Une bonne partie de ce texte vient d’un document plus court soumis à différents éditeurs au moment du lancement du livre Trop tard en novembre dernier. Le texte n’a pas été retenu et il me paraît opportun de le publier moi-même ici.
La décision de TransCanada d’abandonner la construction du pipeline Énergie Est (comme par ailleurs celle d’abandonner l’exploitation sur Anticosti…) ne devrait pas constituer une grande surprise. Si l’opposition citoyenne au projet l’avait évidemment rendu problématique, il était aussi clair qu’il était devenu pour la compagnie une source de grande préoccupation sur le plan financier, ce qu’une connaissance des enjeux économiques en cause aurait permis d’entrevoir. Voir par exemple cet article de l’automne dernier dans Alternatives Journal. Or, l’ensemble de la classe politique qui est intervenu (et qui intervient toujours) dans le dossier pétrolier affiche curieusement un manque de connaissances de ces enjeux.
Pétrole conventionnel, pétrole non conventionnel
De leur coté, les entreprises pétrolières ne semblent pas prendre la pleine mesure des défis. Les grandes agences internationales de l’énergie reconnaissent certes que la production du pétrole «conventionnel» va subir un déclin précipité d’ici une quinzaine d’années (à moins de nouvelles découvertes finalement imaginaires), avec un épuisement progressif mais rapide de ce qui reste des énormes réserves conventionnelles qui ont propulsé l’économie mondiale depuis près de cent ans. Mais on peine à reconnaître le fait que le potentiel du pétrole et des autres énergies fossiles dites «non conventionnelles» – le pétrole et le gaz de schiste, les gisements exploités en eaux très profondes, les sables bitumineux – est insuffisant pour compenser le déclin du conventionnel.
Pire, ces énergies non conventionnelles ont un rendement sur l’investissement en énergie (ÉROI) très bas par rapport aux rendements stupéfiants du pétrole conventionnel, ce qui est malheureusement très peu reconnu. Par conséquent, elles seront non seulement incapables de remplacer les énergies conventionnelles, mais leur propre production sera incapable de soutenir notre système économique fondé sur un accès à des sources d’énergie bon marché à haut rendement. Depuis 2014, la baisse du prix du pétrole est le fruit d’une réaction des sociétés à des prix élevés et insoutenables dans la période précédente, combiné à un surplus de production du pétrole et du gaz de schiste de moins en moins rentable. Cette situation est loin d’être inédite. Depuis les années 1970, le prix élevé du pétrole a régulièrement coïncidé avec les périodes de récession dans les pays industrialisés, incluant la Grande Récession, qui à été précédée par des prix du pétrole records. La question se pose si le faible prix sur les marchés depuis plus de trois ans est le reflet d’une demande risquant d’être en baisse pour longtemps et un ralentissement des économies en conséquence.
De nombreuses indications nous portent à croire en fait que les économies des pays riches soient sur le point d’entrer dans la période décrite par les projections du rapport Halte à la croissance en 1972, soit le début de l’effondrement du système économique autour de 2025. Le modèle informatique utilisé à l’époque par les chercheurs du MIT était assez simple, mais décrivait de façon très juste le fonctionnement de base du système, totalement dépendant d’un approvisionnement en ressources naturelles, et en particulier en énergie, dépendance inconciliable avec les limites de cet approvisionnement qui se manifestent de plus en plus. Un ensemble de «matières premières» sont rendues de moins en moins facilement accessibles et de moins en moins bon marché.
À la recherche d’outils pour y répondre
Le public semble totalement dépourvu d’outils pour bien prendre la mesure de cette situation. Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le transport basé sur des véhicules privés et l’étalement urbain se conjuguent avec le rôle du pétrole et de la construction automobile dans l’économie mondiale. À titre d’indication, la liste des 12 premières entreprises du Fortune 500 de 2012 incluait Walmart et 11 entreprises du secteur de l’énergie (fossile) et du secteur automobile. Si la prise de conscience démarre lentement, la montée d’un discours centré sur les véhicules électriques ne tient pas compte du fait que la production électrique dans le monde industrialisé provient toujours d’énergie fossile (à raison d’environ 80%) et que les ressources nécessaires pour constituer une flotte de véhicules électriques à même de remplacer les véhicules à essence nécessitera un approvisionnement énorme en matières premières.
