La dépossession a plusieurs visages

La déclaration de l’équipe de l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS) en 2009, dans le premier numéro de la revue en ligne Revue Vie Économique (RVÉ), donnait bien l’impression que les jeunes chercheurs du groupe saississaient bien les enjeux contemporains en termes d’orientations économiques. La question de limites y est associée explicitement, par ailleurs, aux enjeux écologiques.

Il est donc assez surprenant de voir un ensemble de ces chercheurs sous la direction de Simon Tremblay-Pepin, dans leur livre Dépossession : Une histoire économique du Québec contemporain publié en mars dernier, foncer dans un oubli frappant des enjeux écologiques qui s’imposent comme cadre pour n’importe quel ouvrage sérieux de nos jours. J’ai déjà commenté les quatre premiers chapitres (sur cinq) de ce livre (IRIS dans le moteur de recherche de ce blogue sortira les quatre articles), en soulignant, à travers une bonne présentation de la dégradation de la situation depuis plusieurs décennies, l’absence presque complet du portait du Québec qu’ils imaginent, un Québec aux «immenses ressources» dont elles veulent reprendre le pouvoir de gestion.

Source:  Living Planet Report, WWF, Zoological Society of London et Global Footprint Network (2006) . Même si les données datent de 2005, le portrait reste le même 10 ans plus tard, à quelques modifications près.

Un colloque pour revisiter le travail

L’IRIS a eu la bonne idée d’inviter un ensemble de commentateurs à participer à une journée de réflexion sur l’ouvrage, tenue le 12 novembre dernier. Il m’a invité à participer à un des quatre panels de la journée, en posant des questions pertinentes en fonction de mes commentaires du printemps. Ce deuxième temps d’arrêt sur le livre m’a frappé : comment cela se fait-il que l’équipe a pu faire autant de travail (i) sans identifier l’état des lieux qu’ils voulaient décrire? et (ii), dans un ouvrage portant sur les ressources naturelles, en négliger le portrait au point de ne pas voir les enjeux écologiques en cause?

Je suis déjà trop habitué à voir les économistes hétérodoxes abonder en ce sens, fournissant  des critiques intéressantes du néolibéralisme mais s’enfonçant quand même dans le même paradigme dépassé que celui des orthodoxes, celui d’un modèle économique fondé sur la croissance sans limites. Avec Dépossession, l’IRIS réussit à fournir une histoire intéressante des dérapages dans la gestion des ressources dans les secteurs agricole, forestier, minier et énergétique, sans jamais voir les enjeux écologiques qui vont encadrer tout exercice du pouvoir que le livre cherche à redéfinir. La déclaration de 2009 avait quand même insisté :

Il ne faut donc pas revenir à une analyse radicale du capitalisme uniquement pour se faire plaisir et ainsi certainement s’isoler, un tel retour doit s’inscrire dans un projet de société afin que nos réformes soient comprises par la population. … un premier geste pour marquer le retour de la gauche québécoise serait donc, pour elle-même, de reprendre contact avec l’idée d’un nécessaire dépassement du capitalisme.

Voilà que c’est justement ce «projet de société» que j’attendais d’eux et j’étais désappointé. Je me suis donc permis de faire une présentation à leur colloque insistant sur des lacunes fondamentales dans leur travail.

Je ne l’ai même pas mentionné au printemps, mais le colloque du 12 novembre a fait un premier pas dans la direction d’une reconnaissance de la dépossession dont sont responsables celles qui occupent aujourd’hui de nouveaux mandats : le premier panel du colloque portait sur la dépossession des autochtones, par les colons, de tout leur territoire. Ce que je me sentais obligé d’ajouter à ceci était la dépossession dont nous sommes tous responsables, nous qui profitons d’un niveau de vie impressionnant dans les sociétés riches descendant presque en ligne directe de la colonisation. Aujourd’hui, nous dans les pays riches représentons un faible pourcentage de la population humaine, mais nous accaparons un fort pourcentage de la capacité de support de la planète. Ceci est indiqué par l’empreinte écologique: nous dépossédons en continu la vaste majorité de l’humanité, et l’empreinte écologique nous un fournit un signe (voir la carte, déformée en fonction des empreintes de chaque pays).

