L’endettement de la classe moyenne et l’avenir

J’étais frappé de voir le nombre de fonctionnaires fédéraux aux États-Unis – que l’on peut présumer raisonnablement bien payés – qui se montraient, suivant les reportages, à la limite de leurs capacités de se maintenir pendant les quelques semaines du shutdown du gouvernement en décembre et janvier derniers. De toute évidence, ces gens vivaient la vie de consommateurs contemporains en s’engageant à la limite de leurs chèques de paie, sans épargnes, sans prévisions pour de mauvais moments, sans penser que le système pourrait changer. Suite de la réflexion.

Un défi à plusieurs facettes

Cela fait plusieurs années que je consulte les données sur le taux d’endettement des ménages canadiens. Une bonne partie de cet endettement est consacrée à des hypothèques, mais Gérard Bérubé notait dans son article récent que le tiers de l’endettement est consacré à la consommation, la partie la plus importante du PIB.

J’en ai parlé dans mon récent article en faisant référence à l’article de Bérubé. Il est devenu, finalement, tout à fait normal de s’endetter, et cela pour nos divers objets de consommation; cela inclut, peut-être surtout, l’auto familiale (pas toujours au singulier), dont le coût augmente avec le choix de plus en plus répandu d’un «camion léger». Un nouveau sondage Ipsos nous révèle, selon un article d’Éric Desrosiers du 24 avril, que plus de la moitié des Québécois se trouvent à $200 de l’insolvabilité…

En parallèle, je reste frappé par les données qui circulent depuis longtemps maintenant, à l’effet que les revenus de la classe moyenne – disons du consommateur moyen… – stagnent depuis des décennies et son taux d’endettement augmente progressivement (cela en même temps que le revenu du 1% augmente sans cesse). Cette classe moyenne est le sujet du rapport de l’OCDE commenté par Desrosiers dans sa récente analyse qui cible comme trame de fond la «croissance inclusive», mais qui cible ainsi un objectif qui lui échappe depuis assez longtemps… La figure 18 de mon livre montre cette situation.

Figure 18 livre

Ceci me rappelle, en 2019, ce que l’OCDE et les pays riches en général ont essayé de faire en 2012, au 20e anniversaire du Sommet de Rio (et au 40anniversaire du rapport de Club de Rome Halte à la croissance auquel ile ne pensaient pas) en ciblant une croissance verte (Trop Tard, p.61s)… Cet effort en matière d’environnement n’a pas réussi plus que ne réussira celui d’aujourd’hui en matière d’équité sociale. Les tendances lourdes semblent intrinsèquement associées au système de base et vont dans le sens contraire.

L’endettement chez nous, le reflet d’un autre endettement ailleurs

Ce que ces suivis rendent évident est que tout le calcul de notre état financier en général, comme individus, comme ménages, comme gouvernements, présume le maintien du régime actuel, avec une croissance en continu qui permet (des fois) de rembourser nos dettes à même cette croissance (de revenus, de services, …). La confiance en ce régime est telle qu’il n’y a pas de mesures visant à gérer ses possibles affaiblissements.

Cela semble correspondre assez directement à la mentalité qui gouverne la gestion financière des ménages: on s’endette, chaque ménage à son niveau et en suivant ses modèles de consommation, en se fiant à la poursuite des choses comme dans le passé. Lorsque je regarde cette situation en ayant abouti à la conclusion qu’un effondrement de notre système économique et social est à prévoir – est peut-être déjà en cours – je commence à percevoir mieux les perturbations qui nous attendent, à l’instar des fonctionnaires fédéraux américains, mais pour le long terme.

Il faut bien distinguer ici entre les objets de notre consommation, dans les pays riches, qu’on doit bien penser susceptibles d’aménagements (mais bien contre notre gré et nos habitudes de longue date), et les nécessités qui ont déclenché le Printemps arabe de 2011 et qui semblent reprendre dans d’autres pays du Maghreb et de l’Afrique du Nord actuellement: le prix du pain au Soudan a triplé à la fin de l’année dernière…

Les perturbations imaginées peuvent se voir en temps réel lorsque l’on regardera ce qui se passera dans ces pays, agissant dans la contrainte en relation avec le pétrole, et surtout avec la baisse du cours du pétrole depuis 2014. Les manifestations de rue sur la présidence des deux pays qui font les manchettes actuellement, l’Algérie et le Soudan, se font sur fond de situations sociales et économiques qui dépendaient des revenus[1] du pétrole pour appuyer leur développement.

Source: https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/0/0d/Petroleum_regions_-_north_Africa_map-fr.svg

Nous suivons le développement des pays producteurs en fonction de leurs réserves de pétrole et de gaz, sans regarder leur situation sociale.

Comme dans le suivi de notre endettement, nous suivons le commerce international en fonction des pays exportateurs et des pays importateurs de pétrole (et de gaz, et de charbon), en présumant de façon différente que les informations nous fournissent des aperçus de la situation plus ou moins permanente de ces pays, finalement, presque l’ensemble des pays du monde.

