Mauvais choix d’objectif

Pendant les années 1990, je collaborais avec un autre membre de la Table ronde nationale sur la question des coûts des changements climatiques. Lui, président d’une compagnie de réassurance agricole, compilait les données de la Swiss Re et, à l’occasion, intervenait pour réduire les dommages occasionnés par la grêle dans les prairies. Au fil des ans, nous avons vu les coûts monter dramatiquement au Canada, tout comme les dommages, et après un certain nombre d’années, nous avons abandonné le suivi de la situation, qui paraissait déjà hors de contrôle.

Le Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat (le GIEC) nous fournit des pistes et des projections sur la situation depuis trente ans maintenant, et les gens qui suivent ces rapports sont obligés de constater la même chose : la situation s’empire constamment et est à toutes fins pratiques hors de contrôle. Éric Desrosiers, journaliste à l’économie au Devoir, est parmi ces gens, et il vient de consacrer son analyse hebdomadaire à la situation décrite par une fuite du GIEC, et son constat semble rejoindre celui des autres, que nous atteignons le point de non-retour. La rédactrice en chef du journal, Marie-Andrée Chouinard, a repris l’analyse le lendemain en allant au plus général. Son éditorial, «Pour éviter le pire», n’entre pas dans la longue série de réflexions sur la situation en offrant des scénarios pour sortir de la crise, mais constate avec son titre que c’est trop tard, que nous devons aujourd’hui chercher à éviter le pire, et non à établir les assises pour en sortir.

L’objectif des pays riches est de maintenir les modes de vie actuels, en les adaptant aux exigences des réductions, entre autres (et cela seulement en principe) en rendant le transport électrique. Cela ne soulève même pas le fait que probablement les deux tiers de l’humanité n’ont même pas la possession d’un véhicule personnel dans leurs visées. Y penser démultiplierait le défi déjà colossal, même si l’on peut penser que les pays riches pourraient poursuivre sans trop de problèmes comme depuis des décennies et ne pas tenir compte de cette inégalité dans les modes de vie.
https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1120836/caa-quebec-dix-solutions-congestion-routiere

Desrosiers commence assez raide, en partant des nouveaux engagements du gouvernement canadien pour des réductions des GES de 40% à 45% d’ici 2030 (cela par rapport à 2010, point de référence en changement constant, alors que la référence pour le GIEC, beaucoup plus exigeante, est toujours 1990). Desrosiers cite Yves Giroux, le Directeur parlementaire du budget, dans un nouveau rapport:

L’ampleur et la vitesse des changements nécessaires [pour atteindre ce nouvel engagement] rendront sa réalisation difficile. Le problème n’est pas tant le manque de solutions vertes disponibles, il y explique, mais il faudrait entre autres qu’environ la moitié des ventes de véhicules neufs soient des véhicules «zéro émission» dès l’an prochain. Il faudrait aussi que les propriétaires de bâtiments soient soudainement pris d’une urgente envie de remplacer leurs systèmes de chauffage par des thermopompes et les industries d’un irrépressible désir de conversion aux petits réacteurs nucléaires modulaires.

Desrosiers poursuit, avec d’autres références:

Près de la moitié des réductions de GES qui doivent mener à la carboneutralité d’ici 2050 devront venir de technologies qu’il reste encore à trouver, a admis l’émissaire américain pour le climat, John Kerry. Il faudrait aussi construire l’équivalent du plus grand parc solaire au monde, chaque jour, au cours des 30 prochaines années, a estimé pour sa part l’Agence internationale de l’énergie, ainsi que dix installations de captage du carbone par mois à compter de 2030 alors que le monde n’en compte actuellement que 26.

Un défi colossal…

Tous ces calculs, toutes ces projections, s’insèrent dans une volonté de maintenir les modes de vie actuels (cela en laissant à d’autres interventions des réductions des inégalités qui font, par exemple, que les deux-tiers de l’humanité ne pensent même pas à l’idée d’avoir une auto), parce que l’alternative est inimaginable. Pourtant, un regard sur les implications de tous ces gestes visant à maintenir nos modes de vie de bute rapidement à d’autres constats tout aussi inimaginables :

Desrosiers en est conscient, et cite d’autres sources. Il semble être rendu au constat de nous deux à la Table ronde il y a pus de 20 ans…

Mais voilà. A-t-on vraiment le choix ? Si même un succès partiel de la lutte contre le réchauffement climatique coûtera horriblement cher, ce n’est rien en comparaison des coûts économiques, écologiques et humains du statu quorappelait pour une énième fois une étude du géant de la réassurance Swiss Re en avril

Et me voilà moi-même à un retour dans le passé dans la réflexion, et un retour à mon livre Trop Tard qui, suivant les projections du Club de Rome dans Halte à la croissance, nous mettait devant l’effondrement aux alentours de 2025. J’ai recommencé mes articles pour le blogue avec une référence à la récente publication d’Yves Cochet, Devant l’effondrement, dans la foulée des travaux sur la collapsologie; le document du GIEC ne nous en éloigne pas.

Ce qu’il y a à ajouter à ces réflexions est le fondement des analyses des collapsologues, le fondement de Halte, soit que la source des changements climatiques est notre recours aux énergies fossiles et que ce qui se passe de ce côté-là est peut-être plus dramatique que ce qui se passe du côté du climat. J’ai fait une mise à jour sur la situation par rapport au pétrole conventionnel pour suggérer que le déclin de cette énergie, qui est au cœur du fonctionnement de nos sociétés, est toujours à projeter suivant les projections du Club de Rome de 1972. Nous faisons face à l’effondrement beaucoup plus tôt que ce qui est imaginable en ce qui a trait aux changements climatiques…

Près de chez nous: The Green New Deal

 On Fire: The Burning Case for a Green New Deal a été publié par Naomi Klein en 2019, à la suite de son livre Tout peut changer (This Changes Everything) de 2014. Dans ce récent livre, elle a misé sur le parti travailliste dans la Royaume Unie, qui a subi une défaite historique par la suite. Reste à voir le sort qui sera réservé à une autre cible de Klein, le Green New Deal aux États-Unis, actuellement dans une version proposée par la nouvelle administration Biden pour combler la «décennie zéro» inscrite par Klein en 2014. C’était comme une sorte de fin, pour elle, des efforts pour gérer les défis contemporains (surtout, celui des changements climatiques). La décennie achève

Le projet de loi sur les infrastructures fournit une idée de ce qui pourrait être fait pour se mettre en mode «transition» aux États-Unis. Il est en discussion dans la législature américaine depuis des mois, et fait partie de l’approche d’ensemble de l’administration Biden qui cherche entre autres à mettre en branle une transformation de l’économie américaine pour qu’elle se libère de sa dépendance aux énergies fossiles. Si la transformation de mettait en place, ce serait ce que Klein recherche, mais il faut reconnaître qu’il s’agit d’une intervention des démocrates, que les congrès est divisé presque 50-50 et qu’il n’y a aucun espoir que les républicains aillent en ce sens. Les travaux sont fondés, entre autres, sur l’étude de Princeton et al publiée le 15 décembre 2020 (il comporte quelque 350 pages).

Philippe Gauthier en a fait un portrait en fournissant ses critiques et préoccupations par rapport à cet travaux. Je les résume ici, sans rentrer dans le rapport lui-même.

Ce genre de plan dépend largement des hypothèses de départ, qui sont ici très optimistes. Est-il vraiment raisonnable d’espérer zéro émissions nettes avec un mix énergétique reposant encore jusqu’à 38 % sur les carburants fossiles?

L’étude évalue des scénarios de transition qui se distinguent surtout par le rythme de l’électrification et par un recours plus ou moins massif aux technologies de capture et de séquestration du carbone (CCS). Les coûts financiers sont au cœur de ces scénarios.

La séquestration sous le sol (CCS), soit en l’absorbant dans de la biomasse (BECCS) soit en le retirant directement de l’air ambiant avant de le stocker sous terre (DAC), représente de bien belles techniques sur le papier, mais qui n’ont pas fait leurs preuves à grande échelle. Mais peu importe! Elles permettent aux chercheurs de Princeton de promettre un monde où l’on brûlera une abondance de carburants fossiles tout en ramenant les émissions à zéro.

De manière générale, les scénarios misent sur une augmentation rapide de la capacité solaire et éolienne, de même qu’un recours accru a la biomasse.

Détail à noter, les batteries occupent peu de place dans ces plans. C’est essentiellement l’hydrogène qui permet de gérer l’intermittence et les variations saisonnières.

Pour réduire les coûts de la transition, on suppose que les équipements polluants ne sont remplacés qu’en fin de vie. On tient compte du fait que des technologies comme les véhicules électriques et les pompes à chaleur utilisent moins d’énergie que les moyens actuels pour atteindre les mêmes résultats. On tient aussi compte du coût relativement élevé de l’abandon des carburants liquides.

On mise aussi sur de sérieux gains d’efficacité. Au final, l’intensité énergétique de l’économie américaine (la quantité d’énergie utilisée pour produire une unité de PIB) s’améliore de 1,7 à 3,0 % par année, selon les scénarios. Ceci paraît optimiste, dans la mesure où ces gains sont actuellement d’à peu près 1% par année. 

Le déploiement de l’énergie solaire s’accélère dans tous les scénarios, sauf un, où il se poursuit au rythme actuel. On estime que la capacité éolienne va tripler d’ici 2030, alors que la capacité solaire va quadrupler. On parle ici de parcs à l’échelle commerciale, pas de déploiements sur les toits. En 2030, les États-Unis devraient déployer chaque année plus d’énergie renouvelable que la Chine. La manière dont ces objectifs seront atteints fait l’objet de très peu de discussion. 

Ces projections reposent sur l’hypothèse que le prix du pétrole et du gaz va rester peu élevé.

Jusqu’ici, les scénarios proposés paraissent assez raisonnables (c’est Gauthier qui le dit). Le tableau se complique lorsqu’on mesure la part de la biomasse et de l’hydrogène. 

Dans l’ensemble, cette partie apparaît assez faible. Pour fonctionner, l’un des scénarios nécessite beaucoup plus de biomasse que ce qui est réellement disponible.

 L’utilisation de carburants fossiles et d’hydrogène basé sur les fossiles ou la biomasse reste importante dans le plan. Les émissions de CO2 pourraient encore atteindre 1,8 milliard de tonnes en 2050. On espère éliminer ce carbone après coup par un recours massif au stockage géologique et par la production de carburants de synthèse. Il s’agit là de la partie la plus fragile du plan, à mon avis.

Une critique en bonne et due forme de ces hypothèses dépasserait largement le cadre de ce blogue. Il suffira de rappeler que jusqu’ici, les rares essais de capture et de séquestration du CO2 n’ont eu lieu qu’à une échelle réduite et qu’ils ont rarement été concluants. La technologie fonctionne, mais elle est malcommode, ne capture pas 100% des émissions et s’avère beaucoup plus coûteuse que prévu. Le plan repose, sans base formelle, sur l’idée que ces coûts vont diminuer. De plus, on ne sait pas très bien qui doit payer pour ce service.

Le plan ne s’interroge pas du tout sur la capacité de l’industrie minière à fournir les matériaux nécessaires et sur celle de l’industrie manufacturière à les transformer en panneaux solaires et en éoliennes en temps voulu. La question de l’approvisionnement en batteries est à peine évoquée elle aussi. 

Les deux formes d’énergie sont intimement liées dans cette étude, parce qu’on présume qu’une bonne partie de la biomasse sera utilisée pour produire de l’hydrogène – et que le carbone libéré par cette transformation sera capturé et séquestré de manière permanente à coût modéré.

Cette hypothèse commode (et très contestable) permet de présenter la biomasse comme une manière de compenser les émissions des carburants fossiles toujours présentes dans les divers scénarios. À l’horizon 2050, 100% de la biomasse disponible (résidus agricoles et forestiers) serait utilisée pour produire des carburants. Dans certains scénarios, il faudrait aussi convertir plus de terres agricoles à la production de biomasse, par exemple plus de maïs pour produire de l’éthanol.

Détail remarquable, il n’est pas beaucoup question de biogaz. Cette décision n’est pas formellement expliquée, mais semble être motivée par le désir de séquestrer le carbone. Le biogaz serait donc séparé en ses deux composantes, carbone et hydrogène. Le premier serait stocké, le second, utilisé tel quel ou sous forme de carburants de synthèse. Le gaz naturel fossile serait aussi converti en hydrogène, un procédé qui est présenté comme peu émetteur dans la mesure où le CO2 émis serait stocké. Des technologies non éprouvées à grande échelle (pyrolyse de la biomasse, Fischer-Tropsch renouvelable) jouent un rôle important dans ces plans.

Il est à noter que le plan ne propose pas de stockage de l’électricité par batterie, hormis dans les véhicules électriques. La gestion de l’intermittence est assurée par le stockage sous forme d’hydrogène ou d’autres carburants, qui sont ensuite reconvertis en électricité au besoin. La quantité de carburant nécessaire sur une base horaire ou saisonnière ne fait l’objet d’aucune évaluation.

J’inscris ces réflexions au long parce qu’elles fournissent une vision d’ensemble des approches nécessaires – en notant l’absence de recours à des batteries – pour même penser à une transition. Cela est dans le contexte où tous les scénarios aboutissent en 2050 avec un recours plus ou moins important aux énergies fossiles dans le portrait d’ensemble. En fait, et pour le mettre simplement, il n’est pas envisageable de penser maintenir les activités économiques actuelles en visant à remplacer les énergies fossiles par des énergies renouvelables.