Il me semble que l’IRIS devrait se sentir obligé de tenir compte de cette situation avant d’avancer, dans le deuxième volume promis, dans son effort de décrire le pouvoir et l’État recherchés par la repossession suggérée par le livre. Ce faisant, il deviendrait évident que la volonter de reprendre possession se redéfinit devant les revendications des pays pauvres, comme ce sera le cas à Paris à la fin du mois, mais de façon beaucoup plus large. La hauteur de la marche à franchir peut être mesurée par l’empreinte écologique du Québec lui-même. Je l’ai calculé quand j’étais Commissaire au développement durable : si toute l’humanité vivait comme nous, il faudrait trois planètes pour fournir les ressources et les habitats requis…

Il semble presque impossible de convaincre les économistes hétérodoxes de la nécessité d’abandonner le modèle de croissance sans limites, mais presque tout le reste du monde, y compris les chercheurs de l’IRIS, reconnaît la pertinence de mesurer l’empreinte écologique et nos impacts sur la planète. Pour le répéter, il est déconcertant de voir jusqu’à quel point les auteurs du livre ont apparemment oublié de tenir compte de ce qui constitue de nos jours le point de départ pour n’importe quel essai sur un projet de développement…

La question des limites

Dépossession s’est donc rédigé presque dans un vide, disais-je, et l’équipe de l’IRIS a formulé des questions pour moi dans le contexte de ma critique : Quel avenir y a-t-il pour les ressources du Québec? Quelles limites nous imposent-elles? Comment réagir face à ces limites? Ma présentation a cherché à y répondre, et a suggéré l’importance de ce vide. Mon travail sur l’Indice de progrès véritable avait déjà fourni plusieurs éléments de réponse.

En agriculture, même si nous reprenons la possession des «moyens d’agir», l’objectif du travail de l’IRIS, l’activité agricole ne générera pas des bénéfices monétaires. Les coûts des externalités éliminent les prétendus bénéfices de l’agriculture industrielle actuelle, et la prise en compte de celles-ci dans la pratique souhaitée nous mettrait devant une campagne peuplée de paysans. Ceci n’est pas nécessairement malheureux, et semble même être ce qui est visé par le premier chapitre, sans que celui-ci ne montre par contre la moindre indication que l’IRIS est conscient de ce qui est en cause.

L’exploitation forestière actuelle se fait à déficit, l’État maintient l’activité en raison de son importance dans les régions, mais fournit l’information nécessaire pour conclure qu’il ne s’agit pas, même aujourd’hui, d’une activité économique avec bénéfices monétaires. Pierre Dubois insiste dans le chapitre sur l’importance d’éliminer l’exploitation abusive des travailleurs autant que celle de la forêt. L’activité pourrait probablement être maintenue dans une situation de reprise de contrôle éliminant les externalités, dont celles sociales qui font que ce sont des étrangers qui font beaucoup du travail en forêt actuellement, cela à bas salaire. Mais ce serait une activité s’intégrant dans une vie de paysans.

Laura Handal Caravantes avait déjà présenté pour l’IRIS le portrait de l’exploitation minière au Québec, et j’ai contribué un rapport de vérification sur la problématique pendant ma deuxième année comme Commissaire. Les gouvernements successifs sur probablement un siècle ont insisté pour donner nos ressources non renouvelables aux entreprises privées, fournissant même les infrastuctures sans frais pour les minières, le tout pour faire de l’activité minière un exercice très déficitaire. Handal Caravantes [1], et l’IRIS, sont au courant de cette situation, et semblent même proposer l’abandon de l’activité minière en grande partie, ce qui semble probablement prévisible devant le retrait des marchés internationaux proposé; ces marchés dépendent d’une dépossession de peuples partout sur la planète pour fournir les matières premières pour notre consommation effrénée.

Finalement, les emplois rémunérés dans ces trois secteurs sont jugés par le livre comme faisant partie de la dépossession, et ceux de l’avenir – ce n’est pas discuté – risquent de manquer, avec l’importance accordée par les chercheurs de l’IRIS à un retrait des marchés internationaux. La transition vers des paysans en agriculture, une activité en foresterie sans bénéfices monétaires et une prise de contrôle de l’exploitation minière en soulignant que nos réserves risquent d’être plutôt faibles si l’on tient compte de la valeur qu’il faut leur donner – ce portrait d’ensemble n’en est pas une d’une société possédant d’«immenses ressources», vision qui revient à deux ou trois reprises dans les textes de Tremblay-Pepin.

Il s’agit plutôt d’un portrait qui correspond à ce qu’impose la prise en compte des externalités de la production industrielle, celles-ci venant en grande partie par la volonté de participer aux marchés où la dépossession mondiale est en cours depuis des décennies. La surprise n’est pas que l’ouvrage aboutisse à cette conclusion, mais qu’il ne semble pas comprendre ceci comme clairement impliqué par les analyses. C’est une société où l’économie sociale et solidaire se mettrait en place et où la rareté risquerait de dominer.

