Entre l’idéologie de la croissance et les constats de fait

C’était en collaboration avec le Comité de transition énergétique de Stop Oléoducs de la Capital du mouvement Coule pas chez nous que j’ai présenté une conférence au cégep Sainte-Foy le mercredi 15 novembre. Nous avons profité de l’occasion pour lancer en même temps mon livre Trop tard : La fin d’un monde et le début d’un nouveau, publié par Écosociété. Ma présentation suivait une première dans la série que le Comité organise, celle-là donnée par Éric Pineault.

J’ai abordé le thème de la série avec un titre qui mettait en question l’idée même d’une «transition», tellement les pressions sur le système sont grands et urgents. Dans «La sortie du pétrole – plus que l’on pense : il n’y aura pas de «transition»», j’ai esquissé les grandes lignes du triptyque de l’échec, la première partie de mon nouveau livre, en cherchant à fournir un même temps des perspectives sur les problématiques globales qui sont associées à la série d’effondrements projetées par Halte à la croissance et que je crois en cours de réalisation.

ASPO All Diapo 31

Projections du déclin du pétrole produit d’ici 2040. Source: Association for the Study of Peak Oi de l’Allemagne, laissant l’avenir en pâle pour souligner les problèmes. Cliquer pour la source.

Une conférence peut-être «ratée»

Un ami qui était à la conférence en est sorti avec le sens qu’elle a fourni «un tout nouvel éclairage sur les défis que nous présenteront les effets des changements climatiques», ce à quoi j’ai répondu : «Ma présentation fournissait un argument sur l’effondrement de la production industrielle qui n’a pas de lien direct avec les changements climatiques, sauf que cet effondrement va réduire par son effet même l’utilisation des énergies fossiles et les émissions de GES qui autrement s’en seraient suivies.»

Un des commentaires sur mon dernier article allait dans le même sens, l’économiste pensant (je soupçonne) que l’environnementaliste de quatre décennies ne pouvait être en train de s’attaquer à des dérapages économiques. J’ai répondu :

Ni le livre ni mes articles ne cherchent à fournir des suggestions concernant le combat pour éviter les changements climatiques catastrophiques. Comme je propose dans le livre, cette bataille-là est perdue, nos sociétés (et surtout nos gouvernements et leur préoccupation pour le maintien de notre système économique avant toute chose) n’étant pas en mesure de poser les gestes nécessaires. C’est «trop tard» pour cette bataille.

Le livre porte sur un effondrement de notre système socio-économique et la nécessité de chercher à poser des gestes qui pourront favoriser des moyens pour passer à travers. L’effondrement va «régler» jusqu’à un certain point le défi des changements climatiques, sans que nous agissions pour cela.

Comme nous savons bien, les messages des uns se transforment dans les compréhensions des autres en fonction des filtres de chacune, et il y a toutes les raisons de croire que ma présentation, cherchant à passer outre les défis dus au fait que l’effondrement que je veux présenter est plutôt invisible, a été capté dans de multiples versions. J’ai fourni moi-même un exemple de ceci quand j’ai transformé le discours d’Éric Pineault sur les projections mondiales pour le pétrole en un discours portant sur les seuls sables bitumineux (voir les commentaires sur l’article précédent de ce blogue, mais j’y reviens plus bas).

Résumé de ma conférence de lancement

Je présente donc ici un petit résumé de ma conférence, pensant que l’écrit se déforme selon la lectrice un peu moins que l’oral.

J’ai commencé (1) en partant des débats récents sur les pipelines (dont Énergie Est, maintenant «réglé») et sur la congestion routière qui mettent en évidence la situation de nous, les populations des pays riches. Nous ne réalisons pas que, d’une part, l’extraction et le transport du pétrole causent de sérieux dégâts ailleurs alors que nous protestons contre la possibilité de tels dégâts chez nous et, d’autre part, nos problèmes de congestion sont associés à la dominance d’un produit de luxe, l’automobile, que la plupart de l’humanité ne peut se permettre. J’ai complété le portrait avec une réflexion sur le fait que, justement, nous les riches ne sommes qu’une petite partie de l’humanité, et la partie pauvre continue à croître en nombre, la mettant devant des défis encore plus importants que ceux qu’elle connaît de nos jours. Nous vivons toutes sur une planète «pleine» où l’empreinte écologique est déjà dépassée, et depuis longtemps.