Autrement dit, nous sommes déjà dans une situation où il nous fait envisager des réductions dans notre utilisation de l’énergie et, presque par conséquent incontournable, dans notre mode de vie. Par ailleurs, on doit penser à tout un ensemble d’autres interventions visant à éliminer (au moins, réduire de façon importante) les inégalités entre pays, voire à l’intérieur de pays comme les États-Unis, alors que ces inégalités semblent plutôt structurelles en regardant le système que le plan Biden cherche à modifier. 

Une nouvelle société s’impose

Bref, l’effort de mettre de l’avant le Green New Deal, avec ses options, nous met devant la nécessité de sortir du cadre de la «normalité» qui constitue pourtant presque l’unique approche dans l’ensemble des sociétés.

Il n’y a presque pas de pays ou d’organisation qui n’est pas dans le processus de préparer la «transition énergétique». Presque sans exception, l’effort vise à remplacer les systèmes énergétiques actuels par des systèmes fondés sur les énergies renouvelables. Nulle part ou presque on ne voit impliquée une réduction de la consommation totale de l’énergie comme objectif complémentaire. The Green New Deal, dont on parle maintenant depuis quelques années, rentre dans une telle perspective, et les interventions de la nouvelle administration Biden dans ce domaine semble adopter la même approche. Cela fait quand même des années que nous voyons assez clairement que les avancées des énergies renouvelables ne permettent nullement de les voir capables de remplacer, en qualité et en quantité, les énergies fossiles. Gail Tverberg fait des billets sur ce thème depuis longtemps. En fait, cette tendance de fond fait partie de l’adhésion au modèle économique visant la croissance et incapable de penser en d’autres termes, y ajoutant la confiance extrême dans la technologie pour rendre le tout cohérent. 

En fait, nous sommes rendus au devoir de constater que nous ne pourrons pas atteindre nos objectifs en matière d’émissions de GES. L’alternative est de cibler des objectifs visant à réduire notre consommation de matières premières et d’énergie, ce qui comporte d’emblée un changement plutôt radical dans notre mode de vie. Ce n’est pas pour demain des orientations sociales et politiques en ce sens…

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Trop tard? Une mise à jour

Dans son récent commentaire, Raymond Lutz se montre un peu irrité par des échanges sur mes sources, voire sur des détails en ce qui concerne l’ÉROI et autres thématiques. Bien que certains détails soient vraiment secondaires, Lutz fait référence au propos de base de mon livre (p.145) à l’effet qu’il est trop tard pour chercher à maintenir la vie que nous avons connue depuis des décennies. Ce qu’il faut souligner à cet égard est que le propos est fondé sur des projections de l’Agence internationale de l’énergie (AIÉ).

À cet égard, j’y souligne le rôle de l’économie biophysique pour une meilleure compréhension de ls situation planétaire, mettant un accent sur notre énorme dépendance à l’énergie. J’y ai souligné également le déficit dans les projections de la demande par rapport à la production prévue. Le déclin envisageable dans la production de pétrole conventionnel rejoint les projections du Club de Rome de 1972, aboutissant à un effondrement de la société.

Lors d’un panel virtuel organisé par des étudiantes des HEC en mars 2020 et où siégions Philippe Gauthier et moi-même, il est devenu clair que Gauthier mettait en cause mon propos de base. Dans une communication personnelle, iI m’informe que «depuis [2019], l’agence [l’AIÉ] s’est ressaisie et parle maintenant d’un «pic de la demande», plutôt que de l’offre. Il faut aussi observer que le pic proposé n’est suivi d’à peu près aucun déclin jusqu’en 2040 au moins.»: selon lui, un approvisionnement en pétrole conventionnel peut donc être envisagé jusqu’au moins 2040, le temps pour entamer et réussir une transition.

Ceci met en question ma propre analyse et ses fondements.

La page référencée par Tainter et Patzek n’existe plus, et il faut consulter le rapport-même de l’AIÉ, World Energy Outlook 2008 (p.250)

Les projections de l’AIÉ dans le graphique remontent donc à des données de 2008, et il faut les mettre à jour. En février 2019, Matthieu Auzanneau, directeur du Shift Project de Jean-Marc Jancovici, a fait une présentation, à partir des données de l’AIÉ datant de 10 ans plus tard, sur les perspectives peu reluisantes en ce qui concerne l’approvisionnement en pétrole (conventionnel); une portrait général est fait au début, même si la présentation cible en particulier la situation à laquelle se confronte l’Europe.


The Shift Project revient à la question en mars 2021 dans une analyse The European Union Can Expect to Suffer Oil Depletion by 2030, cette fois en ayant recours aux travaux de Rystad. Les responsables du Project semble manquer de confiance dans le travail de l’AIÉ, mais le recours à Rystad ne règle pas les questions.

Il semble que les nouveaux projets en pétrole conventionnel qui seraient requis, selon l’AIÉ, pour éviter un déclin de l’approvisionnement d’ici 2025, ne sont pas prêts à être mis en œuvre; de même, la production de pétrole non conventionnel ne semble pas en mesure de doubler son niveau de 2017, encore moins le tripler, comme projetée par l’AIÉ.

Les figures 5, 6 et 7 montrent les tendances dans la production globale de carburants fossiles de 2000 à 2030 (tel que projeté par Rystad à partir de 2020).

La figure 6 [non incluse ici] fait une distinction entre le pétrole conventionnel et l’ensemble des types de pétrole non conventionnel. Elle confirme que la production de pétrole conventionnel a eu son pic en 2008; elle montre un déclin de -4,4% de 2008 à 2019 et s’attend à un autre déclin de -0,9 pour la période de 2019 à 2030. Tenant compte de l’amplitude limitée de ces variations, la tendance peut aussi être décrite comme un plateau ondulant de 2004 à 2018, suivi d’un autre plateau ondulant, un peu plus bas, pour la période après 2019.

Peu importe, on s’attend à ce que la production ne dépassera jamais le niveau du pic de 2008, incluant la période après 2030, selon et Rystad et l’AIÉ.

Ces figures constituent une présentation du travail de l’AIÉ à travers les analyses de Rystad. La figure 5 donne la production du pétrole conventionnel en 2030 comme étant égale à celle en 2000, et la partie bleu pâle, voire une partie du vert de mon graphique, sont comblées. 

La figure 7 montre aussi que, seulement pour maintenir la production [de toute la production de pétrole liquide] au niveau de 2019 (96.5 Mb/j), le tiers de la production actuelle (2019) doit se voir substitué d’ici 2030. Ce déclin par rapport à la production actuelle qui doit avoir lieu pendant la prochaine décennie est de 31,7 Mb/j, équivalent à la capacité de production actuelle combinée des États-Unis, de l’Arabie saoudite et de la Russie, les trois plus importants producteurs dans le monde.

Pour atteindre le niveau de production totale de 103,6 Mb/j projeté pour 2030, environ le quart de ceci (23 Mb/j) doit venir de découvertes passées (le vert) ou de découvertes possibles à venir (bleu). Le potentiel de développement actuel de ces découvertes est par sa nature même problématique, cela d’une perspective aussi bien économique que géologique. À partir de 2023, la capacité de maintenir la production dépend du développement actuel des découvertes passées et, à partir de 2026, du développement de découvertes futures possibles.

De ces 23,6 Mn/j conjecturales de nouvelle capacité de production, 70% devra venir de pétrole non conventionnel ou de liquides de gaz naturel de puits non conventionnel : c’est la figure 8.

(op. cit., pages 10-14)

En effet, la figure 8 est une variante de celle de l’AIÉ de 2008, en suggérant que presque tout le manque à gagner va être trouvé. Pour le Shift Project, par contre, devant les énormes enjeux esquissés, c’est plutôt inconcevable qu’il n’y ait pas de déclin assez important dans la production de pétrole conventionnel d’ici 2030. Gauthier doit se trouver parmi les optimistes à cet égard, contrairement au Shift Project de Jancovici.

En 2019, Yves Cochet a publié le livre que j’ai mis en évidence dans le dernier article, Devant l’effondrement. J’étais surpris d’y voir – pour un Européen – sa présentation de l’économie biophysique (presque inconnue en dehors des États-Unis, où Charles Hall et Kent Klitgaard en développent ses implications) comme clé pour son analyse aussi. Il y suit dans son chapitre 3 les concepteurs de cette économie en insistant sur l’importance cruciale de l’énergie dans la compréhension de la situation (bis). Les sections se suivent: le peak oil; le rôle des rendements énergétiques (les ÉROI) de différentes exploitations; l’impossible découplage de l’économie de ses fondements dans le monde matériel (contrairement aux conceptions de l’économie néoclassique).

Ces analyses semblent clairement rejoindre celle de Trop Tard de 2017, où je suggère que l’effondrement de Halte à la croissance, que j’ai en tête depuis presque 50 ans comme guide bien orienté, est en préparation.


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Nos risques avec l’énergie

Dans mon livre de 2017 Trop Tard, j’ai souligné le rôle de l’économie biophysique pour une meilleure compréhension de la situation planétaire. J’y ai souligné également le déficit dans les projections pour la demande par rapport à la production prévue, selon les données de l’Agence internationale de l’énergie (l’AIÉ) en 2008. Joseph Tainter et Tadeusz Patzek en ont examiné les implications dans leur livre de 2011 Drilling Down : The Gulf Oil Debacle and Our Energy Dilemma. Un graphique de ce livre, que j’ai reproduit dans le mien, rend presque dramatique celles-ci.

Figure 1

En 2019, Yves Cochet a publié le livre que j’ai mis en évidence dans le dernier article, Devant l’effondrement. J’étais surpris d’y voir – pour un Européen – sa présentation de l’économie biophysique (presque inconnue en dehors des États-Unis, où Charles Hall et Kent Klitgaard en développent ses implications) comme clé pour son analyse aussi. Il y suit dans son chapitre 3 les concepteurs de cette économie en insistant sur l’importance cruciale de l’énergie dans la compréhension de la situation. Les sections se suivent : le peak oil; le rôle des rendements énergétiques (les ÉROI) de différentes exploitations; l’impossible découplage de l’économie de ses fondements dans le monde matériel (contrairement aux conceptions de l’économie néoclassique).

En février 2019 [1], Matthieu Auzanneau, directeur du Shift Project de Jean-Marc Jancovici, a fait une présentation, à partir des plus récentes données de l’AIÉ, des perspectives en ce qui concerne l’approvisionnement en pétrole (conventionnel); la présentation est générale, mais cible en particulier la situation à laquelle se confronte l’Europe. Encore une fois, la question d’un déclin dans notre approvisionnement en pétrole conventionnel nous met devant le risque d’effondrement qui est le sujet du livre de Cochet. En septembre 2020, une étude du Shift Project présentait une sorte de mise à jour [2].

Énergie ou émissions?

Ces analyses se situent dans un contexte où tous les décideurs de la planète, l’ensemble des scientifiques, portent leur attention sur les changements climatiques, dont l’effort de rendre l’Accord de Paris d’une certaine utilité alors que ses objectifs sont sérieusement déficients. Il n’y a presque pas de pays ou d’organisations qui ne sont pas dans le processus de préparer la « transition énergétique ». Presque sans exception, l’effort vise à remplacer les systèmes énergétiques actuels par des systèmes fondés sur les énergies renouvelables. Nulle part ou presque on ne voit impliquée une réduction de la consommation totale de l’énergie comme objectif complémentaire. The Green New Deal, dont on parle maintenant depuis quelques années, entre dans une telle perspective, et les interventions de la nouvelle administration Biden dans ce domaine semblent adopter la même approche. Une des principales sources des scénarios, et d’un ensemble des informations, semblent venir de Net-Zero America, un rapport de décembre 2020 d’un groupe basé à Princeton.

Dans son tout récent article sur son blogue, Gail Tverberg souligne la taille du défi avec un graphique et procède, dans le détail, à développer le thème de l’article, qui s’intitule How the World’s Energy Problem Has Been Hidden.

Figure 2

En résumé, son constat est :

Scientists modeled the wrong problem: a fairly distant energy problem which would be associated with high energy prices. The real issue is a very close-at-hand energy shortage problem, associated with relatively low energy prices. It should not be surprising that the solutions scientists have found are mostly absurd, given the true nature of the problem we are facing.

Elle illustre la situation avec un graphique, qui résume justement le rôle de l’énergie. Elle permet un certain niveau de vie (le bleu) et tout surplus d’énergie génère une amélioration dans ce niveau de vie (le rouge). Le rouge est aujourd’hui disparu et bleu est en déclin. Disons que c’est image de l’effondrement.

Figure 3

En effet, et pour moi c’est la première fois qu’elle est aussi explicite, Tverberg rejoint avec cet article nous les collapsologues. Le défi énergétique actuel, dit-elle, ressemble à celui qui a abouti à la Première guerre mondiale, à la Grande dépression et à la Deuxième guerre mondiale… Ses sources pour les questions d’énergie sont le Statistical Review of World Energy 2020 de BP et le Global Energy Review 2021 de l’AIÉ. Elle aborde la question dans le cadre de préoccupations pour des limites auxquelles nous nous approchons, en eau potable, en production alimentaire et, à la source de nombre de ses problèmes avec des limites et l’implication, dans nombre d’eux, d’une énergie qui est en train de manquer, en termes per capita et en termes absolus. Elle va jusqu’à suggérer que le rôle dominant du véhicule personnel pourrait bien être en déclin d’ici seulement cinq ans…

Cela fait quand même des années que nous voyons assez clairement que les avancées des énergies renouvelables ne permettent nullement de les voir capable de remplacer, en qualité et en quantité, les énergies fossiles (voir la Figure 2 pour une idée du défi). Tverberg fait des billets sur ce thème depuis longtemps. En fait, cette tendance de fond fait partie de l’adhésion au modèle économique visant la croissance et incapable de penser en d’autres termes, y ajoutant la confiance extrême dans la technologie pour rendre le tout cohérent. Chez nous, dans un récent article du Devoir, Gaétan Lafrance, expert dans le domaine des énergies pendant une carrière qui a couvert plusieurs décennies, ouvre le bal en soulignant que «les cibles nord-américaines sont ridicules et imaginaires».