Le chapitre sur l’énergie aborde, en première partie, la transformation d’Hydro-Québec d’un fournisseur de services en une entreprise à la recherche de revenus (pour l’État). Les implications du texte présentent une vision d’Hydro-Québec de retour à son rôle de founisseur de services, sans réflexion explicite sur les incidences de la perte de revenus sur la société d’avenir (et sur le budget de son gouvernement) qui en découle. La deuxième partie du chapitre fait le bilan des débats sur l’idée d’exploiter le potentiel d’hydrocarbures sur le territoire, mais met surtout l’accent sur la dépossession, la transfert au privé des bénéfices potentiels.

Le chapitre termine en soulignant que «la question de l’avenir énergétique de la province reste grande ouverte» et en gardant la vision de la possibilité «de se réapproprier ses ressources énergétiques et de choisir quelle voie lui semble la meilleure pour l’avenir» (237-238). Il n’aboutit pas explicitement à la conclusion qui semble quand même presque une évidence : le développement de nouvelles ressources hydrauliques est peu probable, devant les coûts en cause, et l’exploitation des ressources fossiles ne sera jamais rentable et, même si elle l’était, serait contrainte par les exigences des changements climatiques.

Le Québec face à l’effondrement de l’économie industrielle

J’insistais au printemps sur l’absence d’un portrait de la société que l’IRIS croit possible et souhaitable à la lumière de ses analyses. L’occasion de revisiter l’ouvrage m’amène au constat que les auteurs fournissent par implication plusieurs composantes de ce portrait, au point où on peut en dégager une vision assez claire, même si partielle. Le problème est que les chercheurs semblent trop pris par la thématique du livre et restent piégés par «une analyse radicale du capitalisme uniquement pour se faire plaisir», sans inscrire la prise de possession des moyens de gérer nos ressources «dans un projet de société».

Le piège, finalement, semble être celui qui prend les économistes hétérodoxes, proches de l’IRIS et refusant de reconnaître «un nécessaire dépassement du capitalisme», et non seulement du néolibéralisme. Déjà une prise en compte des contraintes écologiques, constituant pour les économistes des externalités laissées pour d’autres, aurait forcé une réalisation plus claire lors des travaux, alors que celle-ci saute presque aux yeux une fois qu’elle est en place: nous devons nous préparer pour des réductions très importantes dans nos «moyens d’agir».

Celles-ci viendront entre autres par le retrait des marchés internationaux proposé par l’ensemble des analyses du livre, sauf que ce retrait doit être vu justement comme s’opérant dans le contexte du «dépassement du capitalisme», de l’effondrement de notre système économique à plus ou brève échéance, tel qu’esquissé assez souvent dans mes articles. L’échec annoncé de la COP21 en est une bonne indication : les économies des pays riches ne peuvent fonctionner avec les réductions des émissions (et donc de consommation d’énergie fossile) nécessaires pour éviter la catastrophe, et notre propre dépossession des pays pauvres risque d’être en cause dans le dépassement qui va s’imposer, à Paris et plus généralement.

 

[1] Handal Caravantes est revenue à la charge en signant un texte dans Creuser jusqu’où? Extractivisme et limites à la croissance, sous la direction de Yves-Marie Abraham et publié par Écosociété tout récemment. Il est intéressant de constater, à la lecture de ce livre inscrit dans le mouvement de la décroissance, que les enjeux écologiques y sont pris pour acquis par la plupart de ses auteurs dans leurs analyses. Je reviendrai sur ce livre dans un prochain article.

 

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6 Commentaires

  1. Raymond Lutz

    Bonjour,

    vos critiques de l’absence de la notion de limite (et de l’hégémonie de son contraire, la croissance infinie) parmi les économistes hétérodoxes m’a incité à chercher parmi mes signets.

    Je lis avec fidélité quelques blogeurs macro-économistes, excluant la vaillante Gail Tverberg, qui n’est qu’actuaire (blague).

    J’ai trouvé ce billet, où discutent justement entre eux ces économistes (Matias Vernengo et J.W. Mason) sur la question de la croissance: « A farewell to growth? »

    http://www.nakedkeynesianism.blogspot.ca/2012/02/farewell-to-growth.html

    Je note cependant que Vernengo ne croît pas trop à l’amenuisement proche des ressources mais est plutôt préoccupé par le réchauffement global et son impact sur la croissance.

