Un différend profond entre moi et Renaud Lachance, le VG pendant ma tenure comme CDD, portait sur l’idée d’une correction du PIB par l’approche de l’IPV, cela comme guide pour certains aspects de mes vérifications. Même s’il était averti pendant 18 mois du sens de mes travaux et de leur déroulement, il a trouvé irrecevable cette approche quand il en a vu les résultats, ma première esquisse d’une partie d’un éventuel IPV. Mon jugement de sa décision finale: le VGQ ne pouvait se permettre de publier un rapport du CDD qui seraient critiqués sévèrement par au moins un important secteur de la société, les économistes. Cela aurait nui considérablement à la crédibilité du Bureau. J’avais été choisi pour le poste, parmi 125 candidats, en raison de ma crédibilité. J’ai été obligé de quitter le poste parce que je constituais une menace pour cette crédibilité. J’y reviens ici huit ans plus tard en réfléchissant sur la situation actuelle en ce qui a trait au CDD.
En janvier, le poste de Commissaire au développement durable (CDD) a eu 10 ans. J’étais le premier à occuper le poste (de 2007 à 2008) et mes efforts de le rendre pertinent face aux défis de réorienter le gouvernement, au moins dans son évaluation de la situation, ont échoué. Je me suis permis à l’occasion de cet anniversaire de lire pour une première fois la série de chapitres «observations» pour les rapports de 2010 à 2016 de Jean Cinq-Mars, mon successeur, sans avoir d’idée à quoi m’attendre. Ces premiers chapitres des rapports permettent des réflexions qui ne sont pas assujetties à la méthodologie de vérification utilisée pour le reste.
Un cadre de gestion détourné de son objectif…
Quand j’étais CDD, j’avais rencontré la Commission de l’administration publique (CAP) de l’Assemblée nationale et le Comité interministériel de développement durable (le CIDD que j’ai créé en 1990-1991 quand j’étais sous-ministre adjoint au ministère de l’Environnement) pour parler de ma lecture de la première Stratégie québécoise de développement durable (SQDD), adoptée pour la période 2008-2013. Mon constat était à l’effet qu’elle ne répondait à aucune norme gouvernementale en matière de planification stratégique et serait à toutes fins pratiques impossible à suivre ou à vérifier. Cette situation témoignait d’une volonté des instances gouvernementales d’éviter que le développement durable prenne la place qu’il devait prendre au sein de l’Administration. Finalement, le terme «développement durable» ne représentait pour les parlementaires qui ont voté la Loi sur le développement durable (LDD, qui a créé le poste de CDD et l’obligation de faire la SQDD) qu’une autre expression pour «environnement».
Clé donc de la LDD, une confusion entre environnement et développement et son insertion dans la longue tradition qui voyait l’environnement comme une externalité par rapport aux vrais enjeux de développement. Cette confusion était confirmée et empirée par l’identification par la LDD du ministère de l’Environnement comme responsable du suivi de la mise en oeuvre de la LDD et du suivi de l’éventuelle Stratégie. Puisque les responsabilités en cause concernaient l’ensemble des responsabilités gouvernementales, dépassant largement les dossiers touchant l’environnement, ces suivis auraient dû clairement être attribués au Conseil exécutif, le ministère du Premier ministre. En ce sens, je me suis permis dans les observations de mon premier rapport une «définition opérationnelle» du développement durable en fonction de l’énoncé des 16 principes inscrits dans la LDD (1.47):
Le développement durable se dit des activités déployées pour assurer aux êtres humains une vie saine et productive, qui est en harmonie avec la nature et établit une équité entre les générations (actuelles et à venir), et ce, en maintenant fonctionnels les écosystèmes et la biodiversité qu’ils recèlent tout en respectant le patrimoine socioculturel, cadre de vie des sociétés. Ces activités incluent l’éducation et la formation de la population en vue de sa participation aux processus de planification et de prise de décision, incluant les éléments à caractère économique. Les processus visés sont conçus de manière à bien cibler le niveau d’intervention approprié et priorisent la concertation et la collaboration entre tous les décideurs.