En référence indirecte à la présentation d’Auzanneau mentionné plus haut, et en reconnaissance des énormes contraintes en termes d’un approvisionnement en énergie dans les prochaines années auxquelles fait face l’Europe, Lafrance note :

les cibles de la COP21 proposées par la plupart des pays européens sont crédibles parce qu’en gros ces pays ont respecté leurs engagements passés, dont ceux de Kyoto. Ils y ont cru dès le départ en investissant massivement en R et D, pour le développement de l’éolien par exemple. La réglementation a fortement été utilisée pour forcer les consommateurs à choisir la meilleure technologie et augmenter l’efficacité énergétique dans les bâtiments. La guerre contre le charbon existe depuis longtemps. Récemment, ces pays se sont engagés à interdire le moteur à combustion dans les villes d’ici 2040 au plus tard. L’électrification des transports n’est pas qu’un slogan, ça a commencé par le train il y a fort longtemps. L’étalement urbain a également été jugulé grâce à des lois puissantes.

Il conclut en soulignant que «l’exagération ne sert personne. Le combat contre les changements climatiques est une affaire d’État qui concerne un grand nombre d’acteurs. La dépolitisation, la rigueur et l’humilité, comme on a fait preuve en partie avec la pandémie de la COVID-19, seraient certainement des facteurs plus pertinents à considérer.»

Lafrance est parmi les analystes, comme Éric Pineault, qui pensent toujours que la «transition» est possible. Pineau cite quand même Yves-Marie Abraham, bien connu pour son rejet de la croissance identifiée comme fondement de tout le système. Abraham, pour sa part, est intervenu récemment aussi:

Une « relance verte », cela n’existe pas et cela ne peut exister. Que signifie cette expression ? Elle désigne en l’occurrence un soutien étatique à la croissance économique, c’est-à-dire à la production et à la vente de marchandises sur le territoire canadien, mais orienté de telle sorte que cette croissance n’implique pas en principe de nouvelles dégradations sur le plan écologique. Or, nous savons aujourd’hui que ces deux objectifs sont contradictoires.

Abraham note la contradiction dans des aperçus des activités prévisibles, dans les économies canadienne et québécoise, en soulignant que «la catastrophe écologique en cours ne fera que reprendre de plus belle. Il n’y aura donc pas de «relance verte» ou «propre». Tant qu’à parler de catastrophe, le plan Biden nous offre une idée plus englobante de ce qui se propose, dans le déni de la situation et de l’obligation d’abandonner la lubie de la croissance. J’y reviendrai.


[1] Dans une communication personnelle, Philippe Gauthier semble remettre en question l’analyse d’Auzanneau en m’informant que «depuis, l’agence s’est ressaisie et parle maintenant d’un «pic de la demande», plutôt que de l’offre. Il faut aussi observer que le pic proposé n’est suivi d’à peu près aucun déclin jusqu’en 2040 au moins…» J’imagine que ce changement d’approche n’a quand même pas comporté un changement dans les données de 2019 mais plutôt dans les interprétations et dans les projections…

[2] Le Shift Project a publié une sorte de mise à jour de ce scénario en septembre 2020. Il s’agit de The European Union Can Expect to Suffer Oil Depletion by 2030. Il précise: De 2019 à 2030, le volume total produit par ceux qui approvisionnent l’UE actuellement va vraisemblablement diminuer jusqu’à presque 8%, selon une analyse qui fournit un niveau de détail qui n’était pas disponible jusqu’ici par aucune étude publique; ce rapport est fondé surtout sur des estimés de la capacité de production de brut globale fournis par une agence de surveillance norvégienne, Rystad Energy.

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Retour à l’anormal?

Cela fait un an que j’ai alimenté le blogue pour la dernière fois. En bonne partie, mon absence était due à la maladie, mais une partie de cette absence tenait de mes difficultés à voir clair dans ce qui se passait et, surtout, à ce qui allait se passer. Ces difficultés sont reflétées dans cette première (longue) intervention de ma part depuis un an, où je fais part de mon sens qu’il n’y a pas grand’ monde qui intervient dans le sens de l’anormal d’Alain Deneault (voir plus bas). Je n’ai pas suivi tout ce qui se passait, tout ce qui s’écrivait, et j’offre les réflexions ici, en partie, comme invitation aux lecteurs de compléter ma courte bibliographie et la réflexion elle-même. J’ai l’impression que ce sont les Français, dont Pablo Servigne, avec son Comment Tout peut s’effondrer : Petit manuel de collapsologie de 2015, et Yves Cochet, avec Devant l’effondrement : Essai de collapsologie, de 2019 qui cherchent à pousser sur le sens de l’anormal, connu depuis le livre de Servigne, non autant comme la décroissance, mais comme la collapsologie. Je me dirigeais en ce sens lors de mon départ du bureau du Vérificateur général au début de 2009, mais cela a nécessité les Français pour m’aider à avancer dans la réflexion.

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Depuis deux ans, et mis en exergue par la pandémie dans mes propres réflexions, deux de mes sources préférées (et cela depuis des décennies) ont signalé une source d’alarme par la publication d’un nouveau livre. Jared Diamond a publié en 2019 Upheaval : How Nations Cope with Crisis and Change, une sorte de suite à Collapse : How Societies Choose to Fail or Succeed (2005) avec un titre évoquant la thématique de l’effondrement de l’original de 2005.  La table avait été mise en 1997 avec Guns, Germs and Steel : The Fates of Human Societies. Finalement, le livre n’avance pas la réflexion, et cela est signalé par le court texte de Wikipedia qui en parle.

Moisés Naím of The Washington Post states : « In the same way that his previous and far more rigorous work, Guns, Germs, and Steel, suffered from an excessive reliance on geography to explain complex, multidimensional events, Upheaval suffers from an overreliance on psychology. But in some ways, it doesn’t matter. Though the analysis stumbles, the virtues of Diamond’s storytelling shine through. Ignore his attempts to force the therapeutic 12-step onto history. Ignore also his correct but unsurprising musings about the dangerous threats facing humanity (nuclear weapons, climate change, resource depletion and inequality). Instead, let this experienced observer with an uncanny eye for the small details that reveal larger truths take you on an expedition around the world and through fascinating pivotal moments in seven countries. Upheaval works much better as a travelogue than as a contribution to our understanding of national crises. »

Colin Kidd of The Guardian writes : « Diamond’s methods – drawing direct parallels between personal and national trauma, and between the psychology of individuals and the character of nations – are not those practised by historians, who tend to emphasise the particularity of circumstance and the intricate unrepeatability of events. Diamond nonetheless plots in counterpoint the various predicaments he discusses, alert, in as non-deterministic a mode as he can manage, to the open textures of historical possibility. The prophet spares us chiselled commandments, but we have been warned. »

Finalement, Diamond se trouvait confronté à écrire un livre sur la société moderne face à l’effondrement ou un livre qui abandonnerait cette entreprise et qui poursuivrait la réflexion de 2005. Il a choisi la deuxième option, et le lecteur se trouve figé dans le temps de la réflexion.

Thomas Homer-Dixon a contribué d’importantes, et très différentes, analyses de cet ensemble de phénomènes qui marquent le monde contemporain. Après des interventions mettant en relation la complexité de la situation, il a formulé une vision plutôt globale de la situation dans The Ingenuity Gap (2000), suivi en 2006 par The Upside of Down : Catastrophe, Creativity and the Renewal of Civilization, qui fournissait les fondements pour une autre version de l’effondrement qui s’annonçait, teintée par des éléments d’un certain optimisme face à l’avenir, avec la référence au renouveau dans le titre et sa réflexion sur la question dans la dernière section du livre.

Nous attendions donc depuis 15 ans la façon dont il allait aborder les défis ainsi esquissés et qui, en dépit de l’optimisme affiché, laissaient planer des perspectives de catastrophe. Il vient de publier en 2020, en pleine pandémie, Commanding Hope : The Power We Have to Renew a World in Peril. Le livre présente une sorte d’idéologie de l’espoir, dans de nombreuses ramifications, sans proposer des suites aux analyses rendant l’effondrement probable. Comme avec Diamond, le lecteur se trouve figé dans le temps de la réflexion.

Une pause, préparation pour un retour à l’anormalité?

On peut apercevoir des éléments du défi dans l’effort d’Yves Cochet dans son livre alors qu’il cherche à esquisser les grandes lignes des nouvelles sociétés qui pourraient sortir de l’effondrement. Cochet fournit au moins des pistes pour la réflexion qui semble s’imposer, et que j’essayais de commencer à aborder dans mon livre de 2017 Trop Tard : La fin d’un monde et le début d’un nouveau. La dernière année m’a fourni l’occasion de voir si j’étais capable de démêler ce qui se passe, ce qui se profile, ce qui pourrait nous arriver.

On peut comparer cet effort de Cochet avec des interventions pendant l’année de trois autres de mes sources préférées, Éric Pineault, Yves-Marie Abraham et Alain Deneault. Pour m’y préparer, c’était déjà une expérience inhabituelle que de survoler plusieurs documents couvrant les dernières années, cela dans un cadre où rien ne semble se passer en termes de développements dans la réflexion sur ces efforts.

Éric Pineault nous offre quelques précisions face à un article de Nicolas Marceau, un de nos économistes démontrant le déni généralisé de ces professionnels, et y aborde la grande vision globale d’Abraham ciblant justement une approche qui vise à «produire moins, partager plus, décider ensemble». Il nous réfère à des travaux qui continuent, au sein du Front commun pour la transition énergétique, avec sa Feuille de route pour la transition du Québec vers la carboneutralité, cela dans une perspective où nous serions en mesure de gérer la «transition»; en même temps, nous apprenons sans surprise que le secteur de l’économie qui semble parmi les mieux en train de se redresser, en contradiction avec les objectifs de la Feuille de route, est celui de l’automobile et cela avec une proportion de 70% de VUS dominant les achats…

Deneault souligne bien le défi, un retour à l’anormal, dans un texte de novembre 2020 qui n’aborde quand même pas les pistes non pas de solution mais de préparation – ce sera pour d’autres travaux – alors que nous sommes devant une couverture médiatique omniprésente sur la pandémie, et sur la nécessité d’en sortir avec une économie remise en marche, couverture qui ne porte que sur un retour à la normale. C’est la situation aux États-Unis avec les programmes massifs de l’administration Biden. Ceux-ci sont fascinants dans l’abstrait mais risquent fort de ne pas se matérialiser mais nous pousser plutôt vers une dégradation de la situation globale d’avant la pandémie. Celle-ci était marquée par des crises partout, et l’énorme demande pour du pétrole qui sera en cause nous ramènera au scénario de l’effondrement associé au déclin du pétrole conventionnel.

Yves-Marie Abraham avait déjà entamé la démarche cherchant à esquisser la nouvelle société qui nous attend – que nous voudrions – dans Guérir du mal de l’infini (2019), et dans un article qui y revient dans Polemos-décroissance; l’article est une autre réplique à l’article de Marceau, mais ce nouveau site représente une intervention dans le sens que je recherche, en suivi au forum organisé par les responsables à la fin de 2019 avec pour programme Effondrement: Fin d’un monde, construire un nouveau? [1]. Abraham reste dans les grandes lignes de sa pensée et n’aborde pas ce qui se passe en fonction de nos apprentissages venant, par exemple, de la pandémie.

Bref, sans faire un survol de l’ensemble des interventions parues pendant la pandémie, je ne vois pas beaucoup de travail dans le sens de Cochet et qui cherche à saisir les implications – et possiblement les conséquences – de la pandémie dans le cadre d’analyses qui prévoient un effondrement. Par ailleurs, j’avais écrit pendant l’année en suivant d’autres sources que je considère fiables (Nafeez Ahmed, Thomas Homer-Dixon, Andrew Nikiforuk); à la relecture de ces écrits, je suis surpris de voir jusqu’à quel point ces sources semblent s’être trompées dans leurs efforts pour comprendre ce qui se passait, ce qui allait se passer (virulence de la pandémie en termes de décès, plutôt faible extension dans les pays pauvres, impressionnant développement de vaccins très efficaces – pour les pays riches, …). De mon côté, une partie de mon silence venait de mon incapacité à comprendre moi-même.

Il reste certaines découvertes.

L’avenir?

Ma dernière intervention sur le blogue portait sur un échange en mars dernier avec Philippe Gauthier lors d’un forum virtuel organisé par des étudiantes des HEC, où Gauthier se montrait assez optimiste concernant un retour à la normale, alors que j’étais plutôt d’avis que la pandémie mettait en cause les fondements de mon analyse (dans ses grandes lignes celle de Cochet aussi) quant à l’effondrement qui nous guette, prévoyant une baisse importante de la consommation du pétrole dans les années à venir et un début possible de l’effondrement. Gauthier semble avoir vu plus clair, ce dont on peut juger en regardant un récent rapport de Rystad qui nous voit, dans le domaine du pétrole, en route vers un retour à la normale d’ici un an ou deux.

Gauthier nous en fait un portrait en partant d’un rapport récent de l’AIÉ, incluant les émissions des deux dernières années.

