L’IRIS à la recherche d’un nouveau modèle: le secteur de l’énergie

Ceci est le quatrième et dernier d’une série d’articles portant sur Dépossession : Une histoire économique du Québec contemporain publié récemment par l’IRIS. L’objectif est d’essayer de rendre explicites les composantes d’un nouveau modèle que le livre semble pressentir mais ne présente pas explicitement.

 

Énergie : De la nationalisation è la privatisation, par Eve-Lyne Couturier et Bertrand Schepper-Valiquette

L’histoire de l’électricité au Québec; La petite histoire des hydrocarbures au Québec

Il faut aller dans les sous-sections de chaque partie du chapitre pour voir les détails mais, comme les titres l’indiquent, le chapitre ne fournit que par indirection les pistes pour une vision de la façon dont l’énergie devrait être régie dans la société. L’histoire débute avec des problèmes de corruption, de collusion et de mauvaise gestion au sein des entreprises privées qui opéraient dans le secteur de l’électricité et du gaz il y a 100 ans. Suit une présentation des étapes menant à la nationalisation des compagnies d’électricité (mais non des compagnies possédant leurs propres barrages) sous les régimes de Duplessis, de Godbout et finalement de Lesage.

Un modèle d’affaires pour le service public

Avec les interventions du gouvernement Lesage, dont le travail de René Lévesque, le Québec reconnaît comme un service public l’approvisionnement en électricité aux abonnés résidentiels et commerciaux. Couturier souligne qu’avec l’attribution à Hydro-Québec d’un nouveau statut en 1981 par Jacques Parizeau, l’État devient l’unique actionnaire, Hydro-Québec devient une entreprise à fond social et commence une gestion plus commerciale. Ce processus enlève à la population son rôle comme propriétaire (direct, mais je ne comprends pas très bien la distinction) et met en place l’effort de développement où, en plus «d’offrir le meilleur service au meilleur prix, il faut aussi trouver le moyen de développer le marché tout en étant de plus en plus profitable» (193).

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C’est justement à partir des années 1980 que l’influence grandissante des courants néolibéraux mène progressivement à des changements dans ce sens. La volonté d’intégrer le marché nord-américain mène, dans les années 1990, à la création de la Régie de l’énergie et de l’Agence d’efficacité énergétique et le début de la déréglementation du marché de l’électricité. Hydro-Québec se scinde en quatre entités distinctes «selon un modèle imposé par un marché externe privé, dans le but avoué de maximiser son profit» (198).  Suivent des années de contestation entre Hydro-Québec et la Régie de l’énergie, alors que le gouvernement redéfinit sa place dans le portait. En 2000, la Régie perd son autorité sur les lignes de transmission et leur entretien, et en même temps, avec la Loi 116, elle perd toute juridiction réglementaire sur Hydro-Québec Production, décision qui enlève beaucoup de pouvoir au gouvernement aussi. Le processus de déréglementation comporte l’instauration d’un engagement «patrimonial» et une sorte de redistribution par la voie de l’interfinancement..

L’aventure avec le thermique, menant à l’abandon du projet du Suroît mais à la construction de la centrale au gaz de Bécancour (qui ne sera pas jamais mise en opération), et l’abandon de la filière éolienne au secteur privé, montrent les conséquence d’un modèle d’affaires rendu assez claire (la conclusion suivante semblant s’appliquer aux deux):

En somme, le gouvernement et Hydro-Québec ont choisi de déléguer au privé les énormes investissements liés au développement d’une nouvelle filière industrielle en échange du contrôle de la ressource. Plutôt que de reposer sur une politique énergétique à long terme qui bénéficierait à tous les Québécois et Québécoises, le modèle d’affaires privilégié dépend donc de décisions à court terme d’entreprises privées qui veulent être rentables le plus vite possible.» (207)

Je ne vois pas de réflexion directe sur les surplus générés par des décisions gouvernementales en dehors du cadre réglementaire et même en dehors de la capacité d’Hydro-Québec de les contrôler, mais il semble justement que le modèle d’affaires soit derrière ces décisions. Couturier termine sa section du chapitre en soulignant la dépossession dans le secteur de l’énergie – le peuple a été dépossédé «du levier d’appropriation collective que dev[r]ait être Hydro-Québec» (211) – et en montrant son étonnement «que les retombées positives de la nationalisation des ressources hydrauliques n’aient pas inspiré davantage d’enthousiasme quand il s’est agi d’exploiter collectivement d’autres énergies renouvelables» (211).