    • Commentaire
      Disons que je n’ai pas beaucoup de patience avec des interventions du type de Vernengo ici qui jouent dans les généralités pour aborder les défis inscrits dans le travail du Club de Rome. Juger ses auteurs comme malthusiens ne va nulle part, mais implique tout simplement un point de départ, une insistence sur un certain optimisme comme préjugé.
      Ce qui est intéressant dans les enjeux associés à la COP21 est la présence, pour une rare fois, d’un élément quantitatif pour ce qui est des limites. Le GIÉC nous a fourni un calcul du budget carbone qu’il faut respecter pour éviter un réchauffement au-dela de 2 degrés, et les participants doivent essayer d’en tenir compte, sinon l’esquiver. Les travaux du DDPP à cet égard – cf. mes deux derniers articles – deviennent assez percutants face à l’ensemble des débats sur la croissance et les changements climatiques: En voulant maintenir la croissance tout en respectant le budget carbone, ils échouent. Il nous faut voir comment aborder, dans le détail, le retrait du pétrole en ce qui a trait à ses implications pour le modèle économique tel que mis en oeuvre dans les différents pays. C’est clairement une décroissance qui est en cause, mais évite le mot qui est sujet de critique par des généralités aussi. L’entrevue de Gaël Giraud suggérée par Thérèse Lavoie rentre là-dedans de façon intéressante; un pendant de son argument est celui partant des analyses de l’ÉROI des différents types d’énergie. Voir pour l’ensemble L’Illusion financière de Giraud, de 2013.

  2. Thérèse Lavoie

    Merci pour ce billet M. Mead et merci de nous rappeler encore une fois que nous faisons partie des privilégiés sur cette planète et qu’il faudra bien un jour s’en rendre compte.

    M. Lutz, si vous avez absolument besoin qu’un diplôme officiel d’économiste ait été décerné à quelqu’un pour considérer sa crédibilité, je vous invite à consulter celui-ci:http://petrole.blog.lemonde.fr/2014/04/19/gael-giraud-du-cnrs-le-vrai-role-de-lenergie-va-obliger-les-economistes-a-changer-de-dogme/
    La raréfaction des ressources fossiles aura un impact, il ne faut pas en douter. En tous cas, cet économiste reconnait l’importance de l’effet de levier qu’ont eu les énergies fossiles. Il est le traducteur du livre « L’imposture économique » de Steve Keen.

    • Raymond Lutz

      « M. Lutz, si vous avez absolument besoin qu’un diplôme officiel d’économiste ait été décerné à quelqu’un pour considérer sa crédibilité »

      Mais non! Pas du tout! vous n’avez pas lu ma parenthèse? J’étais ironique.

      Mais M.Mead mentionnait les économistes hétérodoxes et G.Tverberg n’en est pas une, malgré l’excellence et la pertinence des ses analyses.

      Et au contraire, les personnes qui s’expriment le plus justement sur la « science économique » sont majoritairement des personnes qui ne sont pas issues de ces milieux, donc, précisément, PAS DES ÉCONOMISTES.

      Contemporains: Frédéric Lordon, Paul Jorion, Gillian Tett, Gail Tverberg
      Historiques: John Maynard Keynes (mathématicien), Karl Marx (philosophe)

      • Je suis toujours surpris de lire des économistes qui semblent capables de mettre en question le modèle et les propositions omniprésentes qui en découlent. Giraud semble en être un, et François Morin, que je viens de découvrir, semble en être un autre. Je soupçonne qu’ils ne font pas partie des économistes atterrés en France, l’équivalent de nos économistes hétérodoxes. Je ne veux pas dénigrer ces derniers, mais souligner leur manque de perspective adéquate. Frédéric lordon, que vous mentionnez en suggérant qu’il n’est pas économiste, semble en être un troisième.

        • Raymond Lutz

          Frédéric Lordon est un cas intéressant, de ses propres mots: « je ne sais plus ce que je suis. Économiste devenu philosophe, philosophe anciennement économiste, c’est compliqué ces histoires d’identité disciplinaires. »

          Pour ce qui est de Vernengo, je suggérais plutôt le billet pour les répliques de JW Mason, il était en désaccord (et effaça même un commentaire qu’il jugeait trop grossier).

          Mason est une pointure, je lis scrupuleusement chacun de ses billets, dans les mesures de mes connaissances. Il se décrit ainsi: « My politics comes mostly from Marx. My economics comes mostly from Keynes. »

          un de ses textes importants est « disgorge the cash » à propos de l’effet de l’actionnariat sur le capital des corporations.

          http://jwmason.org/the-slack-wire/

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