Dans une chronique du Devoir, Gérard Bérubé fait un reportage sur une étude d’Oxford Economics et le PNUE montrant que l’ensemble des interventions touchant la relance représente un effort «vert pâle» face à l’urgence d’un virage radical et cela, sans même mentionner que ces interventions inadéquates vont contribuer invraisemblablement à l’effondrement.

La déstabilisation économique actuelle a commencé de façon assez intéressante, avec l’arrêt des croisières (foyers de propagation de la COVID-19) et des vols de touristes vers le sud et le soleil. Il s’agissait d’un impact visible et important sur peut-être 25% de nos populations dans les pays riches. L’abandon des saisons de plusieurs sports professionnels ainsi que le report des Jeux Olympiques est venu plus tard déranger la vie de ces mêmes personnes. Et pendant ce temps, l’obligation de distanciation faisait en sorte qu’une multitude d’activités culturelles, allant du cinéma aux pièces de théâtre et touchant d’autres parties de la population, disparaissaient aussi de la scène. Que ces activités reviennent ou non a peu d’importance vitale pour le commun des mortels, sauf en reconnaissant que nombre de ceux-ci travaillent à bas salaire en soutien des activités en cause et ont perdu leur emploi.

Les pertes d’emploi ont fait leur apparition dans les nouvelles quotidiennes, et rapidement. Il y a plusieurs années, lors de la fermeture du gouvernement américain en raison de désaccords sur le budget, c’était frappant de voir des employés du gouvernement fédéral, sûrement pas payés au salaire minimum, se montrer en difficultés financières après deux ou trois semaines sans travail. La même chose est arrivé avec la COVID-19, et on pouvait également la voir ici au Canada. Finalement – les chiffres varient – peut-être la moitié de la population semble mener une vie qui lui laisse sans recours après quelques semaines.

À ces gens-ci il faut ajouter les employés des bars et des restaurants et d’un ensemble de petites entreprises qui fermaient rapidement, forcément, avec le confinement. Avec cela, on voyait ce qui est devenu évident avec le passage du temps : les gens bien dans les pays riches dépendent pour leurs services de gens beaucoup moins bien, les travailleurs dans les secteurs de services. On peut y ajouter d’autres en agriculture, entre autres : l’activité agricole, et la chaine d’approvisionnement en Amérique du Nord, dépendent en bonne partie de travailleurs venant du sud de la frontière. Probablement les plus en évidence dans nos vies étaient les «anges gardiennes» de la santé faisant la manchette depuis le début, et faisant partie des bas salariés.

Les clients de ces commerces et de ces activités se trouvent probablement parmi les 25% des mieux nantis de la population aussi; ce sont les travailleurs à faible revenu et sans assurance emploi (ni souvent assurance santé aux États-Unis…) de ces commerces qui se voyaient du jour au lendemain dépourvus de ce qu’il leur fallait pour vivre de semaine en semaine. Et, avec le temps, il devenait évident que toute la population se fiait d’une façon ou d’une autre aux soutiens en matière de santé.

C’est ici où on pourra peut-être trouver certaines conséquences long terme de la pandémie, en dépit des énormes efforts des gouvernements pour venir en aide à de nombreuses personnes et entreprises frappées par la pandémie. Les gens bien vont pouvoir reprendre leurs croisières et leurs voyages dans le sud, leurs sorties aux restaurants et dans les bars, avec un coussin d’épargne accumulé pendant le confinement rendant ceci d’autant plus possible. Le portrait reste plus clair maintenant qu’avant la pandémie : les gens bien servis par les gens moins bien, et la disparition partielle de ces activités devenue permanente pour les gens n’ayant pas pu résister à la longue période sans emploi, sans pouvoir servir les gens bien qui ne venaient pas chercher leurs services.

Bref, même s’il y a eu une baisse importante pendant un certain temps de la consommation de pétrole, les activités des gens bien vont reprendre et rien ne suggère que la reprise de cette activité sera affectée par la situation à la sortie de la pandémie. Cela semble nous mettre dans une situation assez proche de celle qui prévalait avant la pandémie, et le questionnement quant à la possibilité de maintenir ce mode de vie, peut-être encore et surtout face à l‘approvisionnement en pétrole conventionnel, reste pertinent. C’est peut-être cela que la pandémie nous a montré : les activités sociales et culturelles «de base» semblent dépendre d’une partie de la population qui est très fragile et qui risque de répondre rapidement à tout changement dans la vie ordinaire par une chute vers la pauvreté; une autre partie de la population dépend pour ses distractions/activités de cette autre partie de la population et, quand celles-ci sont perturbées, est capable d’engranger une épargne en attente du retour de la situation normale.

Cette deuxième partie de la population n’a pas été frappée de plein fouet par la pandémie, et se prépare à reprendre ses activités «normales» dans l’après-COVID, comme on s’attend à une reprise de la production et de la consommation de pétrole conventionnel – et non-conventionnel. Les énormes investissements prévus par l’administration Biden visent à aider la première partie de la population par une aide plutôt directe, mais à stimuler la reprise des activités de la deuxième partie de la population, entre autres avec le programme d’infrastructures, mais plus généralement par un ensemble de mesures qui vont redynamiser l’activité économique, l’activité sociale étant plutôt directement fonction de cela.

Et voilà, le confinement et la pause dans la vie ordinaire de cette partie nous donnent peut-être une idée de la vie après l’effondrement, où cette deuxième partie de la population va être frappée par le déclin plutôt rapide de l’activité manufacturière, quand le pétrole va manquer… Une partie assez importante de la population étant en mode survie – et cela indirectement en fonction de soutiens gouvernementaux provenant de fonds eux-mêmes peu sécures -, l’apparente «récession» qui viendrait avec le ralentissement de l’activité économique «normale» mettrait le reste de la population en situation de déclin, tendant aussi vers un mode survie. C’est la situation déjà pour une grande partie de la population humaine, et, dans ce contexte, il n’y aura pas de recours possible à de plus fortunés pour venir à la rescousse…

[1] À cet égard, voir sur ce site l’intéressant l’article de Philippe Gauthier sur le nécessaire pour la construction d’un vélo, même dans une période low-tech…. Par ailleurs, mes remerciements au blogue de Gauthier pour plusieurs portraits de la situation actuelle.

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Transition ou effondrement?

Cela fait un certain temps que je n’ai pas alimenté le blogue, histoire de problèmes de santé. Je crois que cela est en train d’être réglé et me voici donc de nouveau.

 

NOTE: Cet article est écrit au moment du 50e anniversaire du Jour de la Terre. J’ai tenu un kiosque lors du premier Jour de la Terre en 1970, mettant un accent sur les enjeux associés aux contenants de boisson à usages multiples, à usage unique et en métal. Il me semble, devant le constat d’une dégradation planétaire constante depuis 1970, que la transformation du 50e Jour de la Terre en exercice virtuel en raison de la COVID-19 et alors que la Terre semble se préparer pour un effondrement quelconque met en lumière sa grande inutilité et la nécessité de changer d’approche…

NOTE+: Dans les heures suivant la mise en ligne de cet article, j’ai découvert et visionné (1 heure 40 minutes) un nouveau documentaire de Michael Moore.  Dans Planet of the Humans, c’est Jeff Gibbs qui est mis en évidence, Moore s’étant réservé le rôle de producteur exécutif pour le film percutant. Pour Moore, c’est peut-être seulement un autre film à dénonciation, mais pour moi, il me paraît être un film digne du coronavirus et d’un effondrement en cours. La dénonciation de base et qui occupe tout le film en est une des environnementalistes (s’y trouvent The Sierre Club, Bill McKibben et 350.org, Al Gore, entre autres), qui ne comprennent pas la nature de la crise actuelle et restent pris dans leur effort en cours depuis des décennies de continuer à gérer les problèmes maintenant catastrophiques de notre civilisation «thermo-industriele» (terme européen qui ne se trouve pas dans le film). C’est le thème de base de ce blogue depuis maintenant sept ans et c’est consolant de me retrouver en bonne compagnie dans la critique. Le film termine avec un passage sur le Jour de la Terre, dans le sens de ma NOTE,

 

Le 30 mars dernier, des étudiantes à la maîtrise des HEC, Geneviève Delisle et Camille-Mathilde Théron, ont organisé un webinaire où Philippe Gauthier et moi étions panelistes; on peut suivre Gauthier sur son blogue sur les enjeux énergétiques, dont plusieurs articles récents,. Le thème était «Transition écologique et pandémie: Webinaire sur l’effondrement» et l’activité s’est divisée en deux parties portant sur les questions: (i) La COVID-19 entraine une prise de conscience collective. Selon vous, par quoi se traduit-elle? (ii) Comment imaginez-vous la société post effondrement? C’est maintenant sur youtube.

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C’était intéressant d’y participer, cela surtout en fonction de perspectives différentes qui émergeaient entre Gauthier et moi au fil des échanges, lui je crois étant plutôt confiant que la crise actuelle du coronavirus allait passer sans laisser trop de dommages, alors que j’y vois une situation qui m’oblige à mettre en question l’argument de mon livre Trop Tard: La fin d’un monde et le début d’un nouveau à l’effet que nous nous dirigeons vers un effondrement.

J’ai commencé ma courte présentation en faisant référence au travail de Thomas Homer-Dixon, un de mes analystes préférés depuis des années et dont je venais de relire The Upside of Down: Catastrophe, Creativity and the Renewal of Civilisation (2006) où il esquisse un groupe de «stress tectoniques» qui risquent de mettre à terre notre civilisation; même si le livre datait d’une quinzaine d’année, il était d’une pertinence remarquable en ce moment du coronavirus – et il venait de publier dans The Globe and Mail un article perspicace sur la question. En 2015, Homer-Dixon avait déjà publié avec d’autres un article qui mettait l’accent sur le coeur de l’argument de son livre, les perspectives pour l’arrivée d’une série déchecs suivant les stress tectoniques qui arrivent en même temps en fonction de leurs interrelations (synchronous failure). Le lendemain, j’ai trouvé une vidéo de Nafeez Ahmed qui insérait le tout cans le contexte de la crise actuelle et datant du 31 mars (on peut lire aussi le texte auquel Ahmed fait référence dans la vidéo et qui date du 5 mars).

Alors que je suivais dans mon livre, et dans ce blogue, l’analyse de Halte à la croissance qui met l’accent sur un déclin du pétrole conventionnel et l’effondrement conséquent de la production industrielle au coeur de notre civilisation, je me trouve, avec la crise actuelle, devant la possibilité d’un effondrement mais où le pétrole risque d’être plutôt abondant parce que la demande aura baissé dramatiquement en raison des impacts de la crise en cours. Il semble y avoir des éléments possibles d’une véritable «décroissance» obligatoire qui éviterait l’effondrement tel que préconisé.

 

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Réduire notre consommation d’énergie?

C’était rafraichissant de voir le titre du texte d’opinion «L’électrification «mur à mur» n’est pas la panacée» sauter des pages du Devoir (Le texte complet se trouve à la fin de mon article ici.). Je venais tout juste de consacrer le début de mon dernier article, une critique du récent livre de Laure Waridel, à une mise en scène mettant en évidence notre empreinte écologique trois fois trop importante, mais négligée par tout le monde.  Je pouvais m’imaginer que c’était justement une reconnaissance de mon point.

État de l'énergie au Québec 2020 p.46

Le gaz naturel représente 12 Mt des émissions, alors que le pétrole en représente 43Mt. En dépit de son titre et de son premier paragraphe ciblant les énergies fossiles, le texte collectif met l’accent exclusivement sur le gaz. Source: 2020 L’État de l’énergie au Québec, HEC Montréal

Finalement, l’article passe presque immédiatement à une recherche des HEC sous la direction de Pierre-Olivier Pineau portant sur l’impossibilité d’électrifier l’ensemble des usages du gaz naturel, ce qui semble rendre prévisibles des scénarios catastrophiques. Sans aucunes explications, le texte prétend que ces scénarios sont évitables; clé du constat, la transition qui nous donne deux décennies pour faire ce que nous n’avons pas fait jusqu’ici, cela en évitant de parler (i) dé pétrole et (ii) des objectifs de réductions du GIÉC pour 2030. Il y a urgence, mais – comme pour Waridel dans son livre – il faut foncer sur la transition…

2030?

L’article est une sorte de reprise de la présentation de Waridel, qui évite de chiffrer (seule exception: une réduction en 2040 de 10 Mt si toutes les mesures visant le gaz étaient en place…) et qui abandonne un échéancier quelconque, dont celui du GIÉC pour 2030 – cela en mettant l’accent exclusivement sur le gaz, alors que c’est le pétrole qui est de loin plus important (voir le graphique). Une décision de ne pas construire GNL Québec – ce qui semble être la revendication de l’article, finalement – aurait certainement des conséquences positives sur notre bilan en 2030, mais cela n’aura rien à voir avec des décisions de réduire notre consommation d’énergie (et d’autres objets de consommation).

Le défi a été quantifié et explicité en 2013 par Normand Mousseau, co-président de la Commission sur les enjeux énergétiques du Québec, quand il a regardé de près l’objectif du gouvernement péquiste de réduire ses émissions de 25% pour 2020. Contrairement aux signataires du récent article du Devoir, Mousseau mettait cartes sur table, tout en restant plutôt optimiste lui-même, une exigence des signataires du texte récent: gérer les émissions comporte un changement de société, et surtout en regardant du côté du pétrole, clé pour les transports, plutôt que du gaz (finalement plutôt secondaire dans le bilan du Québec – voir le graphique).