J’ai poursuivi (2) en soulignant que la «sortie du pétrole» associée à l’opposition aux pipelines implique des conséquences insoupçonnées par les militants, une récession dans les provinces productrices (et dans le pays en entier, dont la croissance du PIB depuis longtemps est associée à cette production) et l’abandon de l’automobile privée dans le pays devant l’impossibilité d’électrifier la flotte (à la limite possible au Québec, mais non pas ailleurs). La baisse du rendement énergétique (ÉROI) de nos sources d’énergie dans un proche avenir fait que la récession risque ultimement d’être mondiale – l’effondrement.

Cette baisse (3) va de pair avec le fait que nous entrons dans une période d’environ 15 ans où la sortie du pétrole (conventionnel) va s’imposer avec l’épuisement des énormes réserves du passé et où les énergies fossiles non conventionnelles et les énergies renouvelables auront un ÉROI si bas que le fonctionnement de notre société sera mise en cause. Ceci arrivera dans un monde dominé par des inégalités et où le PIB risque fort d’être en baisse (la «récession permanente» de Tim Morgan).

J’ai posé donc la question (4) «Comment donc aborder les véritables enjeux associés à une réduction massive de notre consommation d’énergie?». J’y ai abordé l’échec de la COP21 et l’impossibilité de mettre en œuvre l’Accord de Paris devant le fait que cette mise en œuvre met en question l’ensemble des principaux acteurs du système économique à l’échelle mondiale. Une «esquisse de conclusion» mettait en perspective une population humaine où les riches dépassent de façon importante la capacité de support de la planète (par leur empreinte écologique) alors que les pauvres n’atteignent même pas le seuil minimum de l’Indice de développement humain des Nations Unies.

Planète vivante 2010, tome ii, p.73 http://awsassets.wwf.ca/downloads/lr_wwf_lpr2010_fr.pdf

Représentation graphique des dépassements des pays riches par leur empreinte écologique (axe vertical) et l’incapacité des pays pauvres à atteindre le seuil minimum de l’Indice de développement humain (0,8 de l’axe horizontal). Cliquer pour une image plus claire et la source.

J’insistais sur la réalisation par les pauvres de cet état de faits et la probabilité de migrations massives mentionnées au début dans le contexte d’une présentation des inégalités.

(5) J’ai poursuivi en insistant sur le fait que même des interventions qui paraîtraient normales dans le cadre actuel vont devoir se transformer dans le sens que j’essaie de développer dans le livre, où deux des trois parties portent sur l’avenir que nous devons assumer devant l’effondrement. Sans que cela n’arrive comme objectif explicit, nous allons connaître une société «post-capitaliste» où les fondements du capitalisme résumés par Yve-Marie Abraham ne s’imposeront plus : propriété privée remise en question, salariat aboli, prêt à intérêt supprimé, interdiction de l’entreprise privée à but lucratif. En dépit de ces propos critiques du capitalisme et en apparence «capotés», qui circulent néanmoins depuis très longtemps, l’effondrement du système capitaliste va aboutir à quelque chose du genre, à moins de nous trouver dans un chaos social.

Finalement, je suggère, suivant mon travail sur l’IPV, qu’il y a un véritable potentiel au Québec pour une nouvelle société: en région, où la foresterie et l’agriculture ne sont déjà pas vraiment des activités de marché et où l’exploitation minière ne fournit presque pas de bénéfices à la société actuelle; dans les villes, énergivores, qui devront se transformer, en parallèle à un exode pour alimenter une agriculture paysanne, laissant de grandes communautés où la vie de quartier va redevenir primordiale. Voilà ce qu’il faut préparer devant l’imminence de l’effondrement.

Le cri d’alarme est dépassé, la mobilisation s’impose

Bref, il me paraît assez raisonnable de suggérer que les énormes défis des inégalités à travers la planète, tout comme ceux des changements climatiques, ne représentent plus des priorités d’intervention face à un effondrement qui nous met devant la nécessité de changements qui vont aller dans le sens de ces défis, mais autrement. C’est finalement le message de base du livre, avec son sous-titre qui suggère que notre société actuelle est en voie de disparition mais qu’un effort de préparer une autre devrait attirer notre attention. Ce n’est pas un environnementaliste qui lance un cri d’alarme (cela fait 50 ans et plus que nous entendons de tels cris presque inutiles, y compris le plus récent, celui des 15 000 scientifiques qui sont sortis pendant la COP23 avec une déclaration dans Bioscience au nom de l’Union of Concerned Scientists); ce n’est pas non plus un constat de la catastrophe qui nous tombe dessus. C’est un effort de rallier les éléments de la société qui peuvent être réveillés à cette nécessité de sortir de notre paralysie devant les échecs répétés et d’aborder les défis autrement. «Bientôt il sera trop tard pour inverser cette tendance dangereuse», indique un des coauteurs de la récente déclaration, montrant justement la paralysie qui nous empêche de sortir de notre sommeil. Il est en effet déjà trop tard, mais non pas pour les raisons évoquées par la déclaration, qui continue dans la tradition qui remonte au sommet de Stockholm en 1972, voire avant.

