent sur le «constat révoltant» de l’exploitation des travailleurs, faisant une distinction importante ainsi avec l’exploitation forestière, qu’il ne mentionne à peine. «La foresterie a été la voie de prolétarisation de la population rurale d’autrefois» et les suites décrites dans la première section suggèrent que cette situation n’a guère changé.

Une syndicalisation partant des années 1950 a permis des «pas de géant», mais la Loi sur les forêts de 1986 a créé un vide juridique relatif aux conditions permettant la syndicalisation et ses bienfaits pour les travailleurs dans les années précédentes. Le résultat a été l’anéantissement de la syndicalisation (77). Les travaux de reboisement et de sylviculture qui débutent dans les années 1980 finissent par recréer les conditions de travail d’avant la syndicalisation, dont la sous-traitance, et le résultat est que ce sont surtout des immigrants qui travaillent en forêt à ces postes; même la Loi sur les normes de travail n’y est pas respectée.DSC04883

Pour ce qui est de l’histoire de l’économie forestière, Dubois la résume comme celle d’«un monde merveilleux où les profits sont privés et les coûts – sylviculture, protection, voirie, etc. – sont pris en charge par l’État» (81). Il trace l’histoire des entrepreneurs en bois rond et en bois de sciage, d’une part, et de ceux de pâte de bois et de papier, d’autre part. La distinction s’impose dans cette histoire entre les activités en forêt – la foresterie – et les activités de transformation – l’économie forestière. Les entrepreneurs dans la transformation du bois et la fabrication du papier nécessitent le bois comme matière première, mais opèrent dans un monde à part, le monde où il y a du profit à faire.

Une tentative de réforme menée par le ministre Kevin Drummond en 1972 marque un moment important où l’État essaie d’intervenir pour s’assurer de retirer des bénéfices de l’exploitation de ses forêts (90% de la forêt québécoise est publique). Le premier choc pétrolier et d’autres perturbations des milieux économiques ont fait que l’initiative a progressé plutôt lentement, en 1984 ayant repris en main seulement le tiers des concessions allouées aux entreprises privées.

Par contre, l’expérience a créé le secteur du sciage sous le contrôle d’entrepreneurs francophones relativement indépendants des papetières, dont le capital est surtout américain et canadien. Reste que, «à cause de l’absence de volonté politique du gouvernement et du fait du puissant lobbying de l’industrie papetière, les privilèges des industriels demeurent presque intacts» (88). L’étape suivante, avec la Loi sur les forêts de 1986 qui transforme les anciennes concessions en CAAF (contrats d’approvisionnement et d’aménagement forestier) «ne change pas grand’ chose : la gestion du patrimoine forestier public demeure privée» (89). La politique qui en découle «sonne le glas d’une industrie de sciage indépendante» (90), les papetières procédant à l’acquisition des scieries avec leurs capitaux plus importants.

Un nouveau modèle à caractériser

Dubois revient régulièrement et avec raison sur les faibles redevances exigées par l’État et intitule même une sous-section «Des redevances forestières ridicules». Le chapitre passe en revue l’histoire des redevances et montre l’effort du gouvernement, face aux critiques américaines, d’établir le prix du bois (et donc des redevances) sur le marché du bois en forêt privée. Cela n’empêche pas le prix d’être établi par les gros joueurs et les redevances d’être «loufoques» «Ce sont les entreprises privées qui obtiennent la plus grosse part du gâteau. Cette récupération par le privé d’une de nos plus grandes ressources naturelles est selon nous l’un des éléments forts de la dépossession collective subie par la population québécoise» (93-94).

Dubois insiste qu’il est inacceptable que les activités vraiment «économiques», i.e profitables, associées à la transformation soient exclusivement privées. Comme il dit, «des fortunes colossales se sont construites en exploitant la main-d’œuvre et en pillant les ressources forestières du Québec» (97). Cette dépossession est inscrite dans le modèle d’affaires actuel. La nouvelle politique forestière de 2010 introduit de nouveaux éléments dans la façon d’établir les redevances, mais «l’établissement des prix suit de plus en plus une logique du marché» (101).

Les éléments d’un autre modèle ne sont pas proposés explicitement dans le chapitre, comme c’est également le cas pour chapitre sur le milieu agricole. L’analyse présentée aboutit néanmoins à plusieurs éléments de ce nouveau modèle pour le milieu forestier. Que la foresterie reste un secteur d’activité déficitaire sur le plan économique semble une évidence; voir le chapitre sur le secteur dans mon livre sur l’IPV pour les détails. L’obtention d’une rente pour l’exploitation de la forêt publique exige donc d’intégrer l’approche à la foresterie à celle de la transformation et de s’assurer que l’État maintienne un contrôle de l’ensemble des opérations pour pouvoir en retirer des bénéfices.