Un modèle alternatif

Par indirection, Couturier et l’IRIS suggèrent le modèle alternatif. Il verrait Hydro-Québec propriété de la population québécoise et en contrôle des différentes ressources énergétiques et de leurs filières (hydroélectrique, éolienne, thermique). La recherche de rendements serait secondaire à un processus encadré par une «politique énergétique à long terme» qui pourrait, par exemple, viser une réduction de la demande (204) plutôt qu’une augmentation de l’offre (208). Elle ne serait plus liée aux marchés continentaux mais redeviendrait fondamentalement un service public sans engagements commerciaux. Peut-être à décider ultérieurement: le statut des entreprises grandes consommatrices d’énergie. L’énorme importance d’Hydro-Québec dans le secteur de la construction et donc dans l’économie telle que comprise de façon traditionnelle méritera commentaire dans le volume 2, mais déjà le fait ne ne pas tenir compte de cela suggère fortement cet élément non marchand du nouveau modèle qui semble comporter clairement aussi un «niveau de vie» moindre.

Couturier, parlant d’expérience, insiste sur l’opacité d’Hydro-Québec dans ses contacts avec le public, avec la Régie, avec le gouvernement. Elle insiste aussi sur le besoin de remettre un accent sur la transparence et des processus de consultation, en décrivant plusieurs aspects de l’histoire, importants, qui ont été le résultat de décisions prises derrière les murs. Ceci ne change pas le nouveau modèle recherché, mais nous ramène à des principes de base dans la réflexion de l’IRIS, dont la participation du public dans son gouvernement et ses sociétés d’État.

La réflexion est finalement radicale. Même devant une situation où la nationalisation a déjà eu lieu, la critique des transformations du rôle de l’entité représentant cette nationalisation remet profondément en cause tout le système de marché, et non seulement les éléments qui découlent de l’approche néolibérale. L’IRIS semble proposer une nouvelle société, «privée» des milliards fournis par des orientations commerciales pour ramener l’entreprise dont l’État est l’unique actionnaire à un statut de fournisseur de services de base à la population.

Dans mon chapitre sur l’énergie pour le projet de livre Les indignés, je suis parti d’une position, tenant compte d’un ensemble d’enjeux planétaire, où le Québec chercherait à vivre de son énergie hydroélectrique et en coupant tout lien avec les hydrocarbures. Suivant L’énergie, fondement du fonctionnement de la société, ce serait, finalement, une société fondée sur une consommation d’énergie la moitié de ce qu’elle connaît aujourd’hui. À ma surprise, le portrait n’était pas catastrophique, bien que la même approche ailleurs le soit.

Les hydrocarbures et l’avenir

Couturier souligne vers la fin de son chapitre: «Quand il s’agit du développement de l’hydro-électricité sur le territoire, rien ne semble freiner les ardeurs de la société d’État» (208) (auquel on doit ajouter celles des élus). Il était saisissant de voir la Première ministre Marois mettre sa ministre de l’Énergie en boîte lorsque cette dernière a noté, dès sa nomination et en fonction de connaissances assez approfondies, qu’elle ne voyait pas le jour où la technologie du fracking réussirait à devenir acceptable sur le plan environnemental. Il est saisissant de voir Marois, et maintenant le Premier ministre Couillard, complètement bernés par le mythe du pétrole comme miracle d’enrichissement pour les sociétés, cela dans une année où la Conférence de Paris en décembre marquera l’échec plutôt final des efforts de ces sociétés de gérer leurs émissions de gaz à effet de serre de manière à éviter la catastrophe d’une hausse de température de plus de 2 degrés.

La section du chapitre de Dépossession sur l’énergie signée par Bertrand Schepper-Valiquette et fournissant l’analyse des efforts pour développer les gisements d’énergie fossile se situe dans la perspective du livre insistant sur la dépossession, dans ce cas, de ressources fossiles. Gaz Métro, à l’instar d’Hydro-Québec, devrait être propriété publique. Ceci est un peu curieux, puisque l’IRIS ne proposerait sûrement pas de développer les gisements en ayant recours à la fracturation (la seule exception, Old Harry, n’est pas mentionnée). Il n’y a pourtant aucune indication d’un tel refus, suivant le jugement de Martine Ouellet et de nombreux experts comme Marc Durand et J. David Hughes, pour qui il est fondamental d’inclure les impacts et les coûts des externalités en faisant l’analyse, inclusion qui rend ces filières non souhaitables, probablement sans intérêt.