Pire, cette approche ne reconnaît d’aucune façon les énormes inégalités dans le monde actuel, entre autres en matière de transports privés. Des milliards d’humains dépendent actuellement de transports actifs ou, pour une minorité, de mobylettes et de petites motocyclettes. L’Europe connaît aujourd’hui le défi des migrations provenant non seulement de zones de guerre, mais d’une partie importante de l’Afrique subsaharienne dont la population risque de doubler dans les prochaines décennies. Le président Trump a centré une partie importante de sa campagne sur la crainte que suscite la venue possible d’un flot de migrants du sud de la frontière des États-Unis. Alors que nous cherchons à maintenir notre mode de vie, fondé sur notre modèle économique, des milliards d’être humains n’arrivent pas, n’arrivent plus à envisager un avenir semblable au nôtre, et n’acceptent plus cette situation. Le potentiel pour un effondrement social qui accompagnera l’effondrement économique est énorme.
En décembre 2015, l’ensemble des pays signataires de l’accord de Paris ont montré leur incapacité de concilier ce modèle économique avec les énormes réductions de gaz à effet de serre nécessaires pour limiter le réchauffement climatique. Et particulièrement leur incapacité à diminuer leur consommation d’énergies fossiles. Prétendre que Paris a été un succès est un déni devant la nécessité de réduire notre consommation d’énergies fossiles, et ce, rapidement. Il est temps pour la société civile de reconnaître ce déni et de procéder à un changement de discours (et de pensée) susceptible d’amener la société à confronter l’imminence d’un effondrement.
Une nouvelle société à mettre en oeuvre
Une nouvelle société doit s’imposer rapidement, et avec elle un nouveau modèle économique qui devra d’abord abandonner la fixation sur la croissance et sur le PIB comme indicateur de progrès à cet égard. Notre modèle économique montre actuellement des signes d’épuisement. On peut déjà le constater dans les régions où le secteur forestier prédomine, lequel se serait effondré selon les indicateurs des marchés n’eut été le soutien de l’État. On le voit dans les territoires où domine une agriculture industrielle totalement dépendante des énergies fossiles, ce qui provoque une dégradation des milieux de vie. Et on l’observe finalement dans les régions minières où l’industrie, soutenue par nos gouvernements, exploite nos ressources non renouvelables sans que ne soit comptabilisé cet appauvrissement de notre capital naturel.
Ces diverses activités sont maintenues et subventionnées par nos gouvernements, notre société, parce qu’elles maintiennent de nombreux emplois et participent du maintien de la croissance économique, qui à son tour donne l’impression de générer les revenus nécessaires. Mais c’est finalement l’important endettement de notre société qui soutient cette illusion, à travers l’endettement gouvernemental et celui des ménages, comme de l’endettement écologique. Et c’est justement cet endettement, dont le remboursement éventuel relève de l’illusion, qui est mis en cause par l’effondrement projeté.
Nos vies citadines, pour la grande majorité d’entre nous, dépendent entre autres d’un approvisionnement continu en énergie – pour nos transports, pour nos activités commerciales et manufacturières, pour nos logements, pour tout. Nous sommes à la veille de perdre une bonne partie de cet approvisionnement avec la raréfaction des énergies fossiles conventionnelles et l’effondrement de l’économie qui en dépend. Face à cela, il est temps, pour la société civile, de s’y mettre : il faut initier un effort de planification d’une société qui vivra, tout d’abord, avec la moitié moins d’énergie. Dans cet effort, l’hydroélectricité, une énergie sûre et permanente («durable» dans un langage dépassé) fera l’envie de nombreuses sociétés totalement dépendantes de l’énergie fossile. Il n’est plus le temps de chercher à planifier le maintien de notre mode de vie, qui dépasse de loin la capacité de support de la planète, qu’il y ait effondrement ou non. Il est temps d’accepter la vision du monde réel qui se présente, dans laquelle nos dépassements sont en train de nous rattraper. Nous n’avons pas 50 ans pour le faire; nous avons à peine 10 ou 15 ans.
D’autres réflexions sur le sujet en cours
Le sociologue Alain Vézina travaille depuis un certain temps sur un texte suivant les grandes lignes de cet article et qui permet de voir plusieurs arguments de mon livre en version abrégée; son texte est en révision plutôt permanente… En attendant que la rubrique pour le suivi de mon livre sur ce site soit prête – il n’y a pas de grande demande! – , j’ai convenu avec Alain de mettre en ligne son texte dans sa version actuelle, que voici. On ne trouve pas au Québec beaucoup de textes en ce sens…
Jeudi dernier, j’ai fait une présentation dans un cours de sciences politiques de l’Université de Montréal portant sur les politiques environnementales; la présentation constituait ma vision de l’histoire du mouvement environnemental à travers mon expérience personnelle, pour cerner les enjeux actuels. Pour cette deuxième partie, il s’agissait d’une autre variante de la pensée du livre. Pour le moment, je ne réussis pas à mettre le document en ligne, mais cela viendra.