Gérer les émissions comporte un changement de société

L’encadré présente des calculs de réductions qui seraient requises dans les quatre principaux secteurs responsables des émissions. Les trois autres secteurs restent avec de nombreuses possibilités alternatives, il faut croire, mais le secteur des transports ne fournit pas beaucoup d’alternatives: on arrête le transport personnel ou on arrête le transport commercial…

Dans le temps, penser pouvoir électrifier la moitié de la flotte automobile dans une dizaine d’années (en fait, moins) aurait été de la fabulation, et l’alternative – la bonne de toute façon, puisque la vaste majorité des pays carburent dans leurs transports et dans l’électricité pouvant les alimenter, à l’énergie fossile, contrairement au Québec – était de retirer de la route plus de 2 000 000 de véhicules.

Aujourd’hui, nous avons une mise à jour, non pas d’un gouvernement, mais du GIÉC: d’ici 2030 il faudrait réduire nos émissions d’environ 50%, le double de l’objectif de 2013 (pour le gouvernement, c’est -37.5%). Mousseau n’a jamais mis à jour son calcul, mais il semble presque évident que, pour respecter les mises en garde du GIÉC, la gestion des émissions dans les transports, en ciblant les véhicules personnels plutôt que l’ensemble, aboutit à l’abandon du véhicule personnel comme mode de transport, cela pendant la «transition» des dix prochaines années. Actuellement, le gouvernement a fixé un objectif d’électrifier 100 000 véhicules personnels dans un parc d’environ 5 000 000 véhicules, environ 2%…

Un plan d’action en 2020?

On voit la frilosité des signataires dans le texte d’opinion, évitant: des chiffres; suggérant sans argumentaire que les scénarios catastrophiques peuvent être évités tout comme de nombreuses contraintes pour des industries importantes au Québec; laissant carrément sans mention les transports et le pétrole alors qu’il s’agit des plus importantes sources d’émissions de la province. Nous semblons pourtant être devant des scénarios comportant des incidences dramatiques (catastrophiques?) sur la société, sur son économie, sur l’ensemble de ses activités.

Finalement, on peut bien s’inquiéter d’une frilosité plus importante de la part du gouvernement quand il se verra confronté aux implications de ses propres engagements (en fait, ceux des gouvernements précédents et deux du GIÉC qui devraient s’imposer) dans le travail sur le plan d’action promis. Pour lw moment, cel semble se restreindre au maintien de l’objectif du gouvernement Couillard d’une réduction des émissions de 37,5% pour 2030 plutôt que l’objectif du GI©, selon un article du Devoir du 6 février basé sur une entrevue avec le ministre de l’Environnement Charest: «Québec n’a pas l’intention de suivre les recommandations du GIÉC».

 

Finalement, en dépit de la qualité des signataires, il me paraît tout simplement impossible à décoder le but des signataires en publiant leur texte. Chose certaine, ils évitent de confronter le défi principal, qui comporte des scénarios catastrophiques, et ceux-ci ne sont pas évitables en respectant les chiffres et les échéanciers.

 

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Le texte d’opinion du Devoir «L’électrification « mur à mur » n’est pas la panacée» (avec quelques commentaires de ma part)

Pour contribuer à la lutte contre le réchauffement climatique, le Québec doit cesser de brûler des énergies fossiles. L’électrification, fer de lance du plan climat du gouvernement Legault, répondra-t-elle à elle seule à tous les défis que cela pose? Tenter de décarboner notre économie sera un exercice futile et périlleux si nous ne saisissons pas cette occasion pour diminuer en même temps la consommation totale d’énergie

Le texte est clair ici, et c’est presque un primeur

et substituer des produits «verts» à la plupart des biens dont la fabrication dépend d’énergies fossiles. 

mais dérape presque aussitôt en ciblant une substitution plutôt qu’une baisse dans nos produits de consommation autres.

Une recherche récente effectuée par un étudiant de HEC Montréal en fournit une démonstration percutante, en chiffrant ce qui se produirait si on tentait d’électrifier tous les usages actuels du gaz naturel sans remettre en question bon nombre de ces usages.

Et voilà, le texte introduit ce qui semble être sa véritable cible, le gaz naturel et le projet GNL Québec, ce qui va éliminer la réflexion sur le pétrole.

Réalisée par Alexandre Paradis Michaud, sous la direction de M. Pierre-Olivier Pineau, cette étude montre qu’une électrification mur à mur des usages convertibles du gaz exigerait une augmentation de la puissance équivalant à «6,7 fois la capacité installée du complexe hydroélectrique de La Romaine», occasionnerait des coûts faramineux et signerait l’arrêt de mort des industries qui ne peuvent pas se passer de gaz naturel. Ces scénarios catastrophistes sont évidemment évitables 

Ce n’est pas du tout évident comment cela peut être évité, autrement que par la réduction en termes absolus, qui devient un peu plus loin dans la phrase «la planification intégrée des ressources». Ce qui est évident est que l’approche d’électrification n’aurait pas besoin d’être aveugle face à certaines industries clé.

et ne sauraient justifier qu’on ralentisse notre sortie du gaz fossile. Ils ont toutefois le mérite de jeter une lumière crue sur l’urgence de procéder à une planification intégrée des ressources.

Nous disposons grosso modo de deux décennies pour décarboner notre industrie. Nous avons l’obligation morale de le faire. Mais la grande question demeure: comment y arriver?

Et alors que le GIÉC nous fournit des cibles pour 2o3o, il n’en sera pas question dans le texte, qui cible, par ailleurs, le secteur industriel comme seule préoccupation. Nous sommes devant une nouvelle version de la transition de Waridel. Le prochain paragraphe reprend la critique de GNL Québec, qui n’a rien à voir avec la volonté de réduire la consommation… Le paragraphe qui suit reste dans la confusion, suggérant d’électrifier les usages de faible valeur…

D’abord, bannissons toute extension du réseau gazier et toute nouvelle installation au gaz naturel. Du coup, nous éviterons de renforcer l’effet de verrou associé à des infrastructures coûteuses qui ne seraient qu’à moitié amorties dans 20 ans. Ensuite, évitons que nos ressources hydroélectriques servent à alourdir notre bilan carbone au lieu de l’alléger. GNL Québec, qui utiliserait l’électricité d’Hydro-Québec pour liquéfier du gaz issu de la fracturation en Alberta, gaspillerait à elle seule 5 TWh d’hydroélectricité par an pendant au moins 25 ans. Cela représente environ les deux tiers de la capacité en énergie du complexe de La Romaine.

Évitons de brûler le gaz utilisé pour des usages électrifiables et marquons ainsi un progrès fabuleux en faisant chuter les émissions annuelles du Québec de 79 à 69 Mt éq. CO2. À cette fin, réduisons la demande énergétique à la source en diminuant la consommation de matières premières nécessaires à la fabrication de marchandises de peu de valeur.

Pourquoi seulement des marchandises de peu de valeur? On comprend que le texte ne veut pas brasser trop fort…

Briser la dépendance au gaz

Faisons aussi des efforts sérieux d’efficacité énergétique […]. Écoconception, économie de la fonctionnalité, interdiction de l’obsolescence programmée, bannissement des objets à usage unique, lutte contre le gaspillage, grille intelligente, stockage électrique, amélioration de la performance énergétique des bâtiments : combinées, ces mesures nous permettront de briser notre dépendance au gaz tout en modernisant notre économie et en réduisant radicalement notre consommation totale d’énergie.

C’est le programme de la transition, échelonné sur au moins deux décennies, alors que cela fait déjà des décennies que c’est à l’ordre du jour. Le texte parle d’une dépendance au gaz, alors que notre dépendance est au pétrole…

On voit la volonté d’éviter de frapper trop fort, mais il n’y a aucun effort de chiffrer quoi que ce soit (sauf la réduction de 10Mt), aucune explication quant à la façon d’éviter des choix financiers difficiles.

Il sera ainsi possible d’opérer notre sortie du gaz sans mettre la société québécoise devant des choix financiers difficiles ni construire de nouvelles infrastructures hydroélectriques qui fragiliseraient encore davantage les écosystèmes et pourraient porter atteinte aux droits territoriaux des peuples autochtones.

Certaines entreprises, notamment dans les secteurs de la sidérurgie, des gaz industriels et de la pétrochimie, dépendent du gaz naturel comme intrant non énergétique ou de procédés au gaz naturel qu’il est impossible d’électrifier. Diminuons la demande visant les matières issues de ces industries […].

Ce qui va les affecter…

Au Québec comme ailleurs, dans un monde décarboné, certaines industries auront perdu de l’importance ou même disparu. D’autres se seront développées, mieux ancrées dans leur territoire, plus respectueuses de ses limites biophysiques, adaptées à un monde résilient où la survie de l’humanité passe avant celle d’une industrie.

Nous sommes de retour au message de base, qu’il faut réduire notre empreinte, ici en acceptant la perte de certaines industries. Par contre, il est difficile à imaginer la disparition de la sidérurgie – sinon ici, ailleurs.

Ce n’est pas en électrifiant le statu quo que nous mettrons le Québec à l’abri des chocs inhérents à ces mutations. Au contraire: pour éviter que la restructuration industrielle frappe brutalement les travailleurs des secteurs en déclin, dotons-nous d’un diagnostic lucide de la situation globale et déployons d’urgence une transition juste vers une économie décarbonée où la consommation de matières et d’énergie aura radicalement diminué. Le défi est de taille: unissons-nous pour le surmonter.

Il manque cruellement des objectifs chiffrés et des échéanciers. Il n’y a aucune justification pour l’absence de toute programmation ciblant l’électrification alors que le texte propose de partir de zéro…

 

*Jean Paradis, fondateur de Négawatts production inc.; Bruno Detuncq, Regroupement vigilance hydrocarbures Québec; Dominic Champagne, le Pacte pour la transition; Nicholas Ouellet, Gazoduq, parlons-en !; Carole Dupuis, Mouvement écocitoyen UNEplanète; Julie Côté, Coalition anti-pipeline Rouyn-Noranda; Eric Pineault, Institut des sciences de l’environnement, UQAM; Michel Lambert, Alternatives; Frédéric Legault, La Planète s’invite au Parlement; Claude Vaillancourt, ATTAC-Québec; Alain Branchaud, SNAP Québec; Patrick Bonin, Greenpeace

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L’effondrement – présentation et maintenant vidéo

MISE À JOUR LE PREMIER FÉVRIER 2020

Le 10 septembre dernier, j’ai publié un article sur une présentation que j’ai faite en ouverture d’une fin de semaine sur la question de l’effondrement. Le titre était «L’effondrement: Fin d’un monde, construire un nouveau?». Ce PowerPoint sert de complément à la vidéo, qui se retrouve maintenant sur Youtube.Facebooktwitterlinkedinmailby feather

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Waridel – le vide marquant une pause finale? (2)

Le quatrième livre de ma pause, La Transition, c’est maintenant: Choisir aujourd’hui ce que sera demain, de Laure Waridel, se situe bien à la fin de la liste de lecture. Après le fondement (Cochet), une réflexion sur l’alternative (Abraham) et le contact avec une auteure qui se démène depuis des décennies pour comprendre ce qui se passe (Klein), Waridel nous présente une perspective qui représente à tous égards l’échec plutôt total du mouvement environnemental (en y ajoutant des éléments de l’échec du mouvement social). Cherchant à prolonger le passé du mouvement environnemental dans le présent et l’avenir, elle définit assez clairement un vide en attente de l’effondrement. Greta constitue une nouvelle force à reconnaître, mais ne réussira pas à percer.

Dès ma première semaine en poste comme Commissaire au développement durable en janvier 2007, j’ai entrepris une recherche sur la façon de procéder au calcul de l’empreinte écologique de la province du Québec. Il est vite apparu faisable, et dans les semaines et mois suivants, une petite équipe composée d’une comptable et d’un économiste s’est mise au travail. Finalement, après neuf mois de travail cumulés, et cela en étant obligée de compléter les statistiques grossièrement incomplètes de l’Institut de la statistique du Québec pour tout ce qui touchait les ressources naturelles, entre autres, l’équipe a pu former les quelque 1 250 cellules requises pour suivre la méthodologie du Global Footprint Network et procéder aux calculs. Le travail était rigoureux et la méthodologie approuvée par le Vérificateur général du Québec.

Une reconnaissance nécessaire de notre empreinte écologique excessive

Résultat des calculs: Le Québec a une empreinte trois fois supérieure à ce qui serait équitable si toute la population humaine vivait dans le respect des contraintes biophysiques imposées par la planète (et cela ne comprenait même pas les métaux et les minéraux). Il nous faut réduire notre empreinte par au moins les deux-tiers…

Cela paraît clairement dans un graphique fourni par le WWF dans Planète vivante 2008. Le Canada figure 7e parmi les pays du monde par l’importance de son empreinte. La ligne horizontale représente la biocapacité en termes per capita; elle est en diminution constante avec l’augmentation de la population humaine.[1]

 

Empreinte 2008 50%

Plusieurs des pays ayant une empreinte importante sont des États pétroliers, dont le Canada.

Mais cela est seulement le début, puisque l’ensemble des pays riches accaparent une partie démesurée de la biocapacité de la planète, comme le montre le graphique un peu plus complet.

L’empreinte excessive de ces pays riches représente en termes quantitatifs l’équivalent de tout ce qui reste pour les autres pays qui se trouvent à droite de la figure, dans la figure suivante.

Et, finalement, la partie restante du graphique fait intervenir le portrait des pays pauvres, vivant en-dessous de la ligne horizontale et prenant moins que leur part de la biocapacité. Cette deuxième partie du graphique représente plus que la moitié des pays et beaucoup plus que la moitié de la population humaine.