En Algérie, les hydrocarbures représentent 97% des exportations – et donc des devises permettant les importations – et les revenus de la rente du pétrole et du gaz représentent 60% des revenus de l’État (selon Wikipédia); c’est une société à suivre si le pays réussit la transition démocratique recherchée. Le Soudan a perdu les trois-quarts de ses réserves de pétrole avec la décision de la population du Soudan du Sud, en juillet 2011, de se séparer et de former un nouveau pays (en guerre civile depuis…). Contrairement à l’Algérie, il ne semble pas y avoir dans cette société une capacité de fonctionner sans les revenus de pétrole (on rapporte que l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis sont en train de fournir une aide importante).

«L’activité économique» manquante…

En essayant de comprendre ce qui se passe dans ces pays, on arrive assez souvent à y voir des situations peut-être décrites actuellement par celle du Venezuela, dont j’ai parlé dans mon récent article, ou dans une moindre mesure par le Mexique, suivant le dernier article de Philippe Gauthier sur son blogue (qui vulgarise un rapport de SRSrocco dont le titre «Next Oil Domino to Fall?» est indicateur).

Quand nous parlons normalement d’activité économique, nous nous référons à ce type d’activité que nous connaissons dans les pays riches, qui dépend fondamentalement, sans qu’on y pense, du pétrole exploité par les pays pauvres exportateurs (oublions leurs PIB, et il faut bien exclure de la réflexion certains pays comme l’Arabie Saoudite, dont les problèmes viendront plus tard…). Ce qu’il faut chercher chez eux, par les temps qui courent, est une activité socioéconomique qui est autonome et sans lien avec le commerce international dominé par le pétrole et les pays riches. L’article de Wikipedia déjà mentionné est intéressant à cet égard, révélant entre autres que l’Algérie est le pays de l’Afrique continentale avec le meilleur Indice de développement humain des Nations Unies.

Bon nombre de pays exportateurs, dont nous avons suivi le progrès uniquement en fonction de leurs exportations, vont se retrouver dans une situation d’effondrement sociétal parce que, justement, il n’y a aucune activité socioéconomique indépendante – à moins de rendre la vie paysanne déjà omniprésente parmi leurs populations pauvres une situation à plus grande échelle.

Cela ne représentera pas une grande nouveauté, puisque nous, dans les pays riches, les voyons évoluer depuis des décennies avec une grande indifférence, se maintenant dans une pauvreté importante dans leurs populations de base, en croissance, alors qu’ils n’ont pas réussi à distribuer (et à planifier par des fonds souverains, par exemple) les revenus pétroliers même dans les bonnes années. Ici encore, l’Algérie a un fond souverain et a diminué énormément sa dette extérieure alors que le prix du pétrole était élevé.

Et même où il y a de l’activité économique

Quant aux pays importateurs, ceux de l’Europe, suivant certaines indications fournies dans mon récent article, semblent face à un avenir problématique. L’indifférence commence à se montrer inappropriée, puisque l’effondrement sociétal de nombre de ces pays exportateurs – et le déclin de leurs exportations – va frapper plus ou moins durement le fonctionnement de nos sociétés bâties sur une utilisation présumée permanente de ressources énergétiques non renouvelables importées.

Pour revenir chez nous, et en suivant l’analyse de Desrosiers, l’Alberta nous offre le portrait d’une instance exportatrice en déclin – une récession peut-être permanente en cours – et une société perturbée qui, pour le moment, cherche à retrouver les belles années du passé avec l’élection de Jason Kenney et les conservateurs revenant après une absence de quatre ans.

Le bas prix du pétrole depuis 2014 fait pourtant qu’il n’est pas rentable d’ouvrir de nouvelles exploitations dans les sables bitumineux. L’Alberta dépend par contre pour environ 20% de ses revenus, et on voit la province en grandes difficultés financière et sociale… Le pronostic n’est peut-être pas celui, très inquiétant, du Venezuela, une société sans activité économique pour permettre le minimum pour sa population, et cela peu importe qui est président. Reste que l’expérience des gilets jaunes en France, et de toute la population au Venezuela, semble suggérer que les populations sont portées à réagir devant des perturbations venant du secteur du pétrole, et il faudra suivre ce qui se passera en Alberta.

Et le Québec? – l’insolvabilité qui guette

Cela me ramène – de loin – au Québec, où le taux d’endettement semble fait pour causer des problèmes. L’OCDE (Sous pression; La classe moyenne en perte de vitesse) met l’accent sur la classe moyenne face à ses aspirations et ne remet nullement en question ces aspirations; son objectif est de détailler les obstacles à leur réalisation, ce qu’elle appelle des pressions, dans un contexte où elle garde en vue de façon permanente l’inéluctable croissance économique sur laquelle ces pressions représentent une certaine atteinte.