En 2009, j’ai préparé un document sur l’ensemble des questions découlant de l’adoption de la LDD, pour les juristes de l’État, après une présentation à leur conférence annuelle intitulée «Un cadre de gestion à rendre opérationnel: La loi sur le développement durable». En 2013, j’ai participé à un colloque de l’Observatoire de l’administration publique de l’École nationale de l’administration publique (ÉNAP) avec une présentation «La Loi sur le développement durable: Les enjeux» suivi d’un texte dans sa revue Téléscope; le texte était intitulé «L’administration publique: Oeillères cognitives et risques d’illusion dans la pratique, dans la recherche et dans la vérification». Dans les deux cas, j’essayais de mettre en évidence ce que je proposais comme Commissaire, que c’est l’ensemble des grandes orientations du gouvernement qui sont en jeu avec l’adoption de la LDD, en dépit de la décision d’en diminuer radicalement sa portée.
… et non opérationnel
J’étais surpris de voir, lors de ma lecture de ses «observations», que Jean Cinq-Mars a maintenu ma compréhension de la SQDD (le Vérificateur général en partageait ma lecture en 2008) en constatant à deux ou trois reprises qu’elle ne pouvait faire l’object de vérifications appropriées. D’après des conversations avec des responsables, ce constat s’appliquerait aussi à la nouvelle SQDD, couvrant la période 2015-2020; je ne l’ai même pas lue. À cette situation, Jean Cinq-Mars ajoutait que les plans d’action des ministères et organismes obligés d’en faire dans la mise en oeuvre de la SQDD étaient défaillants partout, les engagements rentrant dans leurs activités courantes sans donc les obliger à repenser leurs orientations et leur gestion. Toute cette opération, par ailleurs, générait une autre confusion, entre les plans d’action de développement durable et la planification stratégique triennale de ces mêmes instances, celle-ci une obligation découlant de la Loi sur l’administration publique et des directives du Conseil exécutif et clairement prioritaire par rapport aux plans d’action.
Bref, le coeur de la LDD était l’objet d’une sorte de détournement pour aboutir à une situation où les instances gouvernementales (ministères et organismes, ou M&O) n’étaient assujetties à aucune réflexion en profondeur découlant du sens profond de la LDD, mais plutôt à de nouvelles tracasseries administratives qui ont dû finir par diminuer leur intérêt et leur adhésion à l’idée même du développement durable. Le poste du CDD se trouvait ainsi également diminué en importance. Bien sûr, le CDD, de par sa place à même le Bureau du Vérificateur général (VGQ), fait des vérifications d’optimisation des ressources (VOR) dans la tradition du VGQ, mais justement, cette activité ne se trouve = changée beaucoup ni par la LDD ni par le CDD, même si l’application des principes de la loi pourrait bien changer certaines choses. Le coeur de la LDD, en ce qui concerne le CDD, se trouve dans le rôle qui lui est attribué dans le suivi de la mise en oeuvre d’une nouvelle sorte de développement au sein de l’Administration, un développement «durable», et ceci est censé être défini de façon opérationnelle par la SGDD.
Pendant mes deux années comme Commissaire, j’ai pu rencontrer Ron Thompson, Commissaire à l’environnement et au développement durable (CEDD), mon pendant au fédéral, dont le titre même comportait la confusion mentionnée plus haut, enlevée lors de la rédaction de la LDD. Thompson, parmi les plus expérimentés du Bureau du Vérificateur général du Canada, était nommé par intérim après le départ de Johanne Gélinas, qui avait occupé le poste pendant sept ans; il prenait sa retraite après ce travail, et n’avait aucun intérêt à dissimuler la situation. Dans ses deux rapports, en 2007 et 2008, et à travers un langage qui s’impose chez le Vérificateur général, Thompson est arrivé à la conclusion que dix ans d’expérience avec le poste du CEDD, créé en 1995, montraient que le gouvernement fédéral avait réussi à contourner les objectifs du poste pour procéder comme si rien n’était. Son constat: l’Administration fédérale avait réussi a rendre inutiles les travaux faits pendant 10 ans, ne suivant pas les recommendations. J’étais surpris de voir Jean Cinq-Mars faire référence à ce constat dans un de ses rapports, mais c’était tout à fait pertinent et ne faisait que faire ressortir le même constat pour le poste du CDD.
