L’Agence internationale de l’énergie et les perspectives pour le pétrole d’ici 2025: un déclin, voire un risque d’insuffisance

Matthieu Auzanneau, directeur du Shift Projet de Jean-Marc Jancovici, a fait une présentation le 7 février 2019 – «This Time the Wolf is Here» – sur la question du pic du pétrole. Les diapositives qui sont présentées dans la vidéo parlent tellement que j’ai décidé de reproduire son PowerPoint. Il s’agit de la plus récente mise à jour du constat de base de mon livre Trop Tard, à l’effet que nous sommes devant un déclin irréversible dans l’approvisionnement en pétrole conventionnel, à court terme; il s’agit de la ressource fondamentale pour le maintien du fonctionnement de notre civilisation, de nos sociétés. J’invite les lecteurs de ce blogue à visionner la vidéo, dont le lien (plus haut) nous était fourni par Pierre Alain Cotnoir dans un récent commentaire sur le blogue.

Auzanneau note que l’Agence internationale de l’énergie (AIÉ), source des données pour la présentation, n’a pas le mandat de crier au loup (si elle le fait, le loup apparaît, dit Auzanneau…), et code ses messages, mais dans le Résumé pour les décideurs elle lance trois alertes rouges. Elles sont indiquées dans les diapositives [1].

Je ne ferai ici que fournir une explication pour la lecture de chaque diapositive; pour voir les diapositives plus clairement, et pour en voir les détails, il faut visionner la vidéo.

Alerte rouge 1. Le pic du pétrole conventionnel est franchi

Le pic du conventionnel est confirmé par l’AIÉ en 2009 à partir d’environ 70 mbpj, avec une perte de 2-3 mbpj depuis. Il s’agit des trois quarts de la production mondiale, et l’AIÉ projette que le déclin ne sera pas arrêté.

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Figure 1. Tous les producteurs traditionnels de pétrole voient leur production décliner, à l’exception des États-Unis et l’Iraq (le Canada se trouve sur le bord, en troisième place dans la diapositive). Ces deux sont les seuls à avoir répondu à la demande accrue depuis 2005 (la flèche rouge)

 

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Figure 2. Le rouge indique autrement l’importance du déclin de la production parmi les principaux producteurs de pétrole (à gauche, en descendant, les pays ayant connu un déclin depuis 2005; à droite, des pays qui ont réduit le déclin de leur production depuis environ 2013), mais la somme pour l’ensemble est à zéro. En haut à droite, les États-Unis figurent en croissance en fonction de sa production du pétrole de schiste, non conventionnel, et l’Iraq arrive après des années de guerre à redevenir producteur important du conventionnel; le Canada paraît comme un petit producteur à l’échelle mondiale, plutôt stable avec la production à partir de ses sables bitumineux non conventionnels.


Alerte rouge 2. Les découvertes ne remplacent pas les pertes de réserves venant de la production

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Figure 3. Les nouveaux projets d’exploitation (le graphique couvre la période de 2012 à 2017) ne remplacent pas les pertes de réserves venant de la production, avec 2025 l’horizon des projections. Le gaz est ici en rouge, le pétrole en vert.

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Figure 4. Le graphique porte seulement sur les découvertes de pétrole, et distingue entre les gisements sous terre ferme (en vert) et ceux en eaux plus ou moins profondes (plus le bleu est foncé, plus le gisement est en profondeur). Les trois quarts des découvertes récentes, et des réserves en cause, sont en eaux profondes. Les découvertes ne fournissent que la moitié de ce qui sera nécessaire d’ici 2025 pour combler l’écart avec la production.

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Figure 5. Le graphique présente le portrait des découvertes du pétrole conventionnel (les histogrammes en gris) et de la production/consommation (la ligne en rouge) depuis les années 1950. On note que l’essentiel des découvertes ont été faites avant les années 1980. D’énormes investissements ont été consacrées à l’exploration dans les décennies suivantes, en trouvant de moins en moins de pétrole. La courbe des découvertes et celle de la production se sont croisées dans les années 1980. La tendance à creuser l’écart continue depuis cette période.

Alerte rouge 3. Le pétrole non conventionnel (surtout, le pétrole de schiste américain) ne suffira pas à combler l’écart entre la demande et l’approvisionnement en pétrole conventionnel

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Figure 6. Il est peu probable que le pétrole de schiste américain (voir la Figure 1) arrive à combler l’écart entre la production et les découvertes. Les trois quarts des entreprises qui pratiquent le fracking ont des investissements en capital (capex: capital expenditures) supérieurs aux revenus; le graphique montre l’importance des pertes. [2]

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Figure 7. Les projections de l’AIÉ (le texte en citation) pour 2025 incluent l’hypothèse d’une production accrue du pétrole de schiste le double de la production en 2018, mais il faudrait tripler cette production pour combler l’écart. C’est une première fois que l’AIÉ souligne cette situation dans un Résumé pour les décideurs. Elle se fie à des projets au Qatar et au Canada pour combler l’écart dans le gaz naturel pour cette période.