Empreinte 2008 autre 50%

Cette autre moitié du graphique couvrant les pays pauvres fournit une petite idée autre de ce que l’on appelle les inégalités dans le monde, en comparaison avec la première moitié couvrant des pays riches.

Inutile de mener une réflexion sur la façon de fournir à toute la population humaine même les éléments de base de la vie dans les pays riches: automobile, appareils ménagers, cellulaire, domicile. C’est pourtant ce qui est implicite, par exemple, dans les efforts pour développer des pistes afin d’approvisionner les pays riches en énergie renouvelable en remplacement de l’énergie fossile, plutôt que de viser en priorité une réduction marquée de la cons0mmation. Et il ne semble pas y avoir beaucoup d’options: il faudra éliminer cette inégalité au cœur de notre système de développement, rapidement, sinon il y aura risque de migrations massives, dans les dizaines, voire les centaines de millions de personnes, vers les pays riches, qui en seraient déstabilisés. Cochet en parle de différentes façons, dont dans les pages 57-66.

Il ne semble pas y avoir de points de bascule pour les différentes composantes de l’empreinte, à part celle touchant les émissions de GES (cela grâce aux travaux du GIÉC). L’empreinte excessive des pays riches se manifeste plutôt comme une dégradation progressive de la biosphère constatée par tous – «la grande accélération»…

La transition est en cours, vraiment?

…mais la cible d’intervention de personne. Une réduction de notre empreinte par les deux-tiers serait énorme dans ses incidences sur notre mode de vie, mais à part des références générales et constantes à notre surconsommation, il semble juste de dire que nulle part, dans les interventions du mouvement environnemental (et social), on n’en tient compte.

À la première page de son Introduction, Waridel réduit ce travail au constat que c’est par la solidarité et la coopération que les civilisations relèvent les grands défis, dans ce cas en «acceptant de modifier certains de ses comportements et certaines de ses valeurs…; nous avons intérêt à réduire notre empreinte écologique, individuellement certes, mais surtout collectivement» (21). Aucune indication de la taille du défi… On peut voir l’importance du défi, seulement en termes du remplacement de l’énergie fossile par l’énergie renouvelable, en regardant un court texte de Mark Mills de mars 2019 en 41 points; le rapport complet, The «New Energy Economy»: An Exercise in Magical Thinking», en fournit les détails. [2]

Le livre de Laure Waridel aborde l’idée de remplacer l’énergie fossile par la renouvelable aux pages 242-247, mais nulle part dans le livre, à part des généralités ici et là, on ne voit une reconnaissance de l’importance de notre empreinte, y compris en matière de consommation d’énergie, et de l’effort maintenant quantifié pour la réduire.

Le mouvement environnemental toujours en vie?

Waridel

Il est intéressant de voir comment le magazine utilise Waridel avec la proposition en page titre: «Comment vieillir riche en sauvant la planète». Ce n’est pas le propos de Waridel, qui redéfinit la richesse dans son chapitre 2. Jean-François Nadeau l’appelle un ornement du magazine…

Un coup d’œil à la Table des matières du nouveau livre de  Waridel permet d’en savoir pas mal avant d’en entreprendre la lecture. Le livre est une vulgarisation de sa thèse de doctorat (voir pages 26-30 pour sa façon de voir ce travail, qu’elle qualifie comme étant en «mode d’action» dans le livre) et constitue une compilation d’un ensemble «d’initiatives porteuses de changement» des dernières décennies – finalement, et en résumé, les revendications et les propositions du mouvement environnemental. En dépit de nombreux constats d’urgence qui définissent son intervention, Waridel ne fait aucun effort pour indiquer jusqu’à quel point ces initiatives sont pertinentes face aux urgences; de façon presque régulière, leur présentation inclut par ailleurs le commentaire qu’elles ne vont pas assez loin.

Les trois premiers chapitres du livre mettent l’accent sur les enjeux économiques. Le premier, «Comprendre l’économie pour la transformer», fait un survol de plusieurs critiques de l’économie néoclassique, sans jamais la nommer, et reste dans les généralités quant à la transformation – des modifications – qui pourrait être en cause. Il n’y est nullement question de s’attaquer à la croissance comme clé de cette économie. Et au deuxième chapitre, «Changer de paradigme», nous voyons encore une fois une présentation de différentes initiatives proposées depuis des lunes (développement durable, économie sociale, économie circulaire, autres) et n’ayant clairement pas eu l’effet escompté alors que nous sommes censés être face à l’urgence. Le changement de paradigme reste complètement dans le flou, contrairement à ce que cherche à développer Abraham dans son livre, par exemple, et Cochet fait tout un chapitre sur l’économie biophysique comme nouveau paradigme. Le troisième chapitre, «Investir autrement», présente un survol de plusieurs initiatives en place depuis assez longtemps, et – en dépit de l’espoir manifesté par Waridel – qui n’ont montré aucune indication quant à leur capacité de changer la donne face à l’urgence.

Le reste du livre couvre un ensemble de thématiques représentant les grandes orientations du mouvement environnemental au fil des décennies, elles aussi ayant clairement manifesté des limites sérieuses quant à leur capacité à changer quelque chose: «tendre vers le zéro déchet» (ils sont en augmentation…); «se nourrir autrement» (alors que la quantité de viande consommée dans le monde est en augmentation, tout comme la superficie des surfaces nécessaires pour la culture de la nourriture pour les élevages – cf. Bolsonaro en Amazonie); «habiter le territoire intelligemment» (alors que la domination de l’automobile personnelle de plus en plus grosse est toujours de plus en plus importante dans l’aménagement du territoire); «se mobiliser par tous les moyens» – elle semble y céder le leadership à Extinction Rébellion. Même si on en parle plus qu’avant, il n’y a aucune indication d’une transition en cours dans le sens de ses orientations.

Rendu à la Conclusion, on n’a pas beaucoup d’appétit pour voir ce que l’écosociologue va proposer en guise de récapitulation. C’est celle-ci: «Créer et renforcer les liens entre les humains, la société et es écosystèmes»… (281). Tout est toujours dans la mode espoir, et la transition dont il est censé être question relève non pas d’hypothèses nourries par les analyses et le travail sur le terrain mais de postulats n’ayant pas de fondement.

L’actualité embarque

Dans son dernier numéro, le magazine L’actualité a décidé de mettre un accent sur le défi pour les milieux financiers des changements climatiques. En une, une photo de Waridel, avec pour titre «Comment vieillir riche en sauvant la planète» et le renvoi à un entretien avec Waridel. Il faut noter qu’elle y offre une redéfinition de a richesse qui va carrément contre celle véhiculée par la page couverture du magazine, insistant sur des limites pour la richesse matérielle, et il est difficile à comprendre comment elle a pu accepter d’être associée aux idées lancées par le numéro. L’éditorial porte sur Mark Carney et son nouveau défi comme intervenant dans les milieux financiers face aux changements climatiques. L’article du titre de la page titre ne garde pas le titre, qui devient «Changer le monde un REER à la fois», et est accompagné de la photo de Waridel, avec une sorte de bas de vignette qui met l’accent sur «la première façon d’agir», soit de «mettre son argent au service de la cause». Le livre de Waridel n’en fait pas le premier geste à poser, mais l’entretien débute en soulignant que près du tiers du livre, les trois premiers chapitres, portent sur l’économie, la richesse et la finance. La cible est bonne, mais les chapitres ne réussissent pas à sortir du modèle actuel, comme L’actualité en est bien conscient.

L’entretien dans L’actualité ne va pas très loin, et chaque sujet semble terminer avec un bémol à l’effet que les efforts décrits ne répondent pas aux défis. Ceci marque le livre au complet, où Waridel fait le portrait des «initiatives porteuses» en insistant régulièrement qu’elles ne vont pas assez loin, qu’elles soient celles de la Caisse de dépôt ou celles de Desjardins».[3]

 

Waridel revient à sa décision d’éviter la précision à la toute fin de son entretien:

Lorsqu’on se met à être conscient de toutes les occasions d’agir et qu’on passe à l’action, ça crée de l’espoir, et on se sent mieux face à l’adversité. Parce que quoi qu’il arrive, au moins, on est en cohérence avec nos valeurs et on ne contribue pas à la destruction de la planète.

La confusion impliquée dans ce constat, dont la mise au rancart des excès de notre empreinte écologique (incluant la sienne), représente, je suppose, ce qui attire l’attention à Waridel, qui finalement et en dépit de ce qu’elle dit, ne représente aucune menace pour les acteurs qui détruisent justement la planète.

La recherche de consensus

Dans sa chronique «La Tortue» dans Le Devoir du 20 janvier 2019,  Jean-François Nadeau revient sur ce numéro de L’actualité, mettant à terre non seulement les propos du magazine comme acteur du capitalisme mais aussi ceux de Waridel, «la réformatrice écologiste la plus consensuelle du Québec». J’en cite d’assez longs extraits, sans commentaire…

Sur la photo [dans une exposition de musée], Rothschild tend devant le nez de l’animal, au bout d’un bâton, un appât destiné à le faire bouger à sa guise. Le curieux tableau donne l’impression d’une allégorie de l’argent, qui ne recule devant rien pour défendre son droit à mener le monde par le bout du nez. … Le discours critique en matière d’environnement, semble-t-il, ne trouve droit de cité que dans la mesure où il réinvestit les mêmes vieux clichés que ceux qui nous ont conduits là où nous en sommes. À titre d’exemple, le numéro de février 2020 de L’actualité a pour titre «Comment vieillir riche en sauvant la planète?». Au nom d’une écologie de circonstance, on pose, en somme, la même question qu’on ne cesse d’adapter à toutes ses sauces: «Comment s’enrichir?»

https://fr.wikipedia.org/wiki/Saturne_dévorant_un_de_ses_fils#/media/Fichier:Francisco_de_Goya,_Saturno_devorando_a_su_hijo_(1819-1823).jpg

Goya: Saturne dévorant un de ses fils, une image pour Nadeau de la façon dont le capitalisme mange la Terre (pour d’autres, c’est l’économie néoclassique, pour d’autres comme Abraham et Cochet, le libéral-productivisme). Waridel cherche à modifier ce système sans le remplacer, laissant à la croissance toute son oeuvre…

C’est Laure Waridel, la réformatrice écologiste la plus consensuelle du Québec, qui orne ce numéro dont le titre provocateur laisse entendre, contre la raison même, qu’on peut devenir riche tout en sauvant la planète. Dans cette cage à idées préfabriquées, la militante reprend son credo habituel, qui est de faire croire, à mots doux, que l’action individuelle peut réajuster la conduite du monde sans que celui-ci s’avise tout à fait de la nécessité de vraiment changer de cap. Et ce cap, L’actualité ne cesse de nous le rappeler, est fixé sur l’idée d’une croissance constante, au nom de la richesse personnelle, dans les nuages d’une méritocratie qui répète, sur tous les tons, que si vous faites ce qu’il y a à faire individuellement, vous serez récompensé, puisque vous le valez bien. …

Il ne fait plus guère de doute que le capitalisme mange pourtant la Terre comme Saturne dévore son enfant dans la célèbre toile de Goya. Mais pour nous rassurer néanmoins, on confie sans cesse à quelques spécialistes de simagrées, en quête constante de notoriété, le rôle de nous annoncer que les temps changent, tandis qu’ils se contentent à peu de frais, tout au plus, de renouveler nos stocks de bonne conscience.

La moindre frime commerciale se conjugue désormais au nom de l’écologie.

La transition vers l’effondrement

Le livre de Waridel se démarque par son titre, qui fait référence – comme tout au long du livre – à «la» transition, comme s’il y en avait une à laquelle on peut faire référence. Il n’en est aucunement question, pourtant. Par ailleurs, à presque chaque occasion où de la précision serait pertinente, voire essentielle, Waridel l’élude, insistant sur des généralités. Je prends comme exemple sa réflexion sur l’internalisation du coût du carbone, où après avoir présenté l’importance de cette internalisation, elle termine:

Pour que l’implantation d’un prix sur le carbone soit une mesure qui fonctionne, elle doit aussi être acceptée socialement. Il est donc essentiel qu’elle soit mise en place de manière équitable et graduelle en fonction de la capacité de payer de chaque acteur économique. On doit faciliter aussi la mise en place de solutions alternatives concrètes (50)… Au-delà des débats entourant les meilleurs outils pour parvenir à mettre un prix sur le carbone, dans tous les cas il est essentiel d’assurer la mise en place de mécanismes qui contribuent à une transition juste afin d’éviter un accroissement des inégalités sociales et économiques entre les individus et les nations (53).

Avec un tel positionnement, on peut bien comprendre que Waridel soit appréciée de tant de monde. Sur le plan de la rigueur, par contre, ce positionnement équivaut à l’abandon de l’effort de calculer le prix et de l’internaliser, et l’abandon, au préalable, du défi de réduire des deux-tiers notre empreinte écologique. Plus généralement, en parlant par exemple des transports, elle ne pousse pas sa réflexion jusqu’à fournir un portrait du résultat de ses calculs. Je pourrais passer des pages à en multiplier les exemples de cette approche, de cette décision, qui rend finalement inopérant à peu près l’ensemble de ses propositions (qui ne sont jamais précises, de toute façon).

C’est à peu près cela le propos de Nadeau…

 

[1] Les données pour ces trois graphiques datent de 2005, pour Planète vivante 2008; le rapport annuel n’utilise plus ce format, qui me paraît pertinent à utiliser ici. Des choses ont pu changer un peu depuis, mais cela en même temps que la marge de manœuvre a diminué avec la croissance démographique.

[2] Les documents proviennent du Manhattan Institute, où Mills est un senior fellow. Cet organisme est un think-tank américain explicitement conservateur. Philippe Gauthier m’indique qu’une de leurs orientations est de noircir le tableau des renouvelables afin d’ouvrir la porte pour le maintien de notre dépendance à l’énergie fossile. Il faut donc regarder les propos avec prudence, mais je ne vois pas pourquoi les données et les calculs devraient être jugés fautifs. De la même façon, le Shift Project, sous la direction de Jean-Marc Jancovici en France, est source de mon avant-dernier article sur les projections de l’AIÉ; il s’oriente clairement vers les grandes préoccupations touchant le climat et l’énergie pour l’Europe. Et finalement, l’Institut Momentum est présidé par Yves Cochet et est source des informations fournies par son livre.

Finalement, Gail Tverberg intervient régulièrement sur son blogue Our Finite World pour souligner différents problèmes plus ou moins reconnus avec les renouvelables. J’identifie son site comme d’intérêt sur mon blogue.

[3] Voir le récent article de Gérard Bérubé du 25-26 janvier dans Le Devoir, «Finance vert pâle,» qui fait fait un peu le tour de la question en fonction de la récente tenue du Forum économique mondial à Davos.

 

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Après une pause – et devant une autre (1)

La pause, c’était celle du temps des Fêtes et l’occasion de réfléchir à l’ensemble des dossiers associés à la question de l’effondrement, par la lecture de quatre nouveaux livres. La «pause», c’était l’effort de voir ce que d’autres ont à dire qui pourrait modifier le parcours de ma propre réflexion. En première partie, un tout nouveau livre de Naomi Klein, un autre d’Yves Cochet, ancien ministre de l’Environnement français qui a passé à un autre parcours depuis et un troisième d’Yves-Marie Abraham, qui origine de ses années à donner un cours sur la décroissance aux HEC…

Quelqu’un a récemment commenté sur le blogue que le nouveau livre de Naomi Klein On Fire: The Burning Case for a Green New Deal (Knopf Canada) [1] était désappointant, représentant une sorte de récit rose bonbon. Klein produit de livres intéressants, et j’ai décidé de le lire quand même. Il s’agit d’un recueil d’articles écrits pour différents médias entre 2010 et 2019, avec une Introduction, un Épilogue et quelques mises à jour écrites dans le présent [2].

Photo: Justin Sullivan Getty Images / Agence France-Presse Une manifestation pour le climat devant les bureaux de BlackRock à San Francisco en décembre dernier

Une manifestation pour le climat devant les bureaux de BlackRock à San Francisco en décembre dernier. Reste à voir l’avenir de cette initiative pendant la campagne électorale américaine, et sa possible mise en application, selon les résultats de novembre. Le Green New Deal semble être le dernier espoir de Klein.

Sur le bord de la fin de la décennie zéro

Disons que le rose bonbon prend du temps à paraître, avec onze chapitres au début (couvrant 234 pages…) qui communiquent bien plus une sorte de désespoir chez Klein qu’un récit marqué par des illusions; ces chapitres couvrent la série de feux, d’ouragans et d’inondations que nous avons vécue pendant cette période (avec une pause dans le deuxième chapitre pour une critique du capitalisme qui a parue dans The Nation en 2011). Le chapitre douze est le texte d’un discours livré par Klein à un congrès du Labour au Royaume-Uni où, pour la première fois dans le livre, Klein y indique quelques orientations pour répondre au désespoir. Il s’agit de retrouvailles avec le socialisme qui marque sa vie depuis des décennies (via ses parents, son mari, son beau-père).

C’est une sorte de mise en scène pour le reste du livre, dont un chapitre treize qui reprend le thème du capitalisme comme origine des problèmes, et deux derniers chapitres qui présentent l’intérêt du Green New Deal (initiative dans le congrès américain) et la transition («right now») vers la prochaine économie (257). Depuis l’élection au Royaume-Uni en décembre, ces jours-ci ne peuvent que frapper plus durement dans un tel contexte: le Labour vient de connaître sa pire défaite en 100 ans lors de l’élection le 12 décembre d’une importante majorité pour le Premier ministre Boris Johnson. Restera à voir le sort qui sera réservé au Green New Deal aux États-Unis pour combler la «décennie zéro» inscrite par Klein dans This Changes Everything (2014) comme une sorte de fin, pour elle, des efforts pour gérer les défis (surtout, celui des changements climatiques).

Finalement, le livre marque un moment pour Klein où les enjeux et le calendrier sont explicites. Cela me paraît important. Klein représente une des plus connues des journalistes nord-américaines, avec une réputation bâtie sur la publication de plusieurs livres phares (dont No Logo, en 2000, pour commencer la série). Qu’elle arrive, d’ici un an, au constat que ses espoirs n’ont plus de fondements, que l’élection américaine aura passé à côté du Green New Deal (peu importe qui gagne la présidence) et nous verrons une porte-parole pour la reconnaissance d’un effondrement en cours qui pourra, finalement, avoir un impact. Une telle analyste/porte-parole manque cruellement, et cela depuis des années. Restera pour elle de trouver les pistes… S’y insérera sûrement ses réflexions sur une nouvelle économie.

L’Amérique rejoint l’Europe face à l’effondrement

Une telle situation existe en Europe depuis justement des années, surtout depuis la publication du livre phare de Pablo Servigne et Raphaël Stevens Comment tout peut s’effondrer: petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes (Seuil, 2015). C’est évident que la présence de quelques interprètes de l’effondrement ne changera strictement rien dans les structures décisionnelles toujours et complètement obnubilées par l’économie néoclassique dominante qui, comme Yves-Marie Abraham le souligne (c’est le premier chapitre de son livre), joue le rôle du sacré – plus fort et plus juste que ma référence à un mythe dans Trop Tard – dans la monde contemporain. Elle servira surtout à consolider la petite communauté qui cherche à frayer son chemin, sur les plans analytique et personnel, à travers ce qui se passe. Elle fournira également des pistes de réflexion et d’action pour le mouvement des jeunes qui a été stimulé par Greta, la femme de l’année pour Time (et dont Trump voudrait apparemment le voir limité à un homme, voire à lui…).

https://time.com/person-of-the-year-2019-greta-thunberg/

Greta passe proche d’un discours catastrophiste et montre peu d’ouverture pour la patience…

Yves Cochet, ancien ministre de l’Environnement français, vient de publier Devant l’effondrement: Essai de collapsologie (LLL Les liens qui libèrent, 2019). C’est le fruit, dit-il, de quinze ans de recherches et de réflexions. Dans la première partie, «Avant l’effondrement» (presque la moitié du livre, c’est le thème de notre pause des Fêtes), il se penche, comme Abraham, comme finalement l’ensemble des critiques de la situation actuelle, sur le modèle économique néoclassique qui nous mène dans le mur, presque à notre insu.

En complément de la critique, il met l’accent sur l’alternative qui fonde sa vision et de l’effondrement et de l’avenir, l’économie biophysique. Celle-ci, sur laquelle je mets l’accent dans Trop Tard, est carrément d’origine nord-américaine [3], et Cochet nous montre ainsi qu’une pensée commence à s’articuler qui dépasse l’un ou l’autre des vieux mondes.

Dans la deuxième partie, «Le scénario central», où il juge l’effondrement possible pour 2020, probable pour 2025 et certain pour 2030. Cochet dresse un portrait des prochaines décennies: les années 2020, où nous vivrons l’effondrement; les années 2030, une période de survie; les années 2040, une «étape de renaissance». Il y traite cinq paramètres, dont trois du modèle de Halte à la croissance (qu’il connaît – voir pages 40-41): la démographie; la gouvernance (nécessairement locale); l’énergie (disons, les ressources); l’alimentation; la mobilité low-tech. En ligne avec le graphique phare de Halte. Cochet voit la moitié de l’humanité disparaître dans la première de ces décennies… Dans la troisième partie (l’autre moitié du livre), «Après l’effondrement», il réfléchit sur un ensemble de problématiques, insistant qu’il a choisi une approche plutôt positive pour le portrait par un choix éthique.

Une pause dans le vide

Klein met de l’espoir dans les élections américaines pour des interventions qui seraient à la hauteur du défi. Les deux experts en énergie qui ont commenté mon dernier article sur les projections de l’Agence internationale de l’énergie, mettant en question la distinction entre pétrole conventionnel et non conventionnel, reportent à une date ultérieure l’emprise de la rareté, et ne semblent pas reconnaître les fondements de l’économie biophysique (entre autres, les rendements énergétiques des différentes sources de l’énergie fossile). Cochet et moi prétendons constater qu’il est déjà trop tard, qu’il est temps de se mettre dans la réflexion et l’action «devant l’effondrement» qui arrive, peu importe ce que nous ferons dans les prochaines années. Cette réflexion et cette action sont pitoyablement absentes actuellement, et cette absence constitue le sujet de l’Introduction du livre de Cochet (et la pause que je vois devant nous en termes d’action marquée – voir mon prochain article – par le dernier livre de Laure Waridel).

Abrahm page titreGuérir du mal de l’infini: Produire moins, partager plus, décider ensemble (Écosociété, 2019) est un autre tout récent livre qui cherche à synthétiser le contenu du cours que donne Yves-Marie Abraham sur la décroissance aux HEC, cela depuis plusieurs années. Le livre est intéressant dans son portrait de la société qui dépasse l’anxiété associée à la crise climatique et fournit des orientations pour le nouveau monde qui figure dans le sous-titre de Trop Tard.

Dans un commentaire sur mon article sur le récent livre de Gabriel Nadeau Dubois (GND), Pierre Alain Cotnoir fait le portrait suivant sur ce récent livre d’Abraham:

Yves-Marie Abraham manque dans son principal chapitre, soit le quatrième, un développement portant sur l’importance de la consommation des énergies fossiles permettant le productivisme actuel, peu importe le système économique. Il y reprend une démonstration marxiste classique de l’économie opposant le travail au capital… Finalement, ses propositions restent tout autant dans le vague que celles de GND quand il entend remplacer l’entreprise-monde par les «communs». Il n’en donne «aucune recette», regardant même avec méfiance tant les coopératives que la démocratie représentative (pourtant, dans sa conception, les communs, étant de petites unités locales, devront avoir des «représentants» dans des instances fédératives…).

Ce qui est intéressant dans cet ouvrage d’Abraham me paraît être autre qu’une contribution aux efforts de cerner les failles dans le système actuel en cherchant à fournir le portrait d’un autre, source de déception pour Cotnoir. Abraham réserve aux dix dernières pages du livre une réflexion sur la lutte qu’il faut mener contre les tendances à l’effondrement et rejoint dans leur inutilité des propositions du mouvement social dans son expérience échouée à travers les décennies (voir le chapitre 3 de Trop Tard).

J’ai abordé le livre d’Abraham autrement, presque fasciné par son effort de nous fournir une critique des efforts à chercher une vision d’un nouveau monde en passant par l’approche des environnementalistes, ce qui marque probablement et en bonne partie mon propre effort. Il critique les fondements du monde capitaliste et la croissance qui en est le cœur: la croissance comme autodestruction (chapitre 2: lui propose «produire moins»; la croissance comme injustice  (chapitre 3: lui propose «partager plus»); la croissance comme aliénation (chapitre 4: lui propose «décider ensemble» dans ce quatrième chapitre que Cotnoir juge le plus important, et limité par la décision d’y présenter une approche marxiste). Ressort de sa critique et de sa réflexion un dernier chapitre sur une vision où nous sortons de l’Entreprise-monde en passant pas les communs.

Les propositions du livre se résument à une insistance sur la vie, sur la justice et sur la liberté (avec variantes solidarité et…). On dirait qu’Abraham fait carrément abstraction des crises qui sévissent, qui prennent toute la place dans les interventions. C’est une réflexion qui constitue une autre sorte de pause, reconnaissant probablement l’inéluctabilité de ce qui arrive au monde capitaliste et passant outre. De mon côté, la réflexion de l’ex-environnementaliste est similaire, reconnaissant l’approche de l’effondrement dans la déclin de la source de la civilisation capitaliste, les énergies fossiles, et cherchant à voir la vie humaine dans le tumulte.

Abraham nous fournit un aperçu du fond de sa pensée en ce sens dans l’Épilogue, laissant de côté les distinctions sociologiques voulues par Cotnoir mais où il souligne:

La floraison de «communs» au début de l’époque médiévale en Occident, par exemple, est corrélative à l’effondrement [une rare – la seule? – utilisation du terme dans le livre] de l’Empire romain d’Occident… Or, nos sociétés vont très certainement être de plus en plus affectées dans les années à venir par la catastrophe écologique en cours et sans doute par d’autres «crises» de grande ampleur. On peut s’attendre alors à ce que les «communs» s’y multiplient rapidement. Il y a donc quelques bonnes raisons de penser qu’une sortie de l’«Entrerprise-monde» par la voie «communiste» ne relève pas du pur fantasme. (271-272).