Un conflit entre les orientations gouvernementales et la législation sur le développement durable
Je proposais quand j’étais Commissaire que la LDD allait assurer une sorte d’échec du travail associé au poste du Commissaire, et cela en parallèle à un échec de la mise en oeuvre d’un développement durable au sein de l’Administration. J’i poursuivi en ce sens avec les interventions de 2009 et 2013 mentionnées. Ma lecture des premiers chapitres des rapports du commissaire québécois pendant huit ans semble confirmer sans beaucoup de nuances ce prognostic du début. Bref, on doit constater que le CDD au Québec est un échec dans le même sens qu’il l’est au niveau fédéral, devant la résistance continue et plus ou moins complète de l’Administration.
Tout d’abord, j’avais fait savoir pendant que j’y étais qu’une lecture sérieuse de la LDD aboutissait assez rapidement à la conclusion que le VG est en fait le véritable CDD. La confusion entre développement durable et environnement a donné une impulsion à l’idée de rendre explicite le travail du VG en matière d’environnement; la lecture – je dirais juridique – de cette même LDD fait ressortir que les travaux du VG portent directement (peut-être dans certain cas indirectement) sur ce qui est entendu comme le développement dans tout l’historique de la théorie du développement durable. Selon cette lecture, le poste de CDD est une anomalie, presque une abérration, au sein du VGQ.
Le cœur de la LDD est la proposition que l’Administration devrait s’orienter en fonction d’un développement durable, c’est-à-dire dans un développement – pour abréger – dans le sens des travaux de la Commission Brundtland, et le CDD devrait suivre les efforts de mettre en place de telles orientations, en fonction des activités surtout de la SQDD et de ce qui en découlait, comme les plans d’action. Puisque (i) Brundtland n’est pas intervenu par rapport au système économique néoclassique qui détermine notre développement depuis des décennies, (ii) ma volonté était de m’inspirer de l’économie écologique remontant à Georgescu-Roegen pour corriger cette lacune .
Dès 2009, à quelques mois de mon départ du poste de CDD, le rapport Stiglitz a revu en long et en large le PIB et les faiblesses/incohérences/lacunes de cet indicateur, un aspect clé de l’économie écologique. Le rapport n’a rien modifié par la suite dans la mise en œuvre de notre développement associé étroitement à la croissance du PIB, mais les constats théoriques associés à ce rapport sont largement reconnus.
Une nouvelle approche s’impose
Je touche à cette question à partir de la lecture d’une seule VOR faite en survolant les 8 ans du CDD après moi, soit celle sur les enjeux démographiques dans le premier rapport de Cinq-Mars. C’est moi qui avais inscrit cet enjeu au programme du CDD. En lisant le rapport, je remarque que l’orientation de base de la vérification portait sur le vieillissement de la population, problème important pour la croissance requise par l’économie néoclassique. Le CDD, s’il revenait à cette problématique, pourrait l’aborder d’une autre façon, en cherchant à répondre à d’autres questions: Y a-t-il une population optimale pour le Québec? Comment abordent-ils cette question les M&O?
Une telle orientation s’inscrirait assez directement dans un enjeu fondamental de notre développement (et Brundtland l’a abordé en montrant sa préoccupation à cet égard), soit le dépassement de la capacité de support de la planète par l’humanité montré par son empreinte écologique. Et elle toucherait aussi la question de l’immigration. Bref, un sujet sensible, mais qui n’exige pas l’abandon de ses principes par un économiste néoclassique, la formation du troisième CDD – sauf que le sujet aborde directement la question de la croissance du PIB, fonction en bonne partie de la croissance démographique.