Le résumé exécutif «Vue d’ensemble» donne un aperçu de l’ensemble du rapport, une analyse de ces pressions, qu’il s’agisse de sa situation économique, du coût de la vie en hausse ou de l’insécurité du marché du travail. Il montre que dans de nombreux pays de l’OCDE, les revenus intermédiaires ont moins augmenté que les revenus supérieurs (voir le tableau plus haut) et que, dans certains pays, ils n’ont pas augmenté du tout. Le coût de certains biens et services caractéristiques du mode de vie de la classe moyenne (le logement, par exemple) a augmenté plus rapidement que les revenus médians réels.

Comme autre trame de fond dans cette narration, les auteurs font référence régulièrement au fait que les gens dans la classe moyenne continuent à agir comme si la situation était celle du passé, en dépit de l’ensemble des problèmes esquissés. Au bout du processus, l’insolvabilité pour bon nombre (voir l’article du 24 avril).

Seule la «croissance inclusive» peut nous sauver (l’OCDE)

En effet, dans sa conclusion, l’OCDE souligne que «de nombreuses familles de la classe moyenne [75% à 200% du revenu médian].risquent de plus en plus de basculer dans la catégorie des familles à bas revenu, voire de tomber dans la précarité.». Il est question d’atteintes au pouvoir d’achat de la plupart des familles à revenu intermédiaire alors que la mobilité sociale (vers le haut) marque la classe moyenne depuis des décennies.

Pour l’OCDE, la classe moyenne est en principe un moteur de prospérité et de croissance économique. «Une classe moyenne forte est essentielle pour soutenir la croissance de la productivité et pour financer correctement la protection sociale et sortir des millions de familles de la pauvreté.»

Le rapport se résume face à cela par plusieurs questions et constats.

  • Pourquoi la consommation a-t-elle augmenté davantage que le revenu en ce qui concerne la classe moyenne ? 
  • Le mode de vie de la classe moyenne est plus difficile à adopter que par le passé en raison de la forte hausse des prix.
  • En moyenne, dans les 24 pays européens de l’OCDE pour lesquels on dispose de données, un ménage à revenu intermédiaire sur deux déclare aujourd’hui avoir des difficultés à joindre les deux bouts. 
  • Un ménage ordinaire a besoin de deux revenus pour faire partie de la classe moyenne, alors que dans le passé, un seul apporteur de revenu occupant un emploi hautement qualifié était souvent suffisant. Toutefois, même avec deux revenus, il est de plus en plus difficile d’atteindre le niveau de revenu intermédiaire si au moins l’un des partenaires n’est pas hautement qualifié.
  • Les ménages de la classe moyenne sont de plus en plus mécontents de la situation économique. Dans ce contexte, la stagnation du niveau de vie des classes moyennes dans les pays de l’OCDE s’accompagne de l’émergence récente de nouvelles formes de nationalisme, d’isolationnisme, de populisme et de protectionnisme.

C’est à travers ces constats que le rapport manifeste d’importantes préoccupations pour l’avenir social des pays de l’OCDE – ce n’est même pas question des pays pauvres -, qui dépend de la croissance économique, qui dépend de la prospérité de la classe moyenne…

Les sentiments accrus de vulnérabilité, d’incertitude et d’anxiété se traduisent par une plus forte défiance vis-à-vis de l’intégration mondiale et des institutions publiques (OCDE, 2017[44]). La confiance est non seulement essentielle au bon fonctionnement de toute société, mais constitue également un important facteur de croissance économique.

Les gilets jaune ne sont probablement pas seuls

Le rapport résume en terminant les trois grandes difficultés auxquelles les décideurs doivent faire face:

  1. la classe moyenne estime que le système socioéconomique actuel est injuste:;
  2. le mode de vie de la classe moyenne est de plus en plus cher;
  3. les perspectives de revenus de la classe moyenne sont de plus en plus incertaines.

L’injustice ressentie par la classe moyenne, entre autres envers le 1%, est réelle, mais on voit clairement et directement un clivage entre les objectifs et les orientations intrinsèques du système bâti sur la croissance (qui ne peut être «inclusive», fondée comme elle est sur la concurrence). Les individus et les ménages semblent imiter les gouvernements, avec une cascade de dépenses inabordables et une augmentation de la charge de la dette.

La dette des ménages au Canada s’élève à 171% de leurs revenus disponibles et ce taux d’endettement pourrait freiner et les rendre plus vulnérable – c’est la rengaine d’une espèce de chœur tragique à l’image des tragédies grecques, de l’ensemble des décideurs qui cherchent à tout prix la croissance économique.

Une classe moyenne forte et prospère est importante pour l’économie et la société dans son ensemble, notamment pour stimuler la consommation et [c’est l’espoir des auteurs] les investissements dans l’éducation, la santé et le logement (p.24).

Et on se demande pourquoi nous n’arrivons pas à mieux gérer nos problèmes…

 

[1] J’en ai parlé dans le détail dans le chapitre 8 sur les mines dans le livre sur l’IPV: se fier de façon systémique à des revenus venant de ressources non renouvelables est une erreur stratégique sérieuse, puisque par définition ces ressources ne peuvent être exploitées de façon permanente.

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