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Figure 8. Le graphique couvre la période de 2010 à 2040. Le vert foncé est le pétrole en milieu terrestre, le vert pâle en milieu aquatique, le bleu foncé les liquides de gaz naturel, le bleu pâle les sables bitumineux, le pourpre foncé le pétrole de schiste et le pourpre pâle d’autres sources non conventionnelles. À gauche, les perspectives (Auzanneau commente que l’AIÉ est un petit malin qui cache souvent ses hypothèses) pour la production des différents types de combustibles fossiles par l’OPEP, à droite celles pour les autres producteurs. Selon ces projections de l’AIÉ, il n’y aura pas de pic pétrolier (tous types confondus) dans la période allant jusqu’en 2025. Le déclin s’avère néanmoins le plus important pour le pétrole, et «l’AIÉ n’est pas trop sûre, quoi», commente Auzanneau.

La question de l’effondrement de la production industrielle

Ici, la présentation passe à une évaluation de la situation pour l’Europe, face à ce qui semble être une version de la réalisation des projections de Halte à la croissance et cela, précisément, pour la période ciblée par le Club de Rome, soit l’effondrement de la production industrielle dans les pays riches vers 2025.

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Figure 9. Le graphique répartit l’approvisionnement en pétrole de l’Europe (quasiment 100% importé), dont la moitié provient de gisements en déclin. Ici, le rouge représente des sources ayant déjà franchi le pic, le jaune, des sources qui seront en déclin d’ici 2025 (incluant la Russie, dit l’AIÉ, confirmé par la Russie elle-même), le gris et le noir, des sources (l’Iran et la Libye) où le déclin est plausible, le vert, des sources où l’AIÉ ne s’attend pas à un déclin.

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Figure 10. Les détails sur la provenance de 50% de l’approvisionnement européen, les pays en rouge étant déjà en déclin, le déclin pour ceux en jaune projeté pour la période 2021-2025.

En effet, cet effondrement n’arrivera vraisemblablement pas partout en même temps. Voilà un certain intérêt de la présentation qui nous incite à voir la situation en Amérique du Nord dans ces termes.

 

NOTE:

Après publication de cet article, j’ai contacté plusieurs experts dans le domaine pour solliciter des commentaires sur la situation, Deux m’ont répondu, avec les réflexions suivantes.

Je suis 100% d’accord pour le pétrole conventionnel. Mais il semble y avoir pas mal de pétrole non-conventionnel… donc malheureusement pas de pénurie en vue.

Je déplore que nous ne fassions pas face à une décroissance de la disponibilité physique du pétrole… les techniques de production semblent innover sans cesse pour rendre le pétrole disponible à prix relativement abordable. J’ai conscience que les taux d’intérêt très bas expliquent aussi la bulle de production… elle pourrait éclater et faire exploser les prix… mais ce serait plus une bulle financière qu’une fin du pétrole.

Les réserves d’hydrocarbures sont trop grandes à l’échelle de planification de nos sociétés (complètement myope comme vous le savez) pour qu’on ait à se préoccuper de moins de pétrole. Si ça arrive, on ne sera pas prêt… ça sera une crise économique grave, mais pas catastrophique. En fait, ce serait sans doute la meilleure manière d’agir dans un contexte où l’inertie de l’action climatique est quasi-totale.

 ….

Débordé ces jours-ci avec divers projets liés à l’énergie et aux changements climatiques (pas que mes travaux semblent avoir un impact réel sur les émissions).

J’avoue que je vois d’un assez bon oeil l’explosion des prix du pétrole. On a vu, avec le pétrole de schiste américain, un surplus de pétrole sur les marchés internationaux depuis quelques années, ce qui contribue à maintenir les prix bas.  Il est vrai que les réserves de pétrole conventionnel chutent, mais les réserves de pétrole non-conventionnel sont importantes et, surtout pour le pétrole de schiste, il est possible de répondre assez rapidement aux changements de prix.

Il est vrai que ce secteur (gaz et pétrole de schiste) est très difficile, avec des rendements douteux, des faillites à répétition et, tout de même, des gagnants. Une augmentation des prix pourrait faciliter la production de gaz naturel qui serait transformé en pétrole synthétique, par exemple.

Je pense donc qu’il reste, au total, des réserves accessibles et très importantes de pétrole, mais que celui-ci proviendra de nouvelles sources. Malgré ce qui semblait, il y a quelques années, il faudra donc des taxes importantes pour détourner les consommateurs du pétrole vers les énergies renouvelables (et l’efficacité énergétique).