Il y a probabilité que les rapports du CDD vont continuer dans la lignée des miens et de ceux de Jean Cinq-Mars, à l’effet que l’Administration n’avance pas et cherchera par la nouvelle SQDD (d’après, je crois, un commentaire de Cinq-Mars dans un de ses derniers rapports) à continuer à contourner l’intention de la LDD. Il y a toujours des explications administratives et bureaucratiques pour une partie plus ou moins importante de cette volonté.
Reste qu’il y a aussi ce qui est clairement en cause selon une lecture «juridique» de la LDD et son insertion dans la tradition remontant à Brundtland. Le développement depuis ce temps a connu autant de ratés, et plus globalement, que les expériences vécues des CEDD et des CDD ici au Canada; Cinq-Mars, comme moi avant, fait référence dans un de ses rapports au Millenium Ecosystem Assessment de 2005, qui en fait une synthèse. Parmi les dossiers les plus importants, l’effort d’intervenir sur les changements climatiques s’y insère. À ce sujet, et en dépit d’intenses efforts de faire de la COP21 le moment d’un accord mettant les pays de la planète sur la voie d’un contrôle des émissions pour respecter l’objectif d’une hausse maximale de 2°C, nous nous trouvons pour les prochaines années sur la piste d’un réchauffement au-delà de 3°C.
Ceci n’est pas un accident. Plutôt que de poursuivre dans ce dossier comme Johanne Gélinas, Julie Gelfand (je présume) et Cinq-Mars, en constatant à répétition que l’Administration n’arrive pas à gérer le défi, il me semble qu’une nouvelle approche pourrait s’avèrer bien plus intéressante. Sans même aborder directement les enjeux théoriques associés à l’économie néoclassique et à la croissance nécessaire de l’économie, le CDD et le CEDD pourraient essayer de vérifier pourquoi le(s) gouvernement(s) se montrent incapables de gérer le défi.
La réponse se trouve du coté des impacts économiques de tout effort d’aborder le défi à la hauteur des réponses que l’Accord de Paris exige (voir le travail de Matthews et Gignac). La croissance économique (mise en évidence comme une priorité par Cinq-Mars dès les premiers paragraphes de son premier rapport) est incompatible avec la résolution du défi du climat. Pourquoi pas aborder la question «tout simplement» en essayant, par une vérification, de voir les implications économiques et sociales de ce qui serait requis par un respect de l’Accord de Paris et le plafond d’émissions permettant de ne pas dépasser 2°C?
Nous voyons l’incapacité d’aborder ce défi dans l’insistance du gouvernement Trudeau pour le développement accru des sables bitumineux, incompatible selon toute recherche sérieuse avec le respect de l’Accord de Paris. Nous voyons à peu près la même chose avec l’incapacité de gouvernements québécois successifs d’éviter la tentation du développement pétrolier, voué d’avance à l’échec de non rentabilité selon les recherches assez évidentes aussi.
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M. Mead, je suis très heureux d’enfin pouvoir vous lire sur le sujet de votre désaccord profond avec le VG de l’époque, Renaud Lachance. Tout dans ce gouvernement libéral relève du « dire et faire comme si », du paraître en somme. La COP21, ainsi que toutes les tribunes auxquelles tant les gouvernements québécois que canadien participent, relèvent de l’esbroufe. Renaud Lachance, autant que Pierre Arcand, ne veulent rien changer mais, surtout, dire qu’ils font tout pour y arriver mais sans jamais rien faire de concret dans ce sens. À preuve, la mise sur pied récente d’une éventuelle « voie de contournement » du BAPE… Plus rien ne m’étonne à son sujet depuis la volte-face « tardive et inattendue » de ce commissaire-valet de la commission Charbonneau visant à se distancier des conclusions pourtant très réalistes de Mme la juge France Charbonneau, de peur de nuire à sa réputation professionnelle… Ce faisant, il a plutôt braqué le projecteur sur les errements de cette profession ! Merci de faire le point, il en allait de votre crédibilité que ces « messieurs » malmènent depuis trop longtemps, ainsi que celle de Marc Durand qui, il y a quelques années maintenant, m’avait dirigé vers votre blogue et que je remercie également.
Yves Dubé M.Sc. scolarité de Ph.D.