Le chapitre conclut autrement:

Vu l’état des réserves de ressources non renouvelables [quel est cet état, pour l’IRIS?!], il nous semble aujourd’hui indispensable d’étendre la définition de la dette publique à l’environnement que nous laissons en héritage. Car à l’avenir, la dette «écologique» ne sera-t-elle pas encore plus difficile à acquitter que la dette économique? … Ne serait-il pas opportun d’engager l’ensemble de la population dans une démarche qui lui permettrait de se réapproprier ses ressources énergétiques et de choisir quelle voie lui semble la meilleure pour l’avenir? (238)

Terminer ainsi le survol de la gestion de nos ressources naturelles semble accentuer le défaut fondamental de Dépossession, l’absence d’un portrait du Québec à l’avenir, en fonction des principes et des orientations des quatre chapitres de ce premier volume[1].

Le Québec dans un avenir sérieusement mis à l’épreuve

Il semble tout à fait justifié de voir cet avenir, suivant l’IRIS, comme nous voulions le décrire dans Les indignés sans projets? Je remonte au commentaire de Roméo Bouchard sur le premier article portant sur l’agriculture. Roméo souligne l’absence de toute orientation quant aux engagements nécessaires pour rendre le portrait présenté plus qu’un rêve. Je lui ai répondu que l’IRIS est une boîte de recherche et de production d’information socio-économique qui laisse à d’autres acteurs les interventions directes. Mon problème avec Dépossession n’est donc pas cette absence d’orientations pour des engagements, mais l’absence, soulignée dans les articles sur les quatre chapitres, de tout portrait explicite du modèle, de la société qui serait impliqués par les propos des auteurs. J’ai essayé de réunir plusieurs constats des auteurs qui fournissent les indications de leur vision de l’avenir, mais j’arrive finalement à me trouver obligé de formuler le portrait moi-même – ce que j’essaie de faire souvent dans ce blogue…

Jusqu’à un certain point, Dépossession semble représenter une reprise de l’intervention de l’IRIS dans le premier numéro d’Éditions Vie Économique (ÉVÉ)[2]  «Repenser la gauche économique selon nos propres critères» représentait une prise de position intéressante pour l’équipe complète des jeunes chercheurs de l’IRIS, débutant par une mise en cause de l’idéologie économique dominante:

La revalorisation de la gauche doit donc s’effectuer à trois niveaux. D’une part, apprendre à affirmer la priorité des objectifs sociaux sur la croissance économique; d’autre part, se convaincre et convaincre la population que le bien-être de la collectivité, de la démocratie et de l’environnement passe par cette priorisation; enfin, ce n’est qu’après avoir dépassé l’angoisse de la croissance à tout prix, qu’il faudra remplacer l’idéologie néolibérale par des modèles de développement alternatifs.

 et terminant en affirmant leur insertion dans un «projet de société»:

Cependant, un tel projet ne pourra se réaliser sans un nécessaire retour à une analyse plus globale et critique des structures de l’économie et de son idéologie. En fait, ce que la droite a merveilleusement réussi n’est pas tant d’avancer des propositions concrètes fortes et inébranlables, mais de les inscrire dans un projet plus vaste qui donne un sens aux réformes proposées. Il ne faut donc pas revenir à une analyse radicale du capitalisme uniquement pour se faire plaisir et ainsi certainement s’isoler, un tel retour doit s’inscrire dans un projet de société afin que nos réformes soient comprises par la population. … Un premier geste pour marquer le retour de la gauche québécoise serait donc, pour elle-même, de reprendre contact avec l’idée d’un nécessaire dépassement du capitalisme.

Tremblay-Pepin souligne dans sa Conclusion que le livre est censé «fournir des explications objectives afin de décrypter les discours dominants et se donner les moyens d’agir» (266). Le malheur est qu’il n’en est presque rien, «les changements proposés» (274) étant restés vraiment dans le registre de l’implicite. Il semble bien y avoir un projet de société, et j’ai essayé dans ces quatre articles à le décrire. Ce qui est frappant, voire déconcertant, et que la société que le livre nous proposerait ainsi comporte des contraintes dramatiques – incluant plus clairement maintenant pour l’IRIS les contraintes environnementales – dont le caractère semble presque incompatible avec l’optimisme dans le langage du livre.