Christoph Stamm, le chargé de cours qui m’a invité [à faire la présentation aux étudiants], a produit un article dans le cadre de ses recherches qui s’intitule «Si la transition écologique avait lieu … Une prospective sociologique pour élargie la discussion sur la responsabilité des entreprises» (Revue de l’organisation responsable, vol. 10,(2), 75-87). Il est intéressant dans la perspective de mon livre, et mérite lecture; vous pouvez en obtenir une copie en le contactant à christoph.stamm@umontreal.ca
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Bonjour Harvey,
J’ai tenté sans succès de télécharger l’article d’Alain Vézina. On me demande d’entrer un identifiant et un mot de passe..
Merci. C’est corrigé.
Lorsque je clique sur le lien (http://www.harveymead.org/la-vie-apres-la-croissance-2/) pour obtenir le texte de Alain Vézina, une page et un bref texte introductif apparait :
«Ce texte intitulé «La vie après la croissance» est le résultat de…»
Il faut évidemment (?!) cliquer sur le mot « texte » de ce texte introductif.
GRRR ! 😉
A+
J’ose croire que votre réaction vient de votre attente de trouver le texte de Vézina en ligne directement quelque part. C’est moi qui ai décidé de le mettre en ligne, alors que jusqu’ici il circulait de façon informelle. En faisant une page d’encadrement, je voulais rendre évident pour des consultations ultérieures qui ne passeraient pas par le présent article du blogue que le texte est écrit par une autre personne que moi, même s’il se trouve sur mon site. Justement, le lien indiqué dans notre commentaire donne bien l’impression que c’est de Harvey Mead, même si, dès le début, le texte d’Alain Vézina est signé par lui.
Encore un article éclairant M. Mead. Et merci de nous faire découvrir cette autre personne de chez-nous, Alain Vézina, qui réfléchit également sur l’après-croissance dans un monde « décrété comme post-national » par un certain PM très inféodé, et entiché de « selfies »… N’eut-été de votre intervention, M. Vézina serait probablement encore en train de tergiverser sur la version « finale » de son texte qui s’avère être, au demeurant, excellent.
Je souscris aux commentaires enthousiastes des autres concernant le texte de M. Vézina. Il complète et illustre bien le message du livre de Harvey Mead « Trop tard ». C’est en contraste avec la décevante conférence de Jean-Pascal van Ypersele donnée hier soir au cœur des sciences de l’UQAM. Ex-vice-président du GIEC et climatologue averti, celui-ci reprenait néanmoins le discours lénifiant des Bloomberg, Al Gore et çie affirmant qu’il n’était pas « trop tard » pour opérer un virage à 180 degrés qu’on affuble désormais du titre de transition énergétique (il faut croire que l’utilisation de l’expression « développement durable » fait de plus en plus oxymoron). Restant enfermé dans son silo d’expertise, il n’a aucunement tenté de lier les changements climatiques ni au modèle économique dominant, ni à la décroissance du taux de rendement énergétique. C’est lors de la période de questions qu’un public, semble-t-il, plus averti est venue lui rappeler que les enjeux économiques plombaient son bel optimisme et rendaient caducs le titre de sa conférence « ESPOIRS SUR FOND DE DÉSESPOIR CLIMATIQUE ».
Je l’ai entendu brièvement à la radio (samedi?), et je n’en revenais pas de ses propos. Reste que le cri d’alarme des 15 000 scientifiques en décembre se faisait dans le même esprit, sans reconnaissance réelle de ce qui s’est passé à la COP21. Finalement, nous nous fions aux scientifiques pour leur expertise en science et non pour leurs pensées en matière de décision politique et économique. À cet égard, j’étais préoccupé pendant assez longtemps par des interventions du GIÉC avec leur Special Report on Emissions Scenarios, sorti à peu près en même temps que leur cinquième rapport et où les projections défiaient le bon sens. Comme je l’indique dans le livre (note 18, p.143), il s’agissait justement d’un rapport, non pas des scientifiques du GIÉC, mais des économistes dans son secrétariat…
Pour le rappeler, j’étais frappé de voir le nouveau pdg de la Fondation Suzuki au niveau canadien insister dans l’article publié au début de janvier dans Le Devoir qu’il n’y aura pas de «transition» parce que nous n’avons plus le temps. Cela est à suivre…
Merci pour votre appréciation de mon texte. Je sens qu’il est pas mal à point et complet. Il m’a déjà donné l’occasion de donner quelques conférences. Le clou est bien enfoncé. Il importe plutôt d’agir maintenant. Je me mêlerai dorénavant de politique municipale.
J’ai tout de même envoyé à Harvey une version actualisée un peu plus longue. J’attends qu’il la rende disponible pour populariser de mon côté cette parution sur son blogue.
Je viens de mettre en ligne la version du 1er février 2018.