Auzanneau ne se penche pas sur la différence entre le pétrole conventionnel et le pétrole non conventionnel, se restreignant aux quantités en cause, sans aborder la question des rendements. Mes deux sources semblent suivre cette approche, mais soulignent un désaccord quant aux quantités disponibles. Pour les deux, il y a toujours une abondance de pétrole non conventionnel et ils ne voient pas de pénurie à l’horizon.

Le rendement (l’ÉROI – l’énergie obtenue en retour de l’investissement en énergie) est clé dans l’analyse de l’économie biophysique qui me paraît la meilleure approche, et que je suis dans Trop Tard. Le rendement du mix actuel de pétrole conventionnel et non conventionnel semble être aux alentours de 17 (barils produits pour un baril investi dans l’extraction et la transformation). Je n’ai pas sous la main des estimés pour l’ÉROI/rendement énergétique du pétrole de schiste américain, mais il est bas, et celui des sables bitumineux est environ 3. Pour que l’exploitation du pétrole non conventionnel arrive à compenser le déclin dans le pétrole conventionnel, il faudrait utiliser peut-être trois ou quatre des barils produits pour poursuivre l’exploitation, laissant un baril net produit pour remplacer le pétrole conventionnel et nous permettre de poursuivre dans notre folle course vers la catastrophe.

Un article dans le Financial Post du 27 décembre porte sur la question et fournit plusieurs pistes vers d’autres articles.

À suivre…

 

[1] Évidemment, les graphiques dépendent d’un recours aux données et aux projections contenues dans le rapport complet.

[2] Une explication de cette situation, qui dure depuis des années, m’est fournie par un ami: Elle se réfère au fait que la demande de capital pour soutenir l’extraction du pétrole de schiste suit une tendance des marchés boursiers qui anticipent des résultats futurs prometteurs et font que des spéculateurs boursiers favorisent des investissements de plus en plus importants… et qui n’ont rien à voir avec l’importance des réserves ou la capacité des marchés à absorber cette production. On a vu souvent ce phénomène dans les ressources minières où l’accès au capital était quasi intarissable jusqu’à ce que le marché s’effondre et laisse de nombreux investisseurs fauchés.

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Nadeau-Dubois inquiet: les solidaires sont presque tout aussi inquiétants, à en juger par son livre

J’écoutais distraitement le 11 novembre l’entrevue avec Gabriel Nadeau-Dubois (GND) à «Plus on est de fous plus on lit» avec Marie-Louise Arsenault, mais quelques phrases m’ont frappé: Le monde n’acceptera pas des sacrifices face aux propositions pour contrôler les changements climatiques, y disait-il, et il faut être positif dans notre approche. Ce qui frappe le monde plus que toute autre chose est le manque de temps, y continuait-il, et l’on pourrait offrir du positif, en mettant un accent sur le télétravail comme exemple de geste important.

GND cover

Le Devoir du 8 novembre avait déjà publié un extrait du nouveau livre de GND portant sur une entrevue que Luc Ferrandez lui a accordé sous le titre «Être le concierge de ses électeurs» [1], où GND réaffirme l’importance d’être positif: «Il faut plaire, impérativement, ou à tout le moins choisir habilement à qui déplaire, pour survivre dans cet univers [politique», dit-il.

L’entrevue semble lui avoir donné l’orientation de base de son livre, s’il ne l’avait pas déjà. «Cette phrase assassine [le titre de l’extrait cité plus haut] est sa réponse à la question toute simple que je viens de lui poser: «Pourquoi nos gouvernements échouent-ils en matière de lutte aux changements climatiques?».

Je commençais à avoir l’impression d’un dérapage du co-porte-parole de Québec Solidaire (QS), et j’ai acheté le livre, Lettre d’un député inquiet à un premier ministre qui devrait l’être. Il est bien écrit, mais semble clairement rater sa cible dans un effort de faire la promotion des politiciens de QS qui n’échoueront pas, comme les autres politiciens, dans la lutte aux changements climatiques.

La question de la responsabilité citoyenne et politique

Une bonne partie (p.41-49) du deuxième chapitre du livre porte sur l’entrevue avec Ferrandez, terminant avec l’affirmation qu’«il existe d’autres voies que le renoncement qui, lui, disons-le, est une posture irresponsable» (p.49). Il n’est pas tout à fait explicite qu’il applique cela à Ferrandez, et la lecture se poursuit jusqu’à la page 91 où le jugement se confirme :

Pour la majorité d’entre nous, ce programme de transition peut et doit rimer avec une meilleure vie. C’est sans doute ce que ne considère pas suffisamment Luc Ferrandez quand il se désespère devant les limites de la démocratie. Avec un peu d’imagination et beaucoup de courage politique, il est possible de rendre les choix écologiques abordables et pratiques pour nos concitoyens, tout comme il est possible de s’assurer que cette transition économique se fasse sans laisser personne derrière.