Dans sa conclusion de deux pages, Dubois suggère qu’une syndicalisation forte et renouvelée est peut-être la solution (104), en pensant à la période où cela a grandement contribué à l’amélioration des conditions de travail des travailleurs. Une telle piste de solution semble s’insérer, pourtant, dans précisément le modèle de développement économique fondé sur le marché que le livre conteste, en cherchant à proposer une alternative. La fin de la deuxième section du chapitre souligne que l’économie forestière a traversé ces dernières années «la pire crise de son histoire» et est confrontée aujourd’hui à «une crise parfaite» (97-98). C’est le moment pour «remettre en question les privilèges consentis aux firmes du secteur forestier», et plutôt que le ressentiment d’un «goût amer» et le sentiment qu’il faut rester vigilant, la crise semble fournir l’occasion pour la reprise en main par l’État (autre que celui en place).

Les modalités de contrôle par l’État

Cette reprise en main doit clairement passer par le contrôle de l’activité économique qui se déroule dans le secteur de la transformation. Yvan Allaire est intervenu à plusieurs reprises lors des débats en 2012 et 2013 sur des changements à apporter à la Loi sur les mines, débats qui découlaient du constat que l’État ne retire presque aucun bénéfice monétaire de l’exploitation minière, copie presque conforme de l’exploitation forestière. Partant d’autres constats à l’effet que les ressources minérales sont non renouvelables, et que leur exploitation représente la diminution du capital nature de la société, Allaire prône une prise de contrôle des opérations qui transforment les entreprises minières en «contractuels» de l’État.

J’en parlerai dans mes commentaires sur le chapitre de Dépossession portant sur le secteur minier, mais les fondements structurels de la crise dans le milieu forestier permettent de prétendre qu’il peut être assimilé au secteur minier dans la recherche d’un nouveau modèle, non pas d’affaires, mais de société. L’exploitation des ressources forestières (pour utiliser le terme que Dubois n’utilise pas) se fait à perte, et en cela ressemble à celle de l’exploitation des ressources minières. Comme dans ce dernier secteur, où la situation est tout à fait analogue, il faut associer le travail de l’extraction (terme clé pour Tremblay-Pepin dans ses textes d’encadrement du livre) avec celui de la transformation. Les deux font un ensemble évident, et il est temps que les intervenants au Québec, dont des groupes comme Nature Québec qui suivent le dossier forestier de près et cela depuis des décennies, s’obligent à intervenir dans l’économie forestière directement et modifie la longue tradition où ils mettaient l’accent presque exclusivement sur l’état de la forêt elle-même.

Le nouveau modèle exigerait que l’État ait une plus grande place décisionnelle en relation avec la valeur ajoutée que l’exploitation de la forêt peut représenter, plutôt que de céder cela en pure perte (sauf pour les emplois, comme ailleurs dans le monde où on appelle de telles sociétés des républiques de banane). Comme Dubois (et l’IRIS) proposent implicitement, il ne faut peut-être pas sortir cet effort complètement de la logique du marché, mais il faut dompter la bête en insistant sur l’idée d’un «bénéfice raisonnable» fourni par le marché, conjugué à l’intérêt public par rapport aux retombées globales de l’exploitation d’une ressource qui est publique.

Cette reconnaissance fournirait l’argumentaire pour un nouveau modèle où la société qui fournit la matière première, à perte, exigerait en forêt des conditions de travail et d’aménagement qui éliminent en grande partie les externalités sociales et environnementales. L’intégration du coût de ces externalités est refusée par l’entreprise privée mais devient une nécessité et une évidence si c’est l’État qui gère l’ensemble. Allaire aborde la question des bénéfices monétaires avec un principe de base: on garantit aux entrepreneurs un profit raisonnable (qu’il établit dans le détail) mais tout bénéfice supplémentaire est repris par l’État en très grande partie (qu’il propose d’imposer à 80%).

Comme dans le milieu agricole, l’intégration dans le bilan et dans les activités mêmes des coûts et des exigences des contraintes sociales et environnementales risque de réduire les bénéfices ultimes des «immenses ressources» dont parle Tremblay-Pepin dans son Introduction, cela en faveur d’un modèle de développement qui pourrait favoriser de nouveau les travailleurs et les communautés en milieu forestier et accepter que les contraintes du marché changent les décisions concernant les opérations de transformation que cela suit en matière de bois de sciage ou de papier. Ultimement, dans le cas contraire, il y a peut-être lieu d’abandonner complètement l’exploitation de la forêt et des travailleurs et chercher de nouveaux usages de cette ressource en transformant le voeu d’une importante syndicalisation en une prise de contrôle tout court des opérations à des fins sociales.

La «crise parfaite» en cours constitue possiblement, comme dans le milieu agricole, l’occasion pour une transition qui sera presque imposée. Il est clair qu’elle ne viendra pas de décideurs comme les nôtres qui tiennent mordicus au maintien du modèle dépassé.

 

 

 

 

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