Mon effort de permettre à appréhender l’invisible comporte donc ses propres défis. C’était celui de la rédaction du livre, pour commencer. Je cite dans l’Avant-propos un ami écomiste écologique qui semble presque en état de paralysie:

Concernant les crises, si je n’étais pas activement impliqué dans la recherche sur les problèmes écologico-économiques et donc si je ne savais pas que nous sommes en train d’épuiser nos stocks de capital, je ne saurais même pas qu’il y a des problèmes. Pour moi et pour la plupart des gens que je connais bien, la vie est belle, les écosystèmes locaux semblent en santé, la violence diminue dramatiquement (en regardant à l’échelle des siècles), les droits humains (homosexuels, femmes, etc.) s’améliorent, les gens pauvres (au moins aux États-Unis [où il enseigne] et même jusqu’à un certain point au Brésil [d’où il écrivait]) conduisent des autos et possèdent des téléphones cellulaires, etc. En raison des longues périodes d’évolution des processus écolo- giques, la plupart des gens resteront largement inconscients de crises écologiques avant qu’elles ne soient presque irréversibles.

C’est une semblable paralysie qui semble rendre la société civile incapable de réagir aux échecs de ses efforts après des décennies, échecs qui brillent aujourd’hui par les crises qui sévissent en dépit d’eux; elle continue à agir comme pendant tout ce temps, consciente en même temps que cela ne fonctionne plus. La réaction à l’échec de la COP21 semble s’insérer dans cette paralysie: en dépit du fait que le GIÉC nous a fourni un budget carbone et un échéancier qui rendent la poursuite des efforts habituels de changer le système – de mitiger ses élans – voués à l’échec que représentent les changements climatiques hors de contrôle, tout continue comme avant, avec perte de calculs et perte d’échéanciers.

Le fondement énergétique de la non-transition

Dans sa présentation du 25 octobre, Éric Pineault proposait, suivant des sources qu’il m’a fournies par après (World Energy Outlook – WEO – 2016 surtout; il s’agit d’une publication annuelle de l’Agence internationale de l’énergie(AIÉ) de l’OCDE), qu’il n’y aura pas de manque de pétrole pour encore des décennies, qu’il n’y aura pas de «pic de pétrole». J’ai commenté brièvement ces propos dans les échanges sur mon dernier article, j’y suis revenu dans ma présentation, mais la situation mérite une attention ici pour montrer les fondements de mon constat qu’il y aura effondrement de notre système économique à plutôt brève échéance et qu’il viendra justement des conséquences de ce pic de pétrole.

ASPO 2040 projections

Tirée des travaux de l’ASPO, commentant la première figure du présent article, pour laquelle un lien est fourni plus bas: (1) projection de croissance de la demande; (2) pic en 2030, caché; (3) réserves de l’OPEP avec pic en 2010 (la courbe du bleu foncé); (4) la courbe montante (bleu pâle) avec des augmentations de (3) ; rouge – nouvelles découvertes qui défient le bilan du passé; jaune – sources non conventionnelles, très hypothétiques. Figure trop floue pour tout voir; la lecture du document de l’ASPO allemand est recommandée.

 

Notre système «roule» sur l’énergie fossile depuis des décennies. C’était une énergie facile d’accès et assez bon marché. Nous sommes aujourd’hui devant un déclin important de notre approvisionnement en énergie bon marché et facile d’accès: nous sommes devant le pic du pétrole conventionnel et ses conséquences, un approvisionnement de plus en plus important en énergie fossile non conventionnelle, dans les prochaines décennies.

Alain Vézina a fourni dans les commentaires sur le précédent article le lien pour une récente publication de l’ASPO (Association for the Study of Peak Oil) de l’Allemagne. Le document fournit des perspectives sur le WEO 2017 et montre (voir la figure au début de cet article, avec élaboration des éléments dans la figure juste au-dessus ici) les faiblesses des projections du travail de l’AIÉ. Steven Kopits l’esquisse dans une présentation au Center for Global Energy Policy de l’université Columbia en 2014 (pour le diaporama, voir ici), que j’ai mentionnée dans les échanges sur le dernier article; j’ai pu la voir moi-même en analysant le travail de l’Office national de l’énergie du Canada à partir d’une expérience saississante devant l’ONÉ en 2006, aboutissant à une réflexion en permanence sur la situation: l’approche des agences d’énergie gouvernementales procède en fonction de différentes prévisions de croissance économique, lesquelles permettent d’estimer la quantité d’énergie (presque exclusivement fossile depuis longtemps) nécessaire pour la soutenir. Clé dans les publications de l’AIÉ est un élément des projections qui s’identifie comme «les gisements encore à découvrir» (le rouge dans la figure ci-dessus).