C’est déjà assez fort de le voir dire que Ferrandez a manqué d’imagination et de courage politique dans sa carrière, mais ce qui ressort du livre, finalement, est justement l’excès d’imagination de GND. Et le jugement tombe dans une réflexion qui met l’inimaginable transition énergétique (p.90), économique (p.91 et un peu partout, dans sa volonté de changer d’idée le Premier ministre) ou écologique (p.87, 91) en primeur. Pour ce qui est de cette transition, il a déjà indiqué, à la page 65, qu’«il faut changer de cap immédiatement».

Le quatrième chapitre débute avec un intéressant portrait du dust bowl qui a eu lieu aux États-Unis pendant les années 1930, une mise en scène pour un portrait des interventions de Roosevelt pendant la Dépression, son New Deal. GND insiste sur l’importance de ces interventions (le lecteur soupçonne pourquoi) et termine le portrait sans mentionner le rôle central que la Deuxième Guerre mondiale a joué pour mettre fin à la Dépression, ce que le New Deal lui-même ne réussissait pas à faire. Et voilà, GND nous fournit le Green New Deal comme la réponse aux défis contemporains et le cœur de l’action autour de la transition qu’il croit être en train de s’opérer ou qu’un nouveau genre de politiciens vont mettre en branle. Si les Américains ont pu le faire dans les années 1930-1940, nous pourrons le faire aujourd’hui, dit-il…

Le plan d’action (du gouvernement Legault, à venir, du gouvernement Trudeau, à venir, de QS…)                                                                                     

Le livre de GND est bien documenté, avec des références intéressantes pour plusieurs des constats. Ce qui est frappant, et le lecteur le ressent au fur et à mesure qu’il s’approche de la fin de ses quelque 90 pages, est qu’il ne s’y trouve aucune documentation, aucun portrait chiffré de ce qui sera nécessaire pour intervenir «immédiatement» dans le respect de notre meilleur guide, le GIÉC. Le GIÉC est mentionné par GND pour l’objectif d’une réduction des GES d’entre 80 et 85% pour 2050, mais le livre reste complètement muet pour l’objectif de 2030, soit une réduction de 45% pour limiter la hausse de la température planétaire à 1,5°C.

Dans ses affirmations, GND cite le GIÉC à l’effet qu’il nous faudra des transformations radicales dans la société, dans l’économie, dans nos modes de vie, mais tourne tout avec son excès d’imagination en une série de suggestions à l’effet que tout est possible – surtout, une meilleure vie, des perturbations qui ne seront pas négatives pour nous, etc., cela à l’instar de Naomi Klein dans Tout peut changer qu’il cite à plusieurs reprises (et dont il pourrait citer le plus récent livre, La maison brûle, portant justement sur le Green New Deal). Au moins Klein soulignait, il y a maintenant plus d’une demi-décennie, que nous sommes dans la décennie zéro.

Peut-être curieux dans tout ceci (peut-être pas pour quelqu’un qui a grandi sur le Plateau à Montréal…), il souligne régulièrement que c’est l’automobile qu’il faudra viser en priorité. Cela risquerait de frapper un grand nombre de citoyens dans les priorités de leur vie, mais GND semble résumer la façon de relever le défi en ciblant la transformation électrique de la flotte, tout en insistant sur l’importance de nous libérer de notre dépendance à la voiture.

Il faut plaire, impérativement, ou à tout le moins choisir habilement à qui déplaire, pour survivre dans cet univers. C’est en outre pour cela qu’il est beaucoup plus facile, en politique, d’enfoncer virilement des portes ouvertes que de travailler laborieusement à transformer en profondeur la société.

En effet, le travail laborieux dont il sera question n’est pas celui de l’électrification de la flotte, mais de sa quasi-élimination…

Dans ma lettre ouverte à Luc Ferrandez suite à sa démission au printemps dernier, je sortais de ma propre paralysie pour suggérer qu’une initiative se développe, qu’une plateforme soit développée – par le Parti vert du Canada (PVC) pour la campagne fédérale de cet automne – pour insister sur les vrais défis tels que quantifiés par le GIÉC, sur les vrais gestes qu’il faudrait poser face à ces défis. Le PVC n’a pas jugé bon de réagir à cette suggestion (de rêve), présumément parce que l’initiative (incluant l’abandon des sables bitumineux) comporterait une sorte de suicide politique; le résultat de l’élection pour le PVC était finalement l’équivalent d’un suicide de toute façon… [2]