Je prends un seul exemple, la référence à deux reprises aux «ressources immenses du Québec» (22) dans l’Introduction. À la lecture du livre, il faut constater que ces ressources – le territoire – restent immenses, mais ne représentent pas un immense potentiel pour un développement à l’image de ce que nous avons connu depuis la Deuxième Guerre mondiale. Nos futurs paysans produiront moins que l’agriculture industrielle que l’IRIS propose de transformer. Notre forêt reste immense mais seule une petite partie permet de penser à une exploitation rentable, cela dans le cadre d’un marché que l’IRIS semble proposer de restreindre. Une exploitation possible de nos gisements de minéraux se confronte au fait que nous sommes dans la deuxième moitié de l’ère des métaux, et Nantel envisage même une situation où l’exploitation serait abandonnée. Hydro-Québec est rendu très loin déjà dans la construction des barrages, et la planification de ceux qui pourraient suivre se bute à des surplus qui vont être en place pour encore plus d’une décennie.

Le discours porte sur le modèle économique (et non seulement la variante néolibérale) et implique un bouleversement majeur dans la société. Le langage élimine clairement le déni que constitue l’économie verte comme alternative et nous met devant des contraintes. Les chapitres du livre semblent prôner une société que je décris comme celle résultant d’un effondrement du système économique; ils ne semblent pas voir cela venir par des processus associés à la dégradation du modèle actuel ni par celle des écosystèmes. Cela fait des années que j’essaie de promouvoir un effort de faire face aux énormes défis actuels, qui vont nous contraindre de façon inéluctable dans nos options, et je comprends que ce n’est pas facile. Je reste bien désappointé par ce travail de l’IRIS qui finit par mettre l’accent principal sur l’histoire derrière nous et qui nous situe face aux défis. Comment cela se fait-il que le troisième objectif de l’ouvrage, nous donner un portrait fournissant une conception des engagements nécessaires et les moyens ainsi d’agir, comment nous laisse-t-il presque paralysés tellement il est flou?

 

[1] Nous ne parlerons pas ici du dernier chapitre, «Eau : La prochaine dépossession?» puisque l’état actuel de la gestion de cette ressource est raisonnablement proche de ce qui serait souhaitable. L’auteur, Martin Poirier, a travaillé pendant plusieurs années à l’IRIS et exprime surtout une série de prises de position sur des orientations possibles qu’il faudrait refuser. Les titres des sections fournissent les perspectives: Une ressource de plus en plus convoitée; Les apologistes de la marchandisation de l’eau; Exportation et transferts d’eau massifs; Les enjeux de l’exportation de l’eau.

[2] ÉVÉ était une coopérative de solidarité menée de front par Gilles Bourque et qui entre 2009 et 2014 publiait un numéro étoffé trimestriellement. Elle a été dissoute en 2014, mais l’Institut de recherche en économie contemporaine (IRÉC) en assurera la survie du contenu passé et publiera les prochains numéros, puisque la publication n’est pas arrêtée. Elle paraîtra désormais à fréquence réduite. Un volume 6, n.2 est prévu pour mai 2015 sous le thème: «Évitons la catastrophe: agir maintenant pour la transition énergétique». J’ose croire que les orientations de ce numéro iront dans le sens de plusieurs publications de l’IRÉC que j’ai critiqué à différentes reprises sur le blogue et sur le site d’Économie autrement.

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1 commentaire.

  1. David Huard

    C’est toujours surréaliste de voir le résultats de deux idéologies qui s’entrechoquent. On a dans le document analysé ici d’un côté le nationalisme (l’énergie par nous, pour nous), et de l’autre le discours environnemental (réduisons la consommation et l’utilisation des ressources) que l’on essaye de marier.

    Dans une nation qui voudrait passer à un modèle d’électricité non-marchand et réaliser l’autarcie énergétique, on devrait construire assez de centrales afin de livrer de l’énergie en période de pointe. Cette capacité de pointe resterait toutefois inutilisée pendant le reste de l’année. Le fait de pouvoir échanger de l’électricité avec nos voisins, dont les périodes de pointe sont différentes permet de lisser la demande et, globalement, d’offrir la même stabilité d’approvisionnement avec moins d’équipement et moins de gaspillage de ressources. En effet, il faut savoir que les centrales de pointe sont typiquement des centrales au gaz ou à l’essence, qui demandent peu de capital et offrent un démarrage rapide.

    Pour tenir un discours écologique cohérent, il faudrait donc applaudir les projets d’inter-connexion avec nos voisins. Ultimement, l’énergie hydroélectrique exportée par le Québec chez nos voisins du sud déplace une production au gaz, réduisant les émissions de GES. Plus le marché sera interconnecté, plus les énergies renouvelables pourront y prendre de place.

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