C’est ici que l’économie biophysique intervient, tout comme les gens de l’ASPO. Cet élément des projections constitue le déni de l’expérience des dernières décennies, où les travaux d’exploration se montrent très inférieurs, dans leurs découvertes de nouveaux gisements, à la demande en constante progression, fonction de la croissance économique. Les économistes qui sont responsables de ces projections se montrent tout simplement incapables d’imaginer un scénario où il n’y aura pas de croissance (les récessions sont des phénomènes cycliques et on en sort); cette confiance rend inopérante la prise en considération du constat qui s’impose, à l’effet que les découvertes majeures sont chose du passé, tout comme la croissance économique qu’elles permettaient.

Même le phénomène du développement des gisements d’énergie non conventionnelle aux États-Unis fait défaut; c’est le sujet d’une des sources de Pineault, un article dans Bloomberg Markets, «US to Dominate Oil Markets After Biggest Boom in World History» et dont la source est justement l’AIÉ. En contraste avec ceci, Charlie Hall a fourni un article complémentaire à celui de Bloomberg, «US Producting a Lot of Natural Gas, But Still Not Making any Money» et qui est conforme à une série d’articles de Gail Tverberg sur son blogue.

Idéologie et constats de fait

Hall, dans son récent envoi, met en évidence le travail de Ted Trainer qui, sur le site The Simple Way, esquisse le même scénario que je présente dans mon livre. «The Oil Situation : Some Alarming Aspects» résume la situation telle que je la comprends depuis un bon moment, et me met en désaccord avec Pineault et, finalement, plutôt l’ensemble du mouvement environnemental.

  • La production de pétrole conventionnel semble avoir eu un pic il y a environ dix ans.
  • La quantité d’énergie requise pour fournir chaque unité d’énergie en pétrole (ÉROI) est en augmentation constante et l’ÉROI en baisse.
  • Le taux de croissance des découvertes de nouveaux gisements [de pétrole conventionnel] a chuté de façon dramatique alors que les investissements requis pour l’exploration et l’exploitation ont augmenté énormément.
  • Il n’y a pas de raison de croire que le fractionnement et d’autres initiatives technologiques utilisées pour produire le pétrole et le gaz non conventionnels fera beaucoup de différence (le jaune dans la figure ci-haut).
  • La capacité d’exportation de nombreux pays producteurs de pétrole décline rapidement en raison de conditions internes qui se détériorent.
  • D’impacts extrêmement perturbateurs sur l’économie mondiale sont inévitables.

Nous sommes devant des propositions pour une transition énergétique dont les promoteurs se sentent obligés de faire face à une abondance de pétrole (et de gaz, et de charbon) pour l’avenir prévisible (Pineault: jusqu’en 2060) et qui comporte de nouvelles émissions de GES en augmentation. Ces propositions appellent des interventions de la société civile, comme celles mobilisées pour l’opposition à Énergie Est; maintenant, et autrement, elles sont contre Keystone XL, probablement à comprendre dans le même cadre économique qui a mis fin à Énergie Est (mais ce sera à voir). Nature Québec tient son AGA samedi prochain, avec sur le programme la mobilisation pour de nouvelles initiatives touchant le gaz, et avec Éric Pineault et Normand Mousseau parmi les conférenciers invités.

Les informations qui alimentent le mouvement semblent venir des agences de l’énergie gouvernementales comme l’AIÉ et l’ONÉ, ainsi que de l’Energy Information Administration des États-Unis. D’après des années de suivi de ces informations, je conclus qu’elles comportent, apparemment sans exception, la pensée magique à l’origine des projections de ces agences, fondées sur une confiance inébranlable dans la croissance économique comme seule source de progrès des sociétés.

En contrepartie, une approche qui n’est pas fondée sur cette idéologie, et qui accepte que la croissance ne représente pas une incontournable de l’humanité, met de l’avant les analyses de l’économie écologique et biophysique. Celles-ci confrontent les projections avec des constats de fait, ceux résumé par Trainer (et plus largement et au fil des années, par Hall). Le débat et les suites de mon travail sur le livre sont bien en question…

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