Le positionnement de GND, ce qui motive clairement la rédaction de son bouquin, semble venir de ce même sentiment de la possibilité d’une certaine prise de pouvoir sur le plan politique qu’il ne faut pas gaspiller. Il a bien raison de soulever des doutes quant aux capacités du gouvernement Legault de comprendre la situation et de poser les gestes qui s’imposent. Mais il se permet, comme le faisait le PVC, de rester dans le flou quant à ces gestes (tout comme QS dans sa plateforme) pour ce qui est du court terme établi comme temps d’urgence par le GIÉC. Il lui incombe de proposer sa version (complètement laissée en plan dans le bouquin) d’une économie verte qui pourrait nous sauver. Il l’appelle, suivant de nombreux autres, le Green New Deal (avec comme acronym GND, comme il note…). Mais on reste avec 2050 comme cible, cible incapable de nous fournir les pistes pour le court terme et dépendant justement de gestes posés au court terme.

Un plan d’action pour le court terme (d’ici 2030)

Le gouvernement s’est engagé à déposer au début de 2020 un plan d’action pour lutter contre les changements climatiques. Déjà il a en main un rapport préparé par la firme Dunsky et peut-être d’autres, ainsi que l’expertise de ses fonctionnaires dans plusieurs ministères. Dans mon récent article là-dessus, je souligne que le plan d’action ne sortira pas du rapport, qui ne porte pas là-dessus, et va nécessiter un travail qui me paraît extrêmement ardu. Le cadre pour le travail de Dunsky et pour le plan d’action, tel que prévu/voulu par le gouvernement Legault, est le maintien de l’économie néoclassique, avec une croissance de presque tout sauf les émissions de GES, et cela nous donne une idée de l’énorme défi imposé par le maintien du modèle économique alors qu’un contrôle des émissions dans la situation actuelle paraît déjà hors de portée.

GND critique ce modèle économique, mais le problème fondamental est que l’économie verte retenue par GND et par le PVC comporte les mêmes contradictions inhérentes dans la croissance que celles critiquées. En ce qui a trait au modèle et aux orientations du gouvernement Legault, il reste dans des généralités dans sa critique de Legault, sans mettre l’accent sur ce qui est central, le mythe de la croissance. Ma critique de ce modèle et de tout le système socio-économique qui définit notre civilisation constitue le cœur de mon livre. GND (et QS, doit-on présumer) n’est pas encore rendu à voir toute l’incohérence en cause.

Au minimum, il lui faut concrétiser son «économie verte» dans le respect des chiffres et de l’échéancier fournis par le GIÉC, ce qui semble loin d’être prévu, ce qui semble loin d’être dans les capacités de notre nouveau parti, qui tient un bien meilleur discours que les anciens face aux défis soulignés par Greta et les autres, mais qui s’oriente inéluctablement, à en juger par le livre de GND, vers le même échec que les autres.

 

[1] Un article de Joseph Yvon Thériault du 16 novembre dans Le Devoir fournit une intéressante réflexion sur cette question, même s’il porte plutôt sur la question du coton ouaté de Catherine Dorion…

[2] Elizabeth May est intervenue récemment pour lier son appui au gouvernement Trudeau à l’abandon de l’expansion de l’oléoduc Trans Mountain, ce qui équivaudrait à l’arrêt de l’expansion du développement des sables bitumineux; une telle position ne semblait pas être claire pendant la campagne, d’après mes recherches, mais elle se trouve clairement sur le site du PVC aujourd’hui (avec l’objectif de réduire les émissions de GES de 60% d’ici 2030), et je me suis peut-être trompé.

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À Steven Guilbeault

Cet article fait suite à une intervention de La Presse+ du 19 août dernier. J’avais écrit un article du blogue en mai dernier sur la démission de Luc Ferrandez comme membre du conseil de la Ville de Montréal et maire du Plateau; j’y soulignais ma compréhension de son geste, ayant déjà commenté favorablement la démission de Nicolas Hulot pour sa décision similaire. Elle semblait pour plusieurs autres plutôt incompréhensible, et pendant l’été, le journaliste Jean-Thomas Léveillé a décidé de convoquer une rencontre entre Ferrandez et plusieurs personnes – environnementalistes – qui se sont montrées en désaccord avec sa décision. La rencontre était intéressante, réunissant Daniel Green, chef adjoint du Parti vert du Canada pour le Québec, Steven Guilbeault, rendu candidat du Parti libéral du Canada, Luc Ferrandez et moi-même (à sa suggestion, histoire d’équilibrer l’échange…). Finalement, et contrairement à ce qui semblait être attendu, nous étions trois à se poser des questions sur la décision de Guilbeault de se présenter comme candidat aux élections fédérales. L’article qui en a résulté indique certaines des grandes lignes de l’échange, sur lequel je reviens ici, maintenant que Guilbeault est bel et bien élu.  