Il ne s’aventure pas dans un effort (comme le fait Cochet) pour saisir le phénomène global de l’effondrement, où on peut soupçonner, par exemple, qu’il y aura des milliards de morts, cela en suivant les projections de Halte. Finalement, cela n’est pas nécessairement un grand défaut, puisque la nature même de l’effondrement fait que ses conséquences, les perturbations en cause, sont à toutes fins pratiques inévitables. Bref, Abraham nous fournit une intéressante réflexion, plus en profondeur qu’il ne voulait mais qui lui donne une assez grande valeur, quant à une façon de concevoir l’avenir de l’humanité dans l’hypothèse qu’elle va réussir à passer à travers ce qui s’en vient. Klein critique le capitalisme, Abraham nous offre une alternative…

Entre-temps, pendant la pause qui s’amorce, Abraham ne nous fournit aucune indication qu’il suit le déroulement des premières étapes de l’effondrement dans le déclin du pétrole conventionnel. Cotnoir le critique à ce sujet, soulignant que cela rentre directement dans le sujet profond du livre, le productivisme. De mon côté, je le verrais bien reconnaître cette situation autrement, puisqu’elle nous oblige à une introspection pas mal perturbatrice…

 

[1] Je préfère lire ses livres, bien écrits, dans l’anglais original. La traduction française est La maison brûle: plaidoyer pour un green new deal  Susan MeQuaig, une autre écrivaine canadienne dont le travail remonte maintenant à plus de 50 ans, vient de publier un nouveau livre The Sport and Prey of Capitalists, qui risque d’être le sujet d’un prochain article sur ce blogue…

[2] Ceci me rappelle dans cette stratégie de retour en arrière Losing Earth: A Recent History (MCD)  de Nathaniel Rich, auteur d’un récent essai dans le New York Times Magazine, dont le livre est une reprise en longueur. Il s’agit d’une narration journalistique des efforts de mettre le défi des changements climatiques à l’ordre du jour des sociétés riches durant la période 1979-1989. Ce qui est frappant est que la période couverte pourrait être 2009-2019, tellement le récit, tellement l’évolution du débat n’évoluent pas…

[3] Rien de nouveau pour les lecteurs de ce blogue, mais frappant dans un essai foncièrement européen. Nous connaissons le rôle de Charlie Hall dans le développement de cette pensée – voir Energy and the Wealth of Nations: An Introduction to Biophysical Economics (2ndedition, Springer, 2018), dont il est co-auteur avec Kent Klitgaard – et dans la création de l’International Society for Biophysical Economics. Depuis deux ou trois ans, la Society publie Biophysical Economics and Resource Quality.Facebooktwitterlinkedinmailby feather

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L’Agence internationale de l’énergie et les perspectives pour le pétrole d’ici 2025: un déclin, voire un risque d’insuffisance

Matthieu Auzanneau, directeur du Shift Projet de Jean-Marc Jancovici, a fait une présentation le 7 février 2019 – «This Time the Wolf is Here» – sur la question du pic du pétrole. Les diapositives qui sont présentées dans la vidéo parlent tellement que j’ai décidé de reproduire son PowerPoint. Il s’agit de la plus récente mise à jour du constat de base de mon livre Trop Tard, à l’effet que nous sommes devant un déclin irréversible dans l’approvisionnement en pétrole conventionnel, à court terme; il s’agit de la ressource fondamentale pour le maintien du fonctionnement de notre civilisation, de nos sociétés. J’invite les lecteurs de ce blogue à visionner la vidéo, dont le lien (plus haut) nous était fourni par Pierre Alain Cotnoir dans un récent commentaire sur le blogue.

Auzanneau note que l’Agence internationale de l’énergie (AIÉ), source des données pour la présentation, n’a pas le mandat de crier au loup (si elle le fait, le loup apparaît, dit Auzanneau…), et code ses messages, mais dans le Résumé pour les décideurs elle lance trois alertes rouges. Elles sont indiquées dans les diapositives [1].

Je ne ferai ici que fournir une explication pour la lecture de chaque diapositive; pour voir les diapositives plus clairement, et pour en voir les détails, il faut visionner la vidéo.

Alerte rouge 1. Le pic du pétrole conventionnel est franchi

Le pic du conventionnel est confirmé par l’AIÉ en 2009 à partir d’environ 70 mbpj, avec une perte de 2-3 mbpj depuis. Il s’agit des trois quarts de la production mondiale, et l’AIÉ projette que le déclin ne sera pas arrêté.

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Figure 1. Tous les producteurs traditionnels de pétrole voient leur production décliner, à l’exception des États-Unis et l’Iraq (le Canada se trouve sur le bord, en troisième place dans la diapositive). Ces deux sont les seuls à avoir répondu à la demande accrue depuis 2005 (la flèche rouge)

 

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Figure 2. Le rouge indique autrement l’importance du déclin de la production parmi les principaux producteurs de pétrole (à gauche, en descendant, les pays ayant connu un déclin depuis 2005; à droite, des pays qui ont réduit le déclin de leur production depuis environ 2013), mais la somme pour l’ensemble est à zéro. En haut à droite, les États-Unis figurent en croissance en fonction de sa production du pétrole de schiste, non conventionnel, et l’Iraq arrive après des années de guerre à redevenir producteur important du conventionnel; le Canada paraît comme un petit producteur à l’échelle mondiale, plutôt stable avec la production à partir de ses sables bitumineux non conventionnels.


Alerte rouge 2. Les découvertes ne remplacent pas les pertes de réserves venant de la production

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Figure 3. Les nouveaux projets d’exploitation (le graphique couvre la période de 2012 à 2017) ne remplacent pas les pertes de réserves venant de la production, avec 2025 l’horizon des projections. Le gaz est ici en rouge, le pétrole en vert.

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Figure 4. Le graphique porte seulement sur les découvertes de pétrole, et distingue entre les gisements sous terre ferme (en vert) et ceux en eaux plus ou moins profondes (plus le bleu est foncé, plus le gisement est en profondeur). Les trois quarts des découvertes récentes, et des réserves en cause, sont en eaux profondes. Les découvertes ne fournissent que la moitié de ce qui sera nécessaire d’ici 2025 pour combler l’écart avec la production.

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Figure 5. Le graphique présente le portrait des découvertes du pétrole conventionnel (les histogrammes en gris) et de la production/consommation (la ligne en rouge) depuis les années 1950. On note que l’essentiel des découvertes ont été faites avant les années 1980. D’énormes investissements ont été consacrées à l’exploration dans les décennies suivantes, en trouvant de moins en moins de pétrole. La courbe des découvertes et celle de la production se sont croisées dans les années 1980. La tendance à creuser l’écart continue depuis cette période.

Alerte rouge 3. Le pétrole non conventionnel (surtout, le pétrole de schiste américain) ne suffira pas à combler l’écart entre la demande et l’approvisionnement en pétrole conventionnel

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Figure 6. Il est peu probable que le pétrole de schiste américain (voir la Figure 1) arrive à combler l’écart entre la production et les découvertes. Les trois quarts des entreprises qui pratiquent le fracking ont des investissements en capital (capex: capital expenditures) supérieurs aux revenus; le graphique montre l’importance des pertes. [2]

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Figure 7. Les projections de l’AIÉ (le texte en citation) pour 2025 incluent l’hypothèse d’une production accrue du pétrole de schiste le double de la production en 2018, mais il faudrait tripler cette production pour combler l’écart. C’est une première fois que l’AIÉ souligne cette situation dans un Résumé pour les décideurs. Elle se fie à des projets au Qatar et au Canada pour combler l’écart dans le gaz naturel pour cette période.

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Figure 8. Le graphique couvre la période de 2010 à 2040. Le vert foncé est le pétrole en milieu terrestre, le vert pâle en milieu aquatique, le bleu foncé les liquides de gaz naturel, le bleu pâle les sables bitumineux, le pourpre foncé le pétrole de schiste et le pourpre pâle d’autres sources non conventionnelles. À gauche, les perspectives (Auzanneau commente que l’AIÉ est un petit malin qui cache souvent ses hypothèses) pour la production des différents types de combustibles fossiles par l’OPEP, à droite celles pour les autres producteurs. Selon ces projections de l’AIÉ, il n’y aura pas de pic pétrolier (tous types confondus) dans la période allant jusqu’en 2025. Le déclin s’avère néanmoins le plus important pour le pétrole, et «l’AIÉ n’est pas trop sûre, quoi», commente Auzanneau.

La question de l’effondrement de la production industrielle

Ici, la présentation passe à une évaluation de la situation pour l’Europe, face à ce qui semble être une version de la réalisation des projections de Halte à la croissance et cela, précisément, pour la période ciblée par le Club de Rome, soit l’effondrement de la production industrielle dans les pays riches vers 2025.

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Figure 9. Le graphique répartit l’approvisionnement en pétrole de l’Europe (quasiment 100% importé), dont la moitié provient de gisements en déclin. Ici, le rouge représente des sources ayant déjà franchi le pic, le jaune, des sources qui seront en déclin d’ici 2025 (incluant la Russie, dit l’AIÉ, confirmé par la Russie elle-même), le gris et le noir, des sources (l’Iran et la Libye) où le déclin est plausible, le vert, des sources où l’AIÉ ne s’attend pas à un déclin.

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Figure 10. Les détails sur la provenance de 50% de l’approvisionnement européen, les pays en rouge étant déjà en déclin, le déclin pour ceux en jaune projeté pour la période 2021-2025.

En effet, cet effondrement n’arrivera vraisemblablement pas partout en même temps. Voilà un certain intérêt de la présentation qui nous incite à voir la situation en Amérique du Nord dans ces termes.

 

NOTE:

Après publication de cet article, j’ai contacté plusieurs experts dans le domaine pour solliciter des commentaires sur la situation, Deux m’ont répondu, avec les réflexions suivantes.

Je suis 100% d’accord pour le pétrole conventionnel. Mais il semble y avoir pas mal de pétrole non-conventionnel… donc malheureusement pas de pénurie en vue.

Je déplore que nous ne fassions pas face à une décroissance de la disponibilité physique du pétrole… les techniques de production semblent innover sans cesse pour rendre le pétrole disponible à prix relativement abordable. J’ai conscience que les taux d’intérêt très bas expliquent aussi la bulle de production… elle pourrait éclater et faire exploser les prix… mais ce serait plus une bulle financière qu’une fin du pétrole.

Les réserves d’hydrocarbures sont trop grandes à l’échelle de planification de nos sociétés (complètement myope comme vous le savez) pour qu’on ait à se préoccuper de moins de pétrole. Si ça arrive, on ne sera pas prêt… ça sera une crise économique grave, mais pas catastrophique. En fait, ce serait sans doute la meilleure manière d’agir dans un contexte où l’inertie de l’action climatique est quasi-totale.

 ….

Débordé ces jours-ci avec divers projets liés à l’énergie et aux changements climatiques (pas que mes travaux semblent avoir un impact réel sur les émissions).

J’avoue que je vois d’un assez bon oeil l’explosion des prix du pétrole. On a vu, avec le pétrole de schiste américain, un surplus de pétrole sur les marchés internationaux depuis quelques années, ce qui contribue à maintenir les prix bas.  Il est vrai que les réserves de pétrole conventionnel chutent, mais les réserves de pétrole non-conventionnel sont importantes et, surtout pour le pétrole de schiste, il est possible de répondre assez rapidement aux changements de prix.

Il est vrai que ce secteur (gaz et pétrole de schiste) est très difficile, avec des rendements douteux, des faillites à répétition et, tout de même, des gagnants. Une augmentation des prix pourrait faciliter la production de gaz naturel qui serait transformé en pétrole synthétique, par exemple.

Je pense donc qu’il reste, au total, des réserves accessibles et très importantes de pétrole, mais que celui-ci proviendra de nouvelles sources. Malgré ce qui semblait, il y a quelques années, il faudra donc des taxes importantes pour détourner les consommateurs du pétrole vers les énergies renouvelables (et l’efficacité énergétique).

Auzanneau ne se penche pas sur la différence entre le pétrole conventionnel et le pétrole non conventionnel, se restreignant aux quantités en cause, sans aborder la question des rendements. Mes deux sources semblent suivre cette approche, mais soulignent un désaccord quant aux quantités disponibles. Pour les deux, il y a toujours une abondance de pétrole non conventionnel et ils ne voient pas de pénurie à l’horizon.

Le rendement (l’ÉROI – l’énergie obtenue en retour de l’investissement en énergie) est clé dans l’analyse de l’économie biophysique qui me paraît la meilleure approche, et que je suis dans Trop Tard. Le rendement du mix actuel de pétrole conventionnel et non conventionnel semble être aux alentours de 17 (barils produits pour un baril investi dans l’extraction et la transformation). Je n’ai pas sous la main des estimés pour l’ÉROI/rendement énergétique du pétrole de schiste américain, mais il est bas, et celui des sables bitumineux est environ 3. Pour que l’exploitation du pétrole non conventionnel arrive à compenser le déclin dans le pétrole conventionnel, il faudrait utiliser peut-être trois ou quatre des barils produits pour poursuivre l’exploitation, laissant un baril net produit pour remplacer le pétrole conventionnel et nous permettre de poursuivre dans notre folle course vers la catastrophe.

Un article dans le Financial Post du 27 décembre porte sur la question et fournit plusieurs pistes vers d’autres articles.

À suivre…

 

[1] Évidemment, les graphiques dépendent d’un recours aux données et aux projections contenues dans le rapport complet.

[2] Une explication de cette situation, qui dure depuis des années, m’est fournie par un ami: Elle se réfère au fait que la demande de capital pour soutenir l’extraction du pétrole de schiste suit une tendance des marchés boursiers qui anticipent des résultats futurs prometteurs et font que des spéculateurs boursiers favorisent des investissements de plus en plus importants… et qui n’ont rien à voir avec l’importance des réserves ou la capacité des marchés à absorber cette production. On a vu souvent ce phénomène dans les ressources minières où l’accès au capital était quasi intarissable jusqu’à ce que le marché s’effondre et laisse de nombreux investisseurs fauchés.Facebooktwitterlinkedinmailby feather

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