Côté caricature le 7 octobre 2019 Le Soleil

Steven n’est plus la jeunesse qu’il était. Est-ce qu’il va pouvoir témoigner pour la jeunesse maintenant qu’il est à Ottawa?                            caricature d’André-Philippe Côté, Le Soleil

Steven,

Tu as attendu la décision du gouvernement Trudeau concernant l’expansion du pipeline TransMountain avant de te lancer dans la campagne, en indiquant publiquement ton désaccord avec la décision. À ce moment-ci, nous ne savons pas si tu vas te trouver au sein du Conseil des ministres du nouveau gouvernement Trudeau, mais on peut penser que cela importera presque peu, tellement tu vas être coincé face à une série de décisions déjà prises par le gouvernement qui sont cruciales face au défi de contrôler les émissions de GES:

– rétention de l’objectif du gouvernement Harper quant à l’objectif à viser – beaucoup trop restreint – en ce qui concerne les réductions des émissions de GES;

– établissement d’une taxe sur le carbone beaucoup trop faible pour avoir l’effet souhaité, même si elle est contestée déjà à ce niveau;

– achat du pipeline TransMountain (parce que le privé allait l’abandonner) dans le but de procéder à son expansion avant d’essayer de le vendre une fois complété.

Tout cela était associé à un discours gouvernemental omniprésent à l’effet que le développement des sables bitumineux était compatible avec l’atteinte des objectifs de l’Accord de Paris (encore une fois trop limités, de toute façon).

Sauf erreur, tu étais contre les interventions et les objectifs de Harper, tu connais bien les fondements pour la critique de la taxe sur le carbone à l’effet qu’elle est trop faible, et tu t’es prononcé contre l’expansion de TransMountain (et contre le développement continu, je crois, des sables bitumineux, mais là, je puis me tromper). Je ne vois pas comment tu pourras conseiller le gouvernement autrement qu’en proposant le retrait de ces décisions, autrement te trouvant carrément en contradiction avec tes connaissances et tes positions. Ce n’est plus le temps de planifier une transition pouvant durer des décennies au gré de l’évolution de la compréhension des politiciens des enjeux. Je t’offre ici quelques réflexions sur la situation.

Effondrement prévisible de l’industrie pétrolière dans les sables bitumineux

Luc Gagnon, dans un récent article dans Le Devoir, a introduit de nouveaux éléments dans le débat public, soulignés par le titre, «L’Alberta et l’industrie pétrolière dans un cul-de-sac». Il débute avec ce qu’il appelle quelques «détails techniques»:

Les problèmes économiques de l’Alberta sont dus au fait qu’elle a tout misé sur le pétrole. La province a présumé que le prix du pétrole serait toujours à la hausse, alors que le prix a baissé. Dans la période de prospérité, elle n’a rien fait pour diversifier son économie.

Dans le monde, les industries pétrolières et gazières sont parfois distinctes. Au Canada, les deux industries sont très intégrées et font souvent un lobbyisme commun.

L’exploitation des sables bitumineux exige de grandes quantités d’énergie. Comme l’élite pétrolière possède aussi les entreprises gazières, toute l’énergie requise pour traiter les sables bitumineux provient du gaz. Il en résulte de fortes émissions de GES.

J’ajoute que cela entraîne un coût d’exploitation plus important que pour les ressources conventionnelles, rendant non rentable l’ouverture de nouveaux projets d’extraction depuis 2014. Gagnon propose que l’Alberta aurait pu diversifier son économie et développer son potentiel hydroélectrique ou des centrales nucléaires, en insistant sur un effondrement des économies fondées sur les énergies fossiles non conventionnelles comme les sables bitumineux (sans se commettre sur un effondrement possible de toute l’industrie de l’énergie fossile). Il ne remet pas en question le modèle économique lui-même, mais insiste sur un problème avec une dépendance à (certaines) énergies fossiles…

Les citoyens de l’Alberta devraient comprendre la réalité suivante: même si l’Alberta gagne cette guerre, la lutte contre les changements climatiques causera un effondrement économique encore plus grand dans 10 ou 15 ans. Plusieurs autres pays vont refuser d’acheter le brut des sables bitumineux. Plusieurs pays vont diminuer leur consommation de pétrole. Dans un marché en décroissance (même faible), les pays vont préférer acheter du pétrole traditionnel bon marché du Moyen-Orient.

Il n’y a pas mention du déclin du pétrole conventionnel tel qu’esquissé par l’Agence internationale de l’énergie en 2013 et, plus récemment, par la banque HSBC dans une analyse approfondie de 2017 (voir mes récents articles et la page 145 de mon livre Trop Tard).

Bref, Gagnon fait introduire dans le débat l’avenir même de l’industrie pétrolière, du moins celle ayant recours aux énergies non conventionnelles, dont les sables bitumineux. Il propose que les interventions face aux changements climatiques – aussi faibles soient-elles, doit-on présumer – vont réduire la demande pour les énergies émettant trop de GES, et cela est inévitable devant le refus de l’Alberta de développer un recours à d’autres sources d’énergie. J’ajoute encore, et je soupçonne que tu reconnais, que cela sera la situation pour l’ensemble de l’industrie de l’énergie fossile.

Comment aborder cela dans le cadre politique actuel?

Jean-Robert Sanfaçon, dans un éditorial du 24 octobre, pousse la réflexion un peu plus loin. II y fournit le contexte pour le mauvais positionnement des provinces de l’Ouest face à la nécessaire conversion de leurs économies en ligne avec les exigences du XXIe siècle. Encore une fois, la réflexion touche directement à ce qui pourrait être ton rôle de conseiller du nouveau gouvernement Trudeau. Les pipelines constituent des infrastructures qui vont durer un demi-siècle et (contrairement à ce que Sansfaçon propose, histoire d’avoir trop travaillé dans la pensée économique) ne doivent pas être construits. Il faut planifier pour l’avenir en tenant compte de la disparition de l’industrie pétrolière plutôt que d’investir dans un avenir où elle continuerait à dominer l’économie jusqu’à son effondrement.

La récente élection a réglé, sur le plan politique, toute illusion quant à des gains politiques à faire dans l’Ouest pour les libéraux. Il faut que le nouveau gouvernement, avec trois partis d’opposition en accord avec la nécessité de combattre les changements climatiques, reconnaisse la mauvaise situation des provinces de l’Ouest, mais sans répondre à leurs revendications toujours fortes pour maintenir l’économie fossilifère.

Comme un des participants à notre échange pré-électoral l’a suggéré sans prétendre à être particulièrement sérieux, c’est le temps pour l’Alberta – en dépit de son refus de mettre en place des taxes de vente, etc. comme le font d’autres provinces tel le Québec, et en dépit de ses décisions de ne pas constituer une réserve souveraine établie en fonction des revenus de l’État venant des bénéfices de l’industrie pétrolière dans le passé – de se préparer pour être bénéficiaire éventuelle du système de péréquation établi pour assister les provinces (ou territoires) dont l’économie ne fonctionne pas assez bien. L’Alberta et la Saskatchewan sont de toute évidence devant une sorte de récession permanente, même si elles ne reconnaissent pas cette situation. Le gros problème pour le nouveau gouvernement Trudeau (comme pour l’ancien) est que cela aura un impact sur le bilan économique de l’ensemble du pays aussi, si l’on fait abstraction de la trajectoire esquissée par Gagnon et Sansfaçon, ce qu’il ne veut pas accepter.

L’Alberta souffre?

En effet, les provinces productrices de pétrole et de gaz ont été souvent dans les dernières décennies des moteurs des économies provinciales et nationale. Une récente intervention du blogue Anybody But Conservative permet de voir plusieurs aspects du portrait actuel (même si l’intervention est partisane, les données ne le sont pas). Quelques éléments du portrait de l’Alberta:

Piuze anybody Median incomeEn 2017, au pire de la récession en Alberta, le revenu médian après impôt dans la province était $70,300, ayant décru d’un sommet de $74,200 en 2014. Personne ne veut voir son revenu chuter de 5% en 3 ans, mais d’une perspective non-albertaine, même au pire de la récession, le revenu médian en Alberta était $7,600 supérieur à celui de l’Ontario (12,2%) et $10,500 plus (17%) que le moyen national. En dépit d’un revenu plus bas maintenant, l’Alberta reste, de loin, la province la plus riche du CanadaPiuze anyvody Unemployment

En regardant le taux de chômage, il se situe à 6,6% en Alberta. Même si cela est 1,1% plus haut que la moyenne nationale, il est beaucoup plus bas que celui de Terre Neuve et Labrador (à 11,5%) et de toutes les provinces maritimes. C’est aussi bien plus bas que le sommet atteint en Alberta au pire de la récession (9,1%).

L’auteur fournit en même temps des informations sur les états financiers des grandes entreprises pétrolières de l’Alberta.

Les cinq plus grandes pétrolières dans les sables bitumineux ont congédié 20 000 employés [durant la récession] tout en engrangeant d’importants profits. Elles ont payé $31,76 MM aux actionnaires, incluant $12,56 MM après la chute du prix du pétrole en 2014. En 2017, les cinq ont transféré aux actionnaires un total de $6,2MM et ont gardé des surplus résiduels de $7,3 MM, tout en payant $4,72 MM en impôts et redevances aux différents niveaux de gouvernement.

Le profit agrégé des entreprises était de $46,6 MM, près du revenu global du gouvernement de l’Alberta, à $47,3 MM.

Un tel portrait ne semble pas pour le moment mettre l’Alberta en ligne pour une aide par la péréquation… En effet, ces données fournissent le contexte pour un portrait intéressant du positionnement politique de l’Alberta et de la Saskatchewan. Ces deux provinces ont des économies fondées sur les ressources en énergies fossiles depuis des décennies et veulent continuer dans cette lignée. Leur problème apparent est l’accès limité à des marchés pour leur pétrole, ce qu’elles reconnaissent et cherchent presque désespérément à régler. Leur problème réel, qu’elles doivent ressentir, est que leur pétrole, maintenant en grande partie non conventionnel, se bute aux problèmes esquissés par Gagnon et, plus généralement, par un marché de plus en plus sensible aux défis associés aux émissions de GES.

Continuer à concilier l’inconciliable?

Tu es connu pour ton ouverture à un travail avec les opposants à tes positions, mais cette fois-ci constitue le moment  – c’est ce qui me pousse à écrire – de reconnaître l’ultime échec de ce travail antérieur. Le GIÉC nous fournit un échéancier et des objectifs assez clairs dans notre lutte contre les changements climatiques, et contrairement à ce que Trudeau proclame depuis quatre ans, et ce que tu connais clairement, le développement des sables bitumineux est tout simplement et mathématiquement incompatible avec cet échéancier et ces objectifs, en ce qui concerne le Canada. Il faut que tu conseilles Trudeau à cet effet.

Encore plus important probablement, et souligné par les textes de Gagnon et Sansfaçon que je cite ici, mais rarement explicité et expliqué, le développement des sables bitumineux représente un non-sens, un investissement de ressources énergétiques (gaz, charbon, hydroélectricité ou nucléaire) pour lequel le retour en énergie (l’ÉROI) est tout simplement insuffisant pour nous fournir un rendement – un surplus – capable de soutenir notre société dans ses besoins en énergie. Alors que des analyses sérieuses mettent le retour sur l’investissement suffisant pour maintenir notre société à environ 10 pour 1, le retour venant de l’exploitation des sables bitumineux est plutôt autour de 3. C’est pour cela, entre autres, que cette exploitation est si polluante; l’utilisation de l’énergie requise pour obtenir un produit utilisable comporte des émissions trop importantes, sans même compter celles associées à l’utilisation (la combustion) du produit lui-même.

Comme Sanfaçon le dit:

Ceux qui accusent les libéraux, les néodémocrates ou les bloquistes d’être responsables de la division opposant l’est et l’ouest du pays font fausse route. Cette division est d’abord et avant tout le fait des positions d’arrière-garde soutenues par les conservateurs fédéraux et leurs homologues provinciaux dans un monde en profonde mutation.

D’ores et déjà, l’Alberta et la Saskatchewan peuvent difficilement compter sur l’exploitation pétrolière pour assurer leur prospérité. L’une et l’autre doivent dès aujourd’hui travailler à l’avènement d’une économie du XXIe siècle.

Cette démarche aurait été rendue plus facile grâce aux milliards de dollars tirés des redevances pétrolières qui ont servi à maintenir les taux d’imposition les plus faibles au pays au lieu d’être épargnés comme en Norvège. Là encore, ce ne sont ni les libéraux ni le NPD et encore moins le Bloc qui sont responsables de cette absence de prévoyance, mais les élus conservateurs, locaux et nationaux, pour qui des impôts peu élevés sont toujours le meilleur signe d’un bon gouvernement.

Le nouveau gouvernement Trudeau doit renverser ses décisions antérieures, à commencer par l’abandon de l’expansion du pipeline TransMountain (où sa vente à des intérêts qui partagent les illusions des provinces productrices). C’est ce que tu proposes en principe, même comme candidat et maintenant élu.

MISE À JOUR le 11 novembre: Dans un éditorial sur le retrait des États-Unis de l’Accord de Paris, Guy Taillefer termine:

Excuse me Mr., chantait Ben Harper. Toutes les manifestations et toutes les Greta Thunberg du monde ne feront pas changer d’idée M. Trump et ses aficionados. Soit, dit Naomi Klein, qui vient de publier un nouveau livre, Plan B pour la planèteLe New Deal vert. Un changement radical pour atteindre la neutralité carbone d’ici 2030 n’est pas moins possible, plaide-t-elle, convaincue qu’on assiste à une vraie évolution dans les opinions publiques. Alors quoi ? Ne pas cesser, en tout cas, de talonner les Trudeau et les Macron de ce monde, tous ces politiciens qui tiennent sur le climat un double langage qui trompe de moins en moins. Eux aussi font partie